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14.02.2023

Comment lutter contre la radicalisation ? Une analyse de nos chercheurs

Lorsque l'on parle de « radical », de « radicalité », de « radicalisme » et de « radicalisation", que veut-on désigner ? Quid de la contre-radicalisation, de la prévention,  du désengagement ou encore de la déradicalisation ? Quelles sont les stratégies de politiques publiques des différents pays selon leurs particularités et ambitions nationales ? Juliette Galonnier, Stéphane Lacroix et Nadia Marzouki, trois chercheurs du Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po, se sont penchés dans leur ouvrage “Politiques de lutte contre la radicalisation” sur ces questions. Entretien.

Que recouvre pour vous le terme « radicalisation » ?

Dans cet ouvrage, nous avons pris le parti de ne pas poser de définition de la « radicalisation » car il ne s’agit pas tant d’étudier la radicalisation en tant que telle que les politiques publiques mises en œuvre dans le but affiché de la prévenir ou de la contrer. Du reste, la notion fait l’objet de conflits d’interprétation virulents dans les arènes politique, scientifique et médiatique et c’est cette hétérogénéité qu’il nous a paru intéressant de documenter. Les politiques de « lutte contre la radicalisation » constituent en effet un domaine d’intervention particulièrement fécond, qui met en jeu d’importants financements et mobilise de nombreuses professions et formes d’expertise, alors même qu’un très faible consensus existe sur la manière de définir la « radicalisation ». C’est ce paradoxe d’un champ de l’action publique reposant entièrement sur une catégorie aux contours mal définis dont il nous a paru important d’explorer les effets, car ce flou définitionnel explique le caractère parfois bricolé, discontinu et arbitraire de ces politiques. 

L’ouvrage prend en outre le parti de porter le regard au-delà des terrains habituels d’étude des politiques de lutte contre la radicalisation que sont l’Europe et les Etats-Unis, pour montrer comment ce bricolage complexe opère dans des contextes divers : Moyen-Orient, Asie, Afrique. La « lutte contre la radicalisation » est en effet devenue un phénomène global, avec à la fois des circulations massives de pratiques, de normes et de financements, et l’adaptation de tout le langage qui en découle à des politiques sui generis répondant à des logiques parfois très éloignées de celles des démocraties occidentales (même si ces dernières sont loin d’être irréprochables, comme le montrent plusieurs des contributions de l’ouvrage). Pour en prendre un exemple particulièrement parlant, c’est en mobilisant le lexique et les références de la « lutte contre la radicalisation » que le pouvoir chinois espère légitimer sa politique de rééducation massive à l’égard de la minorité ouïghoure. 

Quelles formes peut prendre la lutte contre la radicalisation et comment évalue-t-on son efficacité ? Existe-t-il des critères pour établir la sortie définitive d’un individu de la radicalisation ?

La formule « lutte contre la radicalisation » que nous avons retenue pour le titre de l’ouvrage est délibérément englobante pour permettre de couvrir un large éventail de politiques mises en place dans différents pays. Les termes employés diffèrent d’un contexte national à l’autre mais l’on peut distinguer quatre types de politiques. 

  1.  La contre-radicalisation correspond à un ensemble de stratégies visant des groupes ou des individus déja engagés dans des actes violents ou dans la planification d’actes violents, et dont l’engagement est avéré. Elle est l’affaire des spécialistes traditionnels de la sécurité au sein des gouvernements.
  2. La prévention de la radicalisation désigne à l’inverse des stratégies ciblant en priorité des individus avant qu’ils ne s’engagent dans la violence : il s’agit alors de mesurer leur risque et d’anticiper leurs actes. Beaucoup plus compréhensive, elle peut mobiliser des juges, des psychologues, des enseignants, des éducateurs et des responsables d’associations, parfois aussi des religieux. Une fois que les individus jugés radicalisés ont été appréhendés, on distingue encore deux formes d’intervention.
  3. Le désengagement a pour objectif principal le dépôt des armes et l’abandon du recours à l’action violente, sans que celui-ci s’accompagne nécessairement d’une transformation idéologique.
  4. La déradicalisation a elle pour ambition une démobilisation totale des individus concernés qui inclut aussi une réforme cognitive, idéologique et religieuse : pour être considérés comme « déradicalisés », les individus doivent prouver qu’ils ont abandonné leur logiciel politique et religieux. 

