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10.01.2023

Guerre en Ukraine : l'importance de l'identité nationale

Sabine Dullin, Sciences Po et Marie-Christine Lipani, Université Bordeaux Montaigne

La guerre d’agression lancée par la Russie en Ukraine en février dernier remet en cause les frontières de ces deux pays. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, Moscou conteste et viole les frontières internationalement reconnues de l’Ukraine – une contestation encore renforcée par la nouvelle série d’annexions de territoires ukrainiens annoncée en octobre. Interrogée dans le cadre des Tribunes de la Presse 2022 à Bordeaux, Sabine Dullin, historienne et spécialiste de la Russie et de l’Ukraine, revient sur cette remise en cause des frontières ukrainiennes, sur la notion mouvante d’identité de chacun de ces deux pays et sur les conséquences à long terme que le conflit pourrait avoir pour eux.


Quels sont les éléments qui constituent selon vous l’identité d’un pays ?

Sabine Dullin : Le terme d’identité évolue avec l’histoire. Dans ses ouvrages sur les nations et le nationalisme, le très grand historien anglais Eric Hobsbawm explique comment nos multiples appartenances ont fini aux XIXe-XXes siècles par se fondre dans celle de la nation. Nous étions d’un village, d’une religion, d’une langue. Mais l’État, par le recensement et la carte, veut clarifier, classer les identités pour pouvoir gouverner. Il y a alors des processus de synthèse des petites identités et d’assignation d’une identité nationale. On finit par s’auto-définir comme étant de telle ou telle nation. Parfois, il faut du temps. Les paysans de Polésie par exemple – une région de marais et de forêts à la frontière de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Pologne – continuent dans les recensements de l’entre-deux-guerres au XXe siècle à se déclarer tuteïsy (d’ici). Dans nos sociétés post-modernes, il y a de nouveau une fragmentation identitaire. On se sent bien souvent appartenir à un groupe plutôt qu’à une nation. Pourtant, la guerre actuelle en Ukraine rappelle à quel point l’identité nationale reste structurante.

Depuis le début de la guerre, on demande parfois dans les sociétés occidentales aux sportifs et aux artistes russes de choisir leur camp ou de ne plus se produire. Comment rester russe lorsque la culture russe est associée à l’agression ?

S. D. : Il est aujourd’hui difficile d’être russe en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, que l’on y vive depuis longtemps ou que l’on ait fui la Russie de Poutine. Mais le mal-être vient le plus souvent d’un sentiment de culpabilité intérieure : ne rien avoir vu ou pu faire pour éviter cela. Il est encore plus difficile d’être russe en Pologne ou dans les pays baltes, où la peur d’une invasion russe rejoint le souvenir encore à vif de l’occupation soviétique. La culture russe est donc en berne, même s’il ne faut pas exagérer les attaques contre elle. Tchaïkovski et Dostoïevski sont encore joués et montrés.

En temps de guerre, les nationaux d’un pays agresseur sont souvent stigmatisés. Le sort actuel des Russes dans les pays occidentaux n’a cependant rien à voir avec ce qui a pu se passer pendant les deux guerres mondiales car les pays occidentaux ne sont pas belligérants. Rappelons que pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands et les Autrichiens étaient internés ou assignés à résidence dans les pays de l’Entente qui se battaient contre l’Allemagne et la Triplice. Rien de tel aujourd’hui. Les Russes emprisonnés le sont en Russie et parce qu’ils se sont opposés à Poutine. En temps de guerre, on vous somme de choisir votre camp. En 1914, le grand écrivain autrichien Stefan Zweig est profondément opposé à la guerre, mais il reste solidaire des soldats de son pays qui combattent et ne peut pas être, comme son ami suisse Romain Rolland, « au-dessus de la mêlée ».

Parmi les Russes, qu’ils soient à l’étranger ou restés dans le pays, prendre fait et cause pour les Ukrainiens et souhaiter la défaite de son pays n’est pas chose toujours aisée. C’est le fait d’une minorité. La plupart se sentent en effet malgré tout affectivement reliés aux soldats russes appelés et obligés de combattre.

**L’identité russe est-elle donc liée à la culture ou au territoire… mais dans quelles frontières ?

S. D. : Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en décembre 1991, le projet russe porté par le nouveau président Boris Eltsine était de faire de la Russie une nation moderne et occidentalisée dans les frontières de l’ancienne République socialiste soviétique de Russie, renommée Fédération de Russie.

