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09.06.2020
Épidémie, économie et inégalités : anatomie d’une crise globale
Comme souvent, le débat public sur la crise économique actuelle et l’épidémie du Covid-19 est resté centré sur le cas des pays riches. En quoi cette crise est-elle véritablement « globale » ? Quelles formes prennent aujourd’hui les inégalités avec les pays en développement ? Tour d’horizon avec Jérôme Sgard, professeur d’économie politique au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po et spécialiste de la construction et de la régulation des marchés.
L’épidémie de Covid-19 nous a rappelé les fortes inégalités entre les pays riches et les pays en voie de développement (PVD) en matière d’équipements de santé. Quels sont les ordres de grandeur ?
Jérôme Sgard : Il suffit d’avoir vu un reportage sur les salles de réanimation dans les hôpitaux français pour comprendre qu’on est ici dans une médecine high-tech qui mobilise des équipements qu’on devine très coûteux. Sur ce plan, l’écart avec les pays les plus pauvres, notamment en Afrique sub-saharienne, est effectivement énorme. Que l’on compare le nombre de médecins et d’infirmières par habitant, les salles de réanimation, ou encore les respirateurs : le rapport est de 1 à 10, voire plus. Une journée en réanimation à Paris revient à plus de 4500 euros, alors qu’en Afrique sub-saharienne, le budget de santé par habitant est de l’ordre de 200 euros et par an (en parité de pouvoir d’achat). Cela suggère que si ces pays devaient subir des attaques épidémiques comparables à celle que nous avons connue en Europe, les moyens de répondre seraient a priori très limités et ici, le facteur premier est évidemment l’écart de richesse – la pauvreté de masse. On observe cependant aussi un investissement moindre dans la santé publique : en moyenne, les pays riches consacrent entre 8% et 12% de leur PIB à la santé (avec un maximum de 17,1% pour les États-Unis) ; dans les pays à revenus bas et intermédiaires, nous sommes entre 3% et 5%, sur la base de PIB bien plus bas.
Néanmoins, les pays en développement disposent d’avantages potentiels comme la jeunesse de leur population, voire leur climat plus chaud. Ces facteurs peuvent-ils présager un sort plus favorable des pays pauvres face au Covid-19 ?
J. S. : Sans avoir de compétence épidémiologique, nous avons tous compris qu’on est loin de tout savoir sur le Covid-19. De fait, de nombreux PVD semblent aujourd’hui épargnés par l’épidémie. Cela est-il dû à des facteurs structurels donc durables, à un simple retard ou encore au hasard ? Force est de reconnaître qu’à ce stade, nous ne savons pas vraiment. Il est certes établi que l’âge moyen des contaminés joue considérablement sur la mortalité mais nous savons aussi que dans les pays en voie de développement, les personnes âgées restent beaucoup plus insérées socialement, du fait de la structure des familles et de l’habitat mais aussi de l’absence de système de retraite. Les problèmes de comorbidité ont également été soulignés, ils sont très présents dans les PVD (diabète, tuberculose, sida). Rappelons enfin qu’en Afrique sub-saharienne à nouveau, plus de 800 millions de personnes ne peuvent pas se laver les mains avec du savon et de l’eau propre. 240 millions vivent dans des bidonvilles. Les mêmes ordres de grandeur s’observent en Asie du sud.
Les conséquences économiques de l’épidémie et les réponses qu’elles appellent sont désormais la question centrale, dans les pays riches : chômage partiel, soutien aux entreprises, relance européenne, etc. La question se pose-t-elle dans les mêmes termes dans les pays en développement? Comment la situation actuelle peut-elle se comparer à celle de 2008 ?
J. S. : L’impact de la crise actuelle dans les pays en développement sera beaucoup plus direct qu’en 2008. La crise avait alors son origine au cœur du système financier global, à Wall Street, et de là, elle avait contaminé les économies réelles des pays riches. Les PVD n’avaient été touchés que de manière indirecte, principalement via le ralentissement du commerce international et la chute du prix des matières premières. Les économies émergentes avaient aussi absorbé le choc financier sans grande difficulté, alors qu’elles avaient connu des crises sévères pendant la décennie antérieure (Mexique en 1994, Asie en 1997, etc.). Aujourd’hui le scénario est entièrement différent : la crise affecte d’abord l’économie réelle et elle atteint tout le monde en même temps, même si cela se fait par des canaux parfois différents. Cette crise est en fait beaucoup plus globale que celle de 2008 et les pays du Sud sont a priori beaucoup plus menacés : les bénéfices d’années d’efforts et d’investissements pourraient être perdus en raison des difficultés de ces derniers à protéger leurs populations, leurs économies et leur position financière extérieure.