Les contributions réunies dans cet ouvrage se sont particulièrement intéressées aux politiques de prévention de la radicalisation et de déradicalisation car ce sont celles qui soulèvent les plus grands défis en termes de mise en œuvre, de libertés publiques et d’évaluation de leur efficacité. L’absence de critères de sortie définitive réellement opératoires rend cette sortie très problématique et génère parfois des situations où des individus se retrouvent enfermés dans des logiques de suspicion permanente attentatoires à leur liberté.

Ajoutons que, dans les pays où la lutte contre la radicalisation recouvre d’autres fins plus ou moins avouables, la question de l’efficacité se pose tout autrement. Ainsi, certains pays du Moyen-Orient comme l’Arabie Saoudite ont fait de leur prétention à développer les « meilleurs » programmes de déradicalisation un outil de promotion du régime : alors même qu’il est impossible de vérifier les taux de succès que ces programmes affichent, le fait qu’ils aient essaimé dans la région, et au-delà, a contribué à renforcer le soft power de ces Etats.  

« Frapper des civils pour faire passer un message politique est une chose qui a toujours existé » écrit Olivier Roy. Dans ce cas, pourquoi et comment les termes de « radicalisation » (et de « déradicalisation ») sont-ils apparus avec le radicalisme islamiste au début du XXIe siècle ?

Les termes « radical », « radicalité », « radicalisme » et « radicalisation » existent depuis bien longtemps mais ont connu d’importantes transformations sémantiques. En France, là où au XIXe siècle ces mots renvoyaient à un courant politique (le Parti radical), les termes de « radicalisation » ou de « radicalisé » sont, au cours du XXe siècle, de plus en plus souvent employés pour désigner des formes d’action politique révolutionnaires ou conflictuelles.

Dans les années 1960, ils qualifient fréquemment les luttes estudiantines ou menées par la gauche, puis plus tard les mouvances d’extrême droite. La notion de « radicalisation » explose toutefois véritablement dans les années 2000 et surtout 2010. Dans le contexte très tendu de l’après 11 septembre 2001, elle constitue un terme utile qui permet aux chercheurs et aux gouvernements de s’intéresser aux mécanismes qui ont entraîné le passage à l’acte, sans avoir l’air de justifier l’action des terroristes (les notions de « causes du terrorisme » ou de « racines du terrorisme » suscitant alors l’indignation d’une partie de l’opinion publique). C’est cette possibilité d’expliquer sans excuser, tout en faisant souvent l’impasse sur les causes sociales et (géo)politiques plus profondes de la violence, qui fait le succès de la notion de « radicalisation » dans les cercles d’experts et de décideurs politiques, puis rapidement ensuite dans le monde académique. En se concentrant principalement sur les facteurs psychologiques, religieux et individuels de la violence, elle fournit en outre aux gouvernements des outils commodes pour repérer de supposés « signes » de passage à la violence et anticiper les risques, dans une logique de surveillance

Très rapidement, le terme colonise une grande partie de la littérature grise et de la production scientifique sur l’engagement violent, qui se concentre alors très largement sur les musulmans. Ce contexte d’émergence du terme de radicalisation a laissé des traces. Aujourd’hui, alors même que la menace concrète que représentent les groupes djihadistes tels que l’État islamique semble reculer (depuis 2017) et que celle posée par les groupes d’extrême droite augmente, cette focalisation univoque du discours de la « radicalisation » sur l’islam perdure largement.

 Vous montrez dans l’ouvrage comment les politiques de lutte contre la radicalisation s’enracinent dans des traditions nationales. Pouvez-vous nous en dire plus à travers quelques exemples ?

Cette dimension apparaît clairement dans la comparaison des cas que permet l’ouvrage. En France, le contexte laïc a fait que les politiques de lutte contre la radicalisation ont longtemps fait l’impasse sur le religieux. Ce n’est que récemment que des clercs musulmans, triés sur le volet et travaillant pour l’administration judiciaire, ont été associés à ces politiques. À l’inverse, les Britanniques se sont, de longue date, appuyés sur la société civile musulmane, et même parfois sur des représentants du salafisme quiétiste, pour contrer l’idéologie djihadiste. Dans les pays du Moyen-Orient, la dimension religieuse a d’emblée pris une place particulière, une part importante des politiques de lutte contre la radicalisation ayant consisté à mobiliser les establishments religieux pour prêcher l’islam modéré à ceux qui étaient avant tout perçus comme des « déviants » ou des « égarés ». 

Toutefois, en dépