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06.03.2019

Entreprises, corruption et impact des instruments de “justice négociée”

Denis Saint-Martin est professeur invité au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP). Ses recherches récentes portent sur la politique de lutte contre la corruption des grandes entreprises dans différents pays tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada ou encore la France. Interview.

Vous vous intéressez tout particulièrement à la question de la corruption au sein des entreprises. Qu’est-ce qui a motivé vos recherches ?

Que ce soit l’arrestation récente de Carlos Ghosn, PDG de Renault, les scandales de corruption politique de Petrobas et Odebrecht au Brésil, ou les accusations de pots-de-vin versés au régime Khadafi par l’entreprise canadienne SNC Lavalin, les médias se font régulièrement l’écho d’histoires de corruption de multinationales à l’échelle planétaire. Ces événements sont en général présentés par les dirigeants économiques comme l’oeuvre de quelques « pommes pourries » et suivis par l’adoption de mesures visant à refaire la réputation de l’entreprise touchée et à « tourner la page ». Or, la récurrence de la corruption de ou par les entreprises dans presque tous les pays du monde pointe vers un problème plus systémique que l’affaire de quelques individus isolés et sans morale. C’est le caractère global de ce phénomène qui est à l’origine de mon intérêt pour cette question.

Vous vous intéressez notamment à l’instrument de "justice négociée". De quoi s’agit-il ?

Le concept de « justice négociée » ou « transactionnelle » consiste en de nouveaux instruments légaux de lutte contre la corruption qui donnent aux entreprises visées par des poursuites judiciaires la possibilité de négocier des ententes en dehors des tribunaux. Cela leur permet d’éviter les sanctions pénales et la perte de leurs précieux contrats publics, en échange de leur collaboration, du paiement d’une amende, et de la mise en place de règles strictes pour renforcer l’intégrité au sein de l’organisation. Ces instruments, que l’on appelle « convention judiciaire d’intérêt public », en France, ou « accords de poursuite suspendue » au Canada, sont originaires des États-Unis (où on les appelle « deferred prosecution agreements » (DPA)). Ces nouveaux outils ont vu le jour suite au démantèlement de la multinationale de l’audit, Arthur Andersen, désignée coupable de corruption en 2002 pour son rôle dans l’affaire Enron. La perte de milliers d'emplois et les conséquences négatives pour les actionnaires après le jugement ont incité la justice américaine à considérer les conséquences pour l’économie nationale de ce type de sanctions. Au tournant des années 2000, le Department of Justice américain a ainsi décidé d’offrir aux entreprises repentantes la possibilité de négocier des accords de clémence pour ne plus revivre le traumatisme d’Arthur Andersen. Depuis lors, plus des trois quarts des affaires de corruption d’entreprise aux États-Unis sont réglées par le biais de ces “DPA”. Ces nouveaux outils se diffusent depuis quelques années dans des pays aussi variés que l’Argentine, le Brésil, le Royaume-Uni et Singapour.

Ces instruments de “justice négociée” sont-ils intéressants pour les entreprises ?

Les grandes entreprises touchées par la corruption comme Alstom en France, Rolls Royce et la Barclays au Royaume-Uni ou SNC Lavalin au Canada, ont un fort intérêt pour la justice négociée car ce type d’arrangement leur permet d’éviter des sanctions pénales potentiellement plus sévères et de mettre fin à l’incertitude que des accusations de corruption font peser sur leur avenir et qui plombent souvent leurs actions sur les marchés boursiers. Au nom d’une concurrence plus équitable, les grandes entreprises non américaines cherchent à obtenir de leur gouvernement national respectif des ententes semblables à celles que leurs concurrents américains peuvent négocier avec la justice fédérale. C’est pourquoi elles exercent, avec leurs avocats et l’aide de leurs associations, des pressions sur les législateurs pour l’adoption de nouvelles lois qui dépénalisent les crimes de corruption. Ainsi en est-il de représentations faites par le MEDEF et l’Association française des entreprises privées (AFEP) pour l’obtention de la « convention judiciaire d’intérêt public » en France, ou du lobby exercé par SNC Lavalin et le Conseil du patronat pour les « accords de poursuite suspendue » au Québec et au Canada.

