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27.05.2018

Décès de Pierre Hassner, un des plus éminents professeurs de Sciences Po

Spécialiste éminent des relations internationales, Pierre Hassner fut un théoricien, philosophe de la politique et observateur subtil de la scène mondiale. Européen de l’Est exilé à l’Ouest, roumain de naissance et français d’adoption, juif éduqué catholique mais profondément laïc, Européen ami des Américains, il fut « homme de paradoxes ou homme des passages » dont la vie et le parcours reflètent les contradictions du monde de l’après-guerre. Il est décédé ce samedi 26 mai, à l’âge de 85 ans.

"Un passeur préoccupé du monde"[1]

« Homme de paradoxes ou homme des passages[3] », Pierre Hassner est un Européen de l’Est exilé à l’Ouest, Roumain de naissance et Français d’adoption, un juif éduqué catholique par la force des temps mais profondément laïc, un Européen ami des Américains dont la vie et le parcours reflètent les contradictions du monde de l’après-guerre. Né en 1933, Pierre Hassner quitte la Roumanie communiste à l’âge de quinze ans pour la France. Deux ans plus tard, il est admis à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm puis agrégé de philosophie en 1955. Cet élève de Raymond Aron décroche une bourse Rockefeller qui le mène, alors que la guerre froide bat son plein (1956-1959), à l’Université de Chicago où professe le philosophe Leo Strauss. Dans ses Mémoires publiées en 1983, Raymond Aron écrit : « Dans je ne sais quelles circonstances, Pierre Hassner, qui fréquentait parfois mes cours, fit un exposé brillant, étourdissant sur Thucydide... Je lui dis que jamais, étudiant ou enseignant, je n'avais entendu un discours de qualité comparable.» Recruté au CERI en 1959, il enseigne à Sciences Po pendant près de quarante ans, notamment au sein du Troisième Cycle et de l’École doctorale, un cours fameux, professé en binôme avec Jean-Claude Casanova, intitulé "Économie et politique dans les Relations internationales". Visiteur bimensuel de l’université Johns Hopkins de Bologne durant vingt ans, chercheur français familier des départements nord-américains de science politique, visiting professor de Chicago à Harvard et de Montréal à Québec, Pierre Hassner jouera le rôle « d’interprète de l’Est auprès de l’Ouest et de l’Ouest auprès de l’Est[4] », de pont entre la Vieille Europe et le Nouveau Monde.

Une théorie générale des conflits

Ses travaux de théoricien des relations internationales combinent la philosophie, la science politique et la sociologie. L'un des plus proches et des plus brillants élèves de Raymond Aron, son « maître en relations internationales et en hygiène intellectuelle[5] », Pierre Hassner explore avec une subtilité et une profondeur intellectuelles sans pareil les rapports entre guerre et politique, entre ordre et désordre dans les relations internationales en temps de guerre froide. Ses travaux des années 1950 analysent l’expérience totalitaire, la politique des blocs, et l’équilibre de la terreur et de la dissuasion nucléaire[6]. La chute du mur de Berlin[7], les « révolutions ambiguës », les guerres balkaniques sonnent le grand retour des nationalismes européens et bouleversent les grilles de lecture du théoricien : les concepts de « violence » et de « conflits » s’avèrent plus appropriés que ceux de guerre (froide ou chaude) ; la violence n’est plus seulement le fait des grandes puissances nucléaires, ni de la diplomatie étatique classique, mais celui, « sous-conventionnel », de l’ordre social, des milices et des criminalités organisées, alors que se brouillent les frontières entre le militaire et le civil, le privé et le public, l’État et la société, le centre et la périphérie, la barbarie et la civilisation[8]. Le nouveau siècle interroge la politique étrangère américaine à l’aune du 11 septembre et, avec elle, la notion d’empire et de guerre pré-emptive[9], tandis que l’islamisme radical et terroriste prend les traits d’une nouvelle pensée totalitaire. Analysant à chaud les soubresauts de la planète[10], Hassner se distingue par la « complexité de ses analyses, véritables festins de ses fameux « d’une part », « d’autre part », qui ne s’achèvent jamais par des conclusions simples[11] ».

Locke, Kant, Hobbes et la théorie des relations internationales.

