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12.12.2022

Débat sur la fin de vie : Sciences Po fait dialoguer religions et société civile avec Emouna

Table ronde autour de la fin de vie avec le programme Emouna (crédits : Thomas Arrivé / Sciences Po)

Dans le contexte du lancement de la Convention citoyenne sur la fin de vie, Sciences Po a organisé le lundi 6 décembre deux tables rondes afin de nourrir le débat public sur cette thématique complexe. Cette masterclass était organisée dans le cadre d’Emouna, le programme de formation à la connaissance et à la gestion des faits religieux et de la laïcité de Sciences Po. Sa directrice, Amélie Antoine Audo, a affirmé en lançant l’événement le “pari” qu’Emouna représente, celui de “développer le dialogue interreligieux et interconvictionnel”. Afin de poser le contexte de la soirée, cette dernière a rappelé : “alors que s’ouvre le débat sur la fin de vie, nous souhaitons faire dialoguer des responsables religieux, des chercheurs, des praticiens et des responsables politiques”. La question concernant tout un chacun, indépendamment de son âge, elle s’est félicitée de “voir de jeunes étudiants de Sciences Po dans la salle”. Isabelle de Gaulmyn, journaliste au journal La Croix, a pris le relais pour animer les deux tables rondes autour de la souffrance et fin de vie du patient pour la première et du cadre juridique pour la deuxième.

Souffrance et fin de vie du patient

La première table ronde portait sur le sujet douloureux de la souffrance et fin de vie du patient, dans le respect des sensibilités de chacun et une écoute exemplaire entre participants.

Définir et accompagner

La première intervenante de cette soirée de dialogues ouverts était Véronique Fournier, médecin de santé publique et cardiologue, ancienne présidente du centre national des soins palliatifs et de la fin de vie. Ancienne étudiante de Sciences Po, médecin de terrain, elle a tenu à préciser qu’une des difficultés du sujet tient “au problème de la définition, des mots”. Les progrès de la médecine moderne en ont particulièrement brouillé les frontières. Dans le cas du terme de fin de vie, elle s’interroge sur les différents cas de figure existants et les possibilités alors permises aux soignants. Ainsi du cas médiatisé de Vincent Lambert, que la loi Claeys-Leonetti de 2016 a permis de plonger dans “une sédation profonde et continue jusqu’au décès”. Mais aussi du cas de patients refusant de prolonger leur traitement de dialyse, et entrant dans une longue phase de déclin, à quel moment sont-ils alors suffisamment en “fin de vie” pour pouvoir bénéficier de soins palliatifs ? Un autre exemple soulevé par Véronique Fournier est celui de ces patients qui sont maintenus vivants sous appareil respiratoire et que les médecins décident de façon collégiale de débrancher pour ne pas faire preuve “d’obstination déraisonnable”, face à une incompréhension de la famille, parfois. Enfin, que dire d’une personne âgée, atteinte d’Alzheimer, qui fait un AVC mais va ensuite survivre plusieurs semaines en ne buvant plus que de l’eau sucrée ? Il n’y a pas toujours quelqu’un pour répondre à la question de la définition exacte de la notion de fin de vie, ni même pour poser la question. 

Le deuxième concept difficile à évaluer est celui de la souffrance, le seul “outil” vraiment répandu aujourd’hui est de demander au patient de noter sa souffrance de 1 à 10. L’aspect “artisanal” d’une telle solution reflète pour la médecin spécialisée le caractère éminemment subjectif de la souffrance du patient. Sans parler de la souffrance “existentielle” qui vient souvent compléter ou amplifier la souffrance “physique”.

Jonathan Denis, Président de l’association Mourir dans la dignité, a rejoint Véronique Fournier au sujet de l’importance de la prise en compte de la souffrance. Il évoque comme cette dernière les souffrances dites “réfractaires”, que les soignants ne parviennent pas à soulager et qui sont jugées comme “insupportables” par les patients. Il considère comme bénéfique qu’une Convention citoyenne soit ouverte, ne serait-ce que pour “briser le tabou autour de la mort” qui est à l'œuvre en France. Il constate par son activité que “les personnes ont peur de la souffrance, de la mort, de l’accompagnement qu’elles recevront”, elles cherchent à être “rassurées mais parfois aussi accompagnées”. Pour autant, il constate que seuls 18 % des Français se sont saisis de la possibilité de préparer les “directives anticipées” prévues par la loi Claeys-Antonetti et permettant au patient de faire connaître ses volontés en cas d’incapacité.