Selon vous, ce nouvel instrument est-il efficace ?

Il est sans doute un peu tôt pour pouvoir répondre de manière tranchée à cette question.  Les instruments de « justice négociée » sont très récents. Mais l’exemple des États-Unis, où l’utilisation des DPA est plus ancienne, montre que les preuves empiriques sont très partagées. D’un côté, plus d’entreprises négocient des ententes de clémence avec les procureurs, qui ramènent dans les coffres de l’État des amendes toujours plus importantes. De même, les entreprises concernées mettent en place des règles anti-corruption plus strictes qui devraient les inciter à devenir plus intègres. Tout ceci ne peut qu’être positif. Mais de l’autre côté, la recherche suggère que les procureurs traduisent de moins en moins en justice les compagnies corrompues car cette option leur paraît plus coûteuse et moins efficace que la conclusion d’ententes de justice négociée. Aux États-Unis, certains croient même que le Department of Justice perd de son expertise en matière de poursuites criminelles et devient ainsi moins capable d’agiter la menace de la sanction pénale pour dissuader la corruption d’entreprise. Des compagnies comme la Barclays ont conclu depuis les dernières années au moins trois ententes de justice négociée avec les autorités britannique et américaine pour des fautes de corruption. Ces ententes ne seraient ainsi qu’une sorte de « taxe à la corruption » que les multinationales paient aux gouvernements pour continuer à faire des affaires, sans que celles-ci ne changent véritablement leur comportement ou leur culture. Il y autour des instruments comme la “convention judiciaire d'intérêt public” un relatif consensus, y compris parmi les organismes de la lutte contre la corruption, tels Transparency International et l’OCDE, qui voient dans ceux-ci un moyen plus performant que la justice pénale pour régler les problèmes de corruption d’entreprise. En cette matière, cependant, les politiques publiques ne doivent pas seulement être évaluées à l’aune de l’efficacité, mais aussi - et surtout - à l’aune de leur légitimité et acceptabilité sociale. La taxe sur le carbone est aussi vue par les économistes comme l’outil le plus efficace pour lutter contre les gaz à effet de serre. Mais l’acceptabilité sociale n’y est pas, comme en témoigne la décision à l’origine du mouvement des « gilets jaunes » en France.

Les sphères économique et politique sont souvent très liées dans le cadre de la lutte contre la corruption d’entreprises. Comment cela s'inscrit-il dans le débat plus large sur l'éthique parlementaire ?

Les élites politiques, bureaucratiques et économiques dans les démocraties capitalistes avancées sont de plus en plus étroitement imbriquées dans des réseaux de « pantouflage » en France, de « portes-tournantes » dans les pays anglo-saxons ou par la pratique de l’amakudari au Japon. Les entreprises sont aussi plus politiquement connectées aux gouvernements via la nomination d’anciens élus et commis de l’État sur leurs conseils d’administration. Ainsi, lorsque les politiques ou les entreprises se trouvent face à des scandales de corruption ou de conflits d’intérêts, le réflexe des politiques est de regarder ce que les entreprises font pour concevoir des règles d’éthique qui tendent de plus en plus à converger dans les secteurs privé et public. Ce jeu de miroir et de mimétisme entre élites politiques et économiques fait en sorte que les règles de « bonne conduite » des uns ne sont jamais plus ou moins strictes que celles des autres. Ainsi en est-il des codes de déontologie ou d’éthique parlementaire et de leurs mécanismes de mise en oeuvre qui, dans chaque pays, ressemblent davantage à ceux des grandes entreprises locales plutôt qu’aux codes des autres parlements situés à l’extérieur de l’économie politique nationale. Cette observation tend à confirmer les effets de coordination de l’État et du marché propres aux différentes « variétés du capitalisme ». L’éthique du monde économique est toujours égale ou proportionnelle à celle du monde politique, et ce processus de co-évolution institutionnelle s’explique largement par l’interpénétration toujours plus poussée des deux sphères.

Propos recueillis par Andreana Khristova (LIEPP)

Denis Saint-Martin, professeur titulaire au département de science politique de l’Université de Montréal.

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Légende de l'image de couverture : Rawpixel/Shutterstock