Cette petite musique si particulière, Pierre Hassner la doit sans doute à « une culture plus vaste et des instruments intellectuels plus divers[12] » que ceux mobilisés par les spécialistes des études internationales. Sa formation de philosophe, à l’école de Aron et de Strauss, le fait osciller entre « Kant et le Kosovo[13] » : « étant parti de la philosophie, puis allé vers la politique internationale, je reviens, par une sorte de cercle à la philosophie et à l’ordre de l’âme[14]. » Éclairées à la lumière de la philosophie, les relations internationales peuvent se lire comme la succession historique de moments philosophiques où les mondes de Locke et de Kant (libéralisme/démocratie/paix) ont été ébranlés par les mondes de Hobbes (guerre de tous contre tous), de Nietzsche (affirmation identitaire) et de Marx (luttes des classes, des mondes développés et sous-développés)[15]. Surtout, l’approche philosophique porte les impératifs moraux et les principes universels des droits de l’homme au cœur des relations internationales. Et Pierre Hassner, sensible au caractère tragique de la politique, est un commentateur et un acteur passionné des relations internationales, un intellectuel engagé aux côté des « lili » (libéraux libertaires) contre les « bobo » (bolchéviques bonapartistes), militant de la cause antitotalitaire puis de la cause humanitaire, défenseur des réfugiés[16] et partisan résigné de l’intervention lors des guerres balkaniques.

Marie Scot, Centre d'histoire de Sciences Po - article publié sur Sciences Po Stories

Références
[1] Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smolar, « Introduction », in Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smoler (dir.), Entre Kant et Kosovo. Études offertes à Pierre Hassner, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
[2] Formule de Jean-François Bouthors citée in Dominique Moisi, « Compte rendu Pierre Hassner, La violence et la paix », Politique étrangère, 60-2, 1995, p. 529-530.
[3] Pierre Manent, « Pierre Hassner, défenseur de la paix », in Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smoler (dir.), Entre Kant et Kosovo, op.cit.
[4] Dominique Moisi, « CR Pierre Hassner », op.cit.
[5] Pierre Hassner La violence et la paix, Paris, Editions Esprit, 1950, p. 20.
[6] Pierre Hassner, « Entre la stratégie et le désarmement : l’Arms Control. Étiquette passe-partout, thème contestable ou discipline nouvelle ? », Revue française de science politique, 13-4, décembre 1963 ; Id, « Violence, rationalité, incertitude : tendances apocalyptiques et iréniques dans l’étude des conflits internationaux », Revue française de science politique, 19-6, décembre 1964, p. 1155-1178 ; Id, « On ne badine pas avec la force », Revue française de science politique, 21-6, décembre 1971, p. 1207-1233.
[7] Pierre Grémion, Pierre Hassner, Vent d’Est : vers l’Europe des États de droit ?, Paris, PUF, 1990.
[8] Pierre Hassner, La violence et la paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris, Éditions Esprit, 1995.
[9] Pierre Hassner, États-Unis : L’empire de la force ou la force de l’Empire ? Paris, IES-VE, les cahiers de Chaillot n°54, 2002.
[10] Pierre Hassner, La Terreur et l’Empire. La violence et la Paix, deux tomes, Paris, Seuil, 2003
[11] Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smoler (dir.), Entre Kant et Kosovo. op.cit., p. 12.
[12] Thérèse Delpech, « CR Pierre Hassner, La terreur et l’Empire », Politique étrangère, 69-1, 2004, p. 215-217.
[13] Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smoler (dir.), Entre Kant et Kosovo. op.cit.
[14] Pierre Hassner, La violence et la paix, op.cit.
[15] Pierre Hassner, « La signification du 11 septembre. Divagations politico-philosophiques sur l’événement », Bulletin de la société française de philosophie, automne 2002, repris dans Esprit novembre 2002.
[16] Pierre Hassner, « Réfugiés sans refuge ou citoyens cosmopolites », in Bertrand Badie, Marc Sadoun (dir.), L’Autre. Études réunies pour Alfred Grosser, Paris, Presse de Sciences Po, 1996, p. 229-236.

Légende de l'image de couverture : Caroline Maufroid/Sciences Po