La peur et le passage 

Trois responsables religieux ont pu, dans le respect des intervenants précédents et de l’expérience des patients, faire valoir leur point de vue et celui de leur culte sur la question.

Lama Thrinlé Gyatso, co-président de l'union bouddhiste de France, reconnaît l’importance du débat mais place comme supérieure l’importance de “regarder d’abord en soi-même pour prendre le temps d’une intériorité”. Il distingue douleur et souffrance, tout comme plaisir et bonheur et considère que la souffrance naîtrait d’un “attachement à la douleur, d’une saisie de la douleur”, serait en fait “une perception de la douleur”. Les bouddhistes souhaiteraient “aborder la mort en étant prêts" et passeraient “toute leur vie à y réfléchir”.

Antoine de Romanet, évêque aux armées françaises, place “la question de la mort au cœur de la condition humaine” et salue la tenue “d’un débat citoyen pour réfléchir à ce non-dit”. Il rappelle que dans l’armée, où il officie, comme à l’hôpital, “le sujet est incontournable, celui de la mort qu’on donne, qu’on côtoie, qu’on risque de recevoir”. La spécificité de l’Armée tient aussi à son droit donné par l’État de “donner la mort”. Il cite le concile Vatican II : “c’est en face de la mort que l’énigme de la condition humaine atteint son sommet”. L’évêque souligne toutefois que dans sa religion, “la mort n’est pas une fin mais un passage” et que l’on ne peut par une loi “éviter d’avoir un cas de conscience car c’est notre dignité d’en avoir”. Chacun aurait aussi le droit “d’être rassuré et respecté dans son choix” et “sans peur qu’on en arrive à prendre des décisions pour moi”.

Marc Alric, évêque de Neamț, représentant de l’assemblée des évêques orthodoxes de France, rejoint ses confrères sur la définition de la mort en tant que passage et évoque l’expression de “naissance au ciel”. La vie et la souffrance ne seraient alors que des “états provisoires” et il faudrait “apprivoiser l’idée de ne plus faire de la mort un barrage mais une ouverture vers la vie et vers l’amour sans limite”.

État de la législation et ses évolutions

La deuxième table ronde de la masterclass portrait sur le cadre juridique actuel et ses possibilités futures d’évolution, sous les regards croisés d’un législateur, d’un soignant, d’une démographe et de responsables religieux.

Lois et réserves

Alain Claeys, le co-rapporteur de la loi Claeys-Leonetti, était présent à ce titre mais aussi en tant que membre du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE). Il a d’abord tenu à saluer l’événement organisé dans le cadre d’Emouna, précisant que la question de la fin de vie étant “un débat qui traverse notre société, il est naturel que les courants spirituels y participent”. Quant aux lois successives, elles ne seraient que des “cadres” visant à simplifier les procédures dans un contexte où l’on “meurt de plus en plus à l’hôpital”. Le co-rapporteur de la loi de 2016 a rappelé les grands principes des lois successives sur le sujet : le cadre d’autorisation de l’arrêt des traitements, le concept de l’obstination déraisonnable (lié aux progrès techniques médicaux), et enfin la loi Claeys-Leonetti avec les directives anticipées, qui “s’imposent sans être inopposables”, la personne de confiance qui prend le pas sur tout autre – y compris familiale – sans faire l’impasse sur le recours possible à “la sédation profonde et continue jusqu’au décès en cas de douleurs réfractaires avec un pronostic vital à court terme engagé”. Au sujet de l’avis positif de septembre 2022 rendu par le CCNE, qui s’était autosaisi sur la question de la fin de vie, Alain Claeys déplore que l’opinion publique n’ait retenu de cette décision que le pendant sur “l’aide active à mourir”, il s’agissait surtout de déterminer si cette dernière “peut être éthique et dans quel cadre elle peut se dérouler”. L’avis du CCNE reflète “un état d’esprit”, un plaidoyer pour “une médecine de la personne, des soins d’accompagnement”, qui déplore surtout les carences du système de soins palliatifs en France, où 20 départements n’ont pas d’unité spécialisée.