Toutefois, la Russie héritait de la tradition impériale russe et soviétique et se trouvait avec de nombreuses responsabilités dans l’ancien espace impérial rebaptisé « étranger proche ». L’ancien dissident Alexandre Soljenitsyne voulait reconstruire la Russie autour d’une identité culturelle fondée sur la langue et la tradition orthodoxe et débarrassée du fardeau colonial de l’Asie centrale et du Caucase. Mais, pour lui, l’Ukraine et la Biélorussie, voire le Nord du Kazakhstan faisaient partie du territoire identitaire russe…

Qu’est-ce que la nation russe ? Le flou s’est maintenu. Poutine a mis en avant l’identité eurasiatique et la verticale du pouvoir comme alternatives à l’Occident décadent. N’a en tout cas pas émergé durant les décennies postsoviétiques une nation telle que la définit le Français Ernest Renan, à savoir un plébiscite de tous les jours. Pour cela, il aurait fallu solder le passé colonial et la terreur soviétique, trouver les moyens d’une économie efficace, bâtir un système politique attractif. Bref, une mission presque impossible. Et de la Tchétchénie à l’Ukraine, la tendance a été de reprendre le fil de la guerre, de la reconquête et de l’autocratie. Celles et ceux qui espéraient une identité russe refondée sur la liberté et la prospérité contre l’empire, l’autocratie et la guerre sont aujourd’hui en repli, en fuite ou en opposition.

L’Union européenne a décidé en mars d’accorder aux déplacés ukrainiens une protection temporaire. Certains responsables politiques, comme récemment Fabien Roussel, ont estimé qu’il aurait fallu en faire de même avec, par exemple, les migrants de l’Ocean Viking. Comment expliquer ce « traitement de faveur » dont bénéficient les Ukrainiens ?

S. D. : Cette guerre se déroule aux portes de l’Europe. Dans les années 1990, le siège de Sarajevo a également soulevé une vague de dénonciation de la Serbie et d’empathie pour les populations victimes de l’agression. Souvenons-nous comment les opinions publiques européennes ont pu aussi se mobiliser pour la liberté de la Pologne contre l’Empire russe au XIXe siècle et pour les Hongrois, les Tchèques et les Polonais soumis à la répression des chars soviétiques ou de leurs propres armées communistes en 1956, 1968, 1981.

La souffrance à distance que les médias rendent possible pour les si nombreuses victimes des guerres et des répressions en Afrique ou en Asie, l’afflux ces dernières années des réfugiés en provenance de Syrie et d’Afghanistan, ne suscitent pas la même empathie. Celle-ci se nourrit aussi de la peur que la guerre s’étende jusque chez nous.

Sabine Dullin a récemment publié « L’Ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur empire », aux éditions Payot. (Cliquer pour zoomer). Éditions Payot

*Depuis le début de la guerre en Ukraine, le président Volodymyr Zelensky demande l’intégration accélérée de l’Ukraine dans l’Union européenne. L’agression russe rend-elle l’Ukraine européenne et fait-elle des Ukrainiens des Européens ? *

S. D. : Si l’on s’en tient aux procédures d’intégration à l’Union européenne, l’Ukraine serait, au même titre que la Moldavie, dans un processus lent du fait de frontières contestées, d’une économie pauvre et corrompue, etc. Mais la guerre a tout modifié. Émerge du conflit une nouvelle Ukraine, consolidée par les gestes forts de soutien de l’Union européenne et de l’OTAN, par la rupture des nombreux réseaux et liens avec la Russie, par l’intégration accélérée de l’économie et de l’armée ukrainiennes à l’espace européen.

Quant aux Ukrainiens, ils ont été très chaleureusement accueillis dans la plupart des pays européens. Ils sont d’abord des patriotes ukrainiens et sont prêts à mourir pour cela, ce qui dans notre Europe qui se pensait post-militaire est évidemment impressionnant. Mais ils ont aussi le sentiment d’être européens et ce sentiment s’est forgé depuis 2014 lorsque dans les immenses manifestations sur la place Maidan à Kiev, les Ukrainiens ont clamé leur désir d’Europe et de démocratie et leur volonté de quitter le navire impérial russe. Depuis, ce sont sans doute les Européens les plus conséquents et nous aurons une dette à leur égard. D’autant qu’ils peuvent réussir, en acculant l’armée russe à la défaite, à transformer la Biélorussie et la Russie – je rejoins en cela l’opinion de mes amis russes et biélorusses. Il n’y a pas de fatalité à l’autocratie.


Propos recueillis par Solène Robin et Camille Hurcy, étudiantes en master de journalisme professionnel à l’Institut de Journalisme de Bordeaux Aquitaine (IJBA), dans le cadre des Tribunes de la Presse 2022, dont The Conversation France est partenaire.The Conversation

Sabine Dullin, Professeur en histoire contemporaine de la Russie et de l'Union soviétique, directrice du département d'histoire, Sciences Po et Marie-Christine Lipani, Maitre de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication habilitée à diriger des recherches à l'Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA), Université Bordeaux Montaigne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

(crédits : Yasuyoshi Chiba/AFP)