La pandémie globale va-t-elle entraîner la crise de l’économie globale ?
J. S. : Bien sûr, sans la pandémie il n’y aurait pas cette crise économique. Les pays les plus touchés par le virus payent le prix fort. Maintenant, il n’existe pas de proportionnalité entre les deux choses, comme on le voit en Europe : les pays qui ont bien géré le virus ne sont pas particulièrement protégés de la crise économique. L’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne devraient finir l’année avec des récessions d’un même ordre de grandeur. Deux dynamiques élémentaires sont ici à l’œuvre. D’abord, localement, un très grand nombre d’entreprises ont arrêté de fonctionner parce que leur personnel a été confiné, depuis la France jusqu’à l’Inde. Ensuite, les chaînes de sous-traitance et de distribution ont été largement rompues, et là nous sommes dans le global. Nul besoin d’un diplôme d’ingénieur pour comprendre que l’absence ou le retard de livraison de quelques pièces détachées en raison de la mise en quarantaine d’un bateau ou d’un ralentissement des procédures de dédouanements peuvent très vite bloquer toute la chaîne de production d’Airbus ou d’Apple. Toujours de manière schématique, nous arrivons alors aux effets de revenus : si on produit moins, on gagne moins bien sa vie. Par conséquent soit on s’endette, soit on est aidé, soit on coupe dans les dépenses. Ceci vaut pour un pays tout entier, une entreprise ou un travailleur. Et sur ce plan, les inégalités au plan international sont très fortes.
Ces mécanismes élémentaires sont donc à l’œuvre aussi dans les pays en développement?
J. S. : Dans une large mesure, oui. Les entreprises de l’habillement en Tunisie ou de pièces détachées industrielles au Maroc subissent ces chocs. Des dizaines de milliers de salariés ont perdu ou vont perdre leur revenu, ce qui va affecter la demande intérieure dans ces pays – ces travailleurs consommeront moins, ne pourront pas rembourser leurs crédits, etc. – sauf, à nouveau, si on les aide. Cela étant les pays les plus pauvres sont peu insérés dans l’économie globale : les chaînes de valeur ne passent pas par eux, donc lorsque celles-ci cassent, ils sont moins affectés. Prenons cependant le cas du marché international des matières premières. Aujourd’hui, il n’y a pas de crise majeure sur le plan de la production de céréales ou de riz au plan mondial. En revanche, la logistique des échanges qui sous-tend le marché international des grains est profondément touchée ; matériellement, l’offre n’arrive plus à rejoindre la demande, surtout si on observe en plus des réactions de stockage ou de spéculation. Ceci crée un risque très sérieux de pénuries alimentaires, au plan local ou régional, notamment en Afrique. Nous ne sommes plus dans une histoire de cartouches d’imprimante qui ne sont pas livrées, même si la mécanique de la pénurie est similaire.
De manière plus classique, les pays en développement sont affectés par la baisse de la demande internationale et celle des prix des matières premières, notamment les minerais et l’énergie. Mais prenez aussi le cas des pays dont l’économie repose fortement sur le tourisme: depuis mars dernier, des centaines de milliers de touristes et de résidents de longue durée ont été rapatriés en Europe. C’est autant de pertes en termes de paiements extérieurs et de revenu pour des secteurs riches en emplois. Dans beaucoup de pays, c’est 4% à 6% du PIB qui ont disparu en quelques semaines, parfois bien plus. Enfin, il y a les remises (remittances) des travailleurs émigrés, qui sont à peu près du même ordre de grandeur : elles ne vont pas disparaître du jour au lendemain mais si le chômage doit s’étendre largement et durablement dans les pays développés, il y aura forcément un impact sur les nombreux pays pauvres. On l’a vu en 2008.
Vous avez relevé que les pays les plus pauvres étaient particulièrement mal armés pour répondre à la pandémie. En va-t-il de même pour la crise économique ?
J. S. : Tout se concentre ici : que l’on envisage la lutte contre l’épidémie, le soutien aux ménages et aux entreprises, ou encore la menace financière extérieure, sous ces tous ces angles, les États sont en première ligne – depuis le Niger jusqu’à la Suède. Le propre de l’épidémie comme de la crise financière est de mettre en question directement un bien commun particulièrement précieux, dont les États sont en principe les garants. Effectivement, les inégalités de moyens et de compétences des États sont rarement apparues aussi disproportionnées qu’au cours des derniers mois.