À cet égard, Alexis Burnod, responsable des soins palliatifs à l'Institut Curie, a pu émettre des réserves issues de son expérience de professionnel médical. Il n’a connu au long de sa carrière que “trois ou quatre demandes” qui ont persisté. Souvent, derrière la demande d’aide active à mourir se cacherait “un problème de prise en charge”, avec notamment une absence de recours à la morphine. Les soignants auraient de façon générale “l’impression que la législation est suffisante”, grâce entre autres aux “progrès considérables qui ont été réalisés dans le domaine du soulagement de la douleur”. Si peu de gens ont préparé leurs directives anticipées, en revanche son service propose beaucoup de “discussions anticipées”, qui permettent aux patients d’être “rassurés de sentir qu’ils sont pris en charge et entourés”.

Annabel Desgrées du Loû, directrice de recherches à l'IRD, est aussi membre du CCNC et a fait partie des huit personnes qui ont émis des réserves à l’avis sur la fin de vie de septembre 2022. Cette démographe cartésienne a expliqué au public de Sciences Po qu’il faudrait à ses yeux avant toute loi que “trois prérequis soient acquis : que les dispositifs législatifs existants soient connus,  que toute personne ait accès à des soins palliatifs et à un accompagnement de qualité et enfin que plus de recherches soient faites sur la question”. Sans ces éléments a priori, une légalisation pourrait mener à “quatre risques : un recours par défaut (que les personnes les moins favorisées la demandent plus), le risque du message envoyé à la société (la mort est-elle juste une question d’autonomie ou engage-t-elle tout le monde ?), le message envoyé si l’ouverture est perçue comme plus vaste que pour des cas particuliers (certaines vies ne vaudraient pas la peine d’être vécues ?), et enfin le message envoyé au personnel soignant, dans un contexte d’hôpital en grande souffrance en attente d’évolutions bien plus urgentes". Cette réserve est une demande de ne pas se limiter à la Convention citoyenne qui s’est ouverte le 9 décembre 2022, que le sujet “soit discuté partout et au plus près des personnes, car ces questions sont de l’ordre de l’intime”.

Une bascule idéologique qui fragilise la confiance

La modératrice de l’événement a donné “la parole aux religions” en mettant un point d’interrogation à “leur légitimité à apporter leur avis dans un pays laïc”.

Mohammed Moussaoui, président de l'union des mosquées de France, a reconnu dans le débat du jour une “question qui engage l’Homme”, tout en expliquant que “les religions ont des principes pour dire leur vision du monde, de la vie humaine”. Dans le cas du culte musulman, la réflexion juridique ne lui parait pouvoir se passer de “cinq finalités importantes : la préservation de la vie, la préservation de la dignité, le respect de la liberté et de la liberté de conscience, le respect de la raison et la préservation des biens". Ces cinq principes interviennent dans le projet de loi sur la fin de vie. Mohammed Moussaoui souligne que “se soigner est une obligation religieuse pour les musulmans” et que “celui qui est apte à soigner, c’est celui qui a la connaissance”, le médecin. À ses yeux, permettre l’aide active à mourir ouvre trois dangers : “créer une brèche dans l’interdit de donner la mort”, ébranler “la confiance entre la famille et le corps médical” et “créer un sentiment de culpabilité chez les plus fragiles”.

Haïm Korsia, grand rabbin de France, rejoint son confrère sur l’importante question de “la rupture anthropologique de la confiance” pour “un système hospitalier qui repose sur la confiance”. Il craint que les citoyens “oublient les subtilités de la loi” et retiennent juste “qu’on peut donner la mort”. Le grand rabbin de France préférerait que l’accent soit mis sur “construire et pérenniser la confiance dans le système”, par exemple en se concentrant sur les soins palliatifs, en commençant par en changer la dénomination.

Christian Krieger, président de la fédération protestante de France, estime comme “dangereuse” une loi qui ferait basculer la société de “l’accompagnement du mourant à l’aide au mourir”. La “culture du mourir” lui paraît naître de “la pandémie qui a généré une peur de la mort et de mourir seul” et colorer une loi qui devrait concerner uniquement “les gens avec une espérance de vie à moyen terme et réfractaires au traitement de la douleur”. Il se questionne de la façon “très, trop vaste” dont la société civile et le législateur s’emparent de la question, qui se trouve à la croisée de trois notions : la souffrance, l’autonomie et la dignité.

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