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04.04.2024
Delphine Horvilleur et Kamel Daoud : en parler autrement
La tragédie dans laquelle est plongé le Proche-Orient depuis le 7 octobre fracture notre société. Fidèle à sa mission de décryptage et de débat intellectuel, Sciences Po a invité la rabbin Delphine Horvilleur et l’écrivain Kamel Daoud à s’interroger sur les conditions du dialogue, à apporter leurs éclairages sur la place et le sens des mots et à échanger avec la communauté étudiante.
Redécouvrez le replay vidéo de cette rencontre du 28 mars 2024, ainsi que les discours prononcés par nos deux invités.
Delphine Horvilleur, les limites du dialoque et sortir du “pas que”
Quand j'ai accepté de venir aujourd'hui, je me suis posé la question suivante : “d'où tu parles ?”. Cette expression vient de Mai 68. À l'époque, on demandait à chacun, au moment de prendre la parole, de dire de quel point de vue politique ou socio-économique il ou elle s’exprimait. C’est intéressant parce que rien n'a changé et en même temps, tout a changé aujourd'hui. On nous demande toujours de nous justifier, mais il faut désormais s'expliquer d'un point de vue identitaire. Quel est notre ancrage ethnique ou religieux ? Quel camp on soutient ? Comme s'il s'agissait d'un match de foot…
Cela fait des années que je lutte contre les assignations identitaires. J'ai dû répéter des milliers de fois ces dernières années que je n'étais pas que juive, et que ma parole ne pouvait être réduite à une parole juive. Je dis souvent qu’il y a des Pâques juive et chrétienne mais que moi, j'aspire à ce qu'on crée une fête du “pas que”, pendant laquelle on se rappellerait qu'on n'est pas que telle chose ou telle autre. Ces dernières semaines, ces derniers mois, il est devenu particulièrement difficile, quand on prend la parole, de ne pas être réduit à ce que l'autre suppose être notre empathie absolument unilatérale ou sélective pour un camp ou un autre.
Depuis des années, je place au cœur de mon engagement la question du dialogue. Ce dialogue, j'ai été amenée à le mener avec des gens avec qui j'étais d'accord, avec des gens avec qui je n'étais pas du tout d'accord. Quand j'habitais au Proche-Orient, en Israël ou au Liban, j’ai été amenée à le mener avec des Israéliens, avec des Palestiniens, avec des gens avec qui je sentais des affinités, avec des gens avec lesquels je n'en sentais pas du tout. J'ai été amenée à le mener ces dernières années dans le domaine interreligieux, dans ce dialogue judéo-arabe et judéo-musulman qui me tient particulièrement à cœur, et dans le domaine intrareligieux, avec d'autres juifs qui ne reconnaissaient ni ma fonction ni ma sensibilité progressiste. Et j'ai été amenée à le mener avec des gens pour qui j'ai une estime et une admiration immenses, comme Kamel.
Je crois que la condition du dialogue, c'est l'acceptation que dans la rencontre avec un autre, on va être altéré au sens étymologique du terme. La rencontre avec l'autre peut potentiellement nous changer, cesser de nous faire parler avec des slogans, et accepter que quelque chose en nous s’altère, devient “autre”, alter, parce que rencontrer quelqu'un nous rappelle tout ce que l'on doit à ce qui n'est pas simplement nous-mêmes.
Depuis des semaines et des mois, je me pose la question des limites du dialogue. À quel moment on considère que même si on dévoue notre vie au dialogue, il y a un moment où il devient impossible, où il faut quitter la table ? Je suis finalement arrivée à une définition assez peu ambitieuse. Moi, je considère qu’il est impossible de parler si l'autre nie votre droit à l'existence : si vous vous trouvez dans une pièce ou une discussion avec quelqu'un qui nie votre droit à l'existence, alors il n’est pas possible de poursuivre la conversation.
Le Proche-Orient est une région du monde où le deuil, les fantômes, la guerre rendent des conversations impossibles, parce que les uns nient aux autres le droit d'exister. Là-bas, je peux entendre cela, je ne vais pas dire le comprendre, mais je peux entendre parce que je perçois de part et d'autre, dans mes conversations avec les uns et les autres, au quotidien, leur douleur.
Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est d’être ici, à des milliers de kilomètres, de véhiculer ce même discours d'incapacité empathique pour l'autre, et de se considérer autorisés à jeter de l'huile sur le feu, dans une négation d'un dialogue que nous avons pourtant le devoir de modeler, non pas pour nous, mais pour eux. Si nous ne sommes pas capables, nous, de modeler ici ce dialogue pour eux, alors nous portons une pleine responsabilité d’acteurs dans ce conflit à des milliers de kilom ètres.