Dans les pays riches, les dépenses engagées pour maintenir autant que possible le niveau de vie des populations sont considérables. Historiquement, nous n’avons jamais vu une telle substitution des revenus privés par des transferts budgétaires. Il en va de même pour la protection des entreprises et des emplois. Même en Europe toutefois, les plans de soutien annoncés par exemple en Allemagne sont très supérieurs à ceux des pays méditerranéens, fortement endettés. L’observation vaut a fortiori pour les PVD. Les plans économiques les plus ambitieux en Afrique sont bien inférieurs, que l’on considère la Côte d’Ivoire (4,7% du PIB), la Namibie (4,25%), le Niger (7,4%) ou le Sénégal (5,1%). Dans bien des cas, rien n’a été annoncé, du fait de la pauvreté mais aussi, toutes choses égales par ailleurs, de recettes fiscales limitées : dans l’Union européenne, elles représentent en moyenne 45,2% du PIB (53,8% en France) ; en Amérique latine, la moyenne s’élève à 31,5% du PIB ; en Afrique, à 22%, avec de nombreux pays autour de 15%. Le FMI a appelé les Pays en développement à mobiliser massivement l’instrument budgétaire, mais avec une base fiscale aussi étroite et avec un accès limité à l’endettement extérieur, ils ne peuvent pas faire grand-chose. Même chose avec les politiques monétaires dites de quantitative easing, qui sont beaucoup plus difficiles à appliquer. Entre pays riches comme entre pays en développement, cet épisode risque ainsi de conduire à des inégalités bien plus grandes encore, en matière de revenu et de bien-être collectif mais aussi sur le plan du gouvernement des affaires publiques.
Quel est l’effet du fardeau de la dette, dans de telles conditions ? Des moratoires ou des annulations de dette peuvent-ils apporter un élément de réponse à la double crise actuelle?
J. S. : La dette est aujourd’hui une question cruciale mais qui possède différentes dimensions. D’un côté, il y a un problème de paiement d’intérêts : c’est ce qu’on entend généralement lorsqu’on parle du « fardeau de la dette ». Sous cet angle, dans la plupart des pays pauvres, en particulier en Afrique, les chiffres ne sont pas très importants, de l’ordre de 1% du PIB. Comme dans ceux de l’OCDE, ces pays bénéficient de taux d’intérêt très bas depuis une dizaine d’années. En outre, dans bien des cas, les banques multilatérales et les agences d’aide au développement leur octroient des prêts à des taux inférieurs au marché. Donc, sur ce plan, annuler la dette dégagerait certes des ressources tangibles mais cela ne changerait pas les ordres de grandeur du problème budgétaire, que ce soit sur le plan de la santé publique ou du soutien à l’économie. En revanche, vous pouvez avoir des problèmes sérieux de paiements extérieurs si les recettes d’exportation s’effondrent, pour les raisons que nous avons évoquées à l’instant. Dans les pays les plus endettés, les paiements d’intérêt pourraient alors exercer des effets d’éviction sur les importations de biens essentiels, ce qu’il faut absolument éviter.
Mais le problème principal est le suivant : dans des dizaines de pays, le risque majeur, à court terme, porte sur le refinancement de la dette extérieure. Normalement, un pays amortit sa dette échue « au fil de l’eau », en réempruntant immédiatement sur les marchés. Le Trésor français fait cela de manière quasi-quotidienne. Mais en cas d’incertitude majeure, comme aujourd’hui, ou de panique sur les marchés financiers, des pays considérés comme solvables et stables il y a quelques mois peuvent se trouver incapables de lever ces fonds et de refinancer leur dette échue. Si on ne les aide pas, le défaut de paiement peut arriver très vite, ce qui amplifierait massivement les coûts économiques et sociaux de la crise, à long terme. En outre, ce qui vaut pour les emprunteurs souverains s’applique aussi aux entreprises privées et aux banques, qui dans les économies émergentes sont massivement engagés sur les marchés de capitaux internationaux. Dans ce cas également, une vague de faillite pourrait avoir des conséquences extrêmement lourdes.
C’est aujourd’hui le scénario catastrophe : depuis mars dernier, plus d’une centaine de pays a demandé le soutien du FMI, qui annonce tous les jours des programmes économiques, souvent associés à des conditionnalités faibles. Mais cela ne sera pas nécessairement suffisant pour éviter une vague de défauts de paiements par des États souverains. Un premier pas été la décision des prêteurs publics, multilatéraux et nationaux, d’accorder un moratoire sur le remboursement des dettes échues, c’est-à-dire un report des échéances à deux ou trois ans. Le cas des créanciers privés, notamment les porteurs de titres, a beaucoup moins avancé. Plus que la question de l’annulation, qui est une décision politique très lourde et peu consensuelle, le vrai enjeu financier à court terme se situe ici.
Propos recueillis par Corinne Deloy, Centre de recherches internationales (CERI)
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