Kamel Daoud, se méfier de la vérité et préférer les questions aux réponses
J’ai accepté de parler pour une raison très simple, brutale : parce que je suis un traître. Je parle parce que je pratique la traîtrise contre les miens et contre moi-même. J'essaie de réfléchir selon ma singularité, selon ma subjectivité, et c’est une question très intime.
Ce qui se passe ailleurs, ce qui se passe en Palestine, en Israël, malheureusement, n'est pas quelque chose d’externe ou d’extérieur pour moi. Cela me concerne, me poursuit dans ma réflexion, dans ma sensation de sérénité ou non. Le soir, devant le miroir, devant mes enfants, je me demande, est-ce que je suis quelqu'un d’insensible ? Est-ce que je manque d'empathie ? Est-ce que je suis quelqu'un qui a trahi les siens ? Est-ce que je suis un vendu ? À quel prix? Est-ce que je suis quelqu'un qui a pris parti sans vouloir l'admettre ?
Si je suis là, c’est parce que j'ai la vanité de poursuivre une mission, celle de réfléchir à haute voix, de penser à haute voix. Je crois que si l'on ne prend pas la parole, souvent on la cède, généralement au plus radical. Je suis ici pour incarner une sensibilité. Je suis ici pour écouter, pour essayer de réfléchir, pour échanger et pour raconter une expérience : pourquoi je pense ainsi.
Alors, vous allez me dire : est-ce que c'est important pendant que des gens meurent et que d'autres tuent ? Oui et non. Je pense que si l'on se tait, c'est qu'on accepte que les choses aillent vers le pire. Et si l'on parle, on endosse et on risque d'endosser une position qui n'est pas la sienne. Je ne suis pas là en tant qu'arabe, ce n'est pas un métier d’être arabe, c'est juste une appartenance. C'est un capital : l’arabité m'appartient, je ne lui appartiens pas. Je ne suis pas ici en tant que musulman. Je pense que l'islam, c'est une religion, et comme je le dis souvent en Algérie, personne n'a l'acte de propriété de l'islam. Parce que si quelqu'un l’a dans cette salle, qu’il me le montre et je me tairai à jamais. Si je suis là, c'est aussi pour défendre mes singularités. J'ai le droit d'être vivant. J'ai le droit de me sentir coupable. J'ai le droit de ne pas me sentir coupable. J'ai le droit de garder la propriété des mots, de les dire, de réfléchir à haute voix.
La question palestinienne, quand on est comme moi algérien, elle nous concerne. C'est une nationalité sublimée, écrasante, handicapante, dévitalisante pour le rêve. Parce qu'être Palestinien, finalement, quand on est arabe, c'est mourir de la meilleure des façons. Finalement, c'est une dépossession absolue. J'ai essayé de réfléchir sur ça. J'ai essayé de réfléchir sur l'altérité. Pourquoi je n'aime pas le Juif, pourquoi on m’éduque à ne pas aimer le Juif ? Parce qu'il est absent et l'absent est le creux des fantasmes. Parce que c'est la question de l'autre, c'est comme le Français pour l’Algérien. Au fond, l'autre c'est une question intime. Mahmoud Darwich disait cette phrase superbe : “si je ne peux pas discuter avec l’autre, ça veut dire que je ne suis plein que de moi-même”. Et finalement, je ne suis pas intéressant. Qu'est-ce que la vie si on n’est pas altéré par l’autre ?
Tout cela se croise, se mélange, je me sens en colère, je me sens parfois plein de moi-même, de la certitude que j’ai raison parce que je suis le seul à vivre, le seul à mourir, je me sens coupable, je me sens mal à l’aise. On est dans une époque où il m’a fallu, à moi qui parle tellement facilement, écrire ce que j’allais dire ce soir, pour que ce qui se passe ne nous dépossède pas de la parole pour la donner aux plus radicaux.
Je suis l’enfant de deux guerres en Algérie : la guerre de libération et la guerre civile. La première m’a appris que ce n’est pas parce qu’on gagne une guerre qu’on gagne un pays. La deuxième m’a appris à me méfier de la vérité. J’ai vu des gens assassinés au nom de la vérité. Depuis, je préfère la question à la réponse, le doute à la conviction, l’humain dans sa complexité au croyant dans sa conviction.
Nous allons faire un échange, vous allez peut-être me donner vos certitudes et je vous donnerai mes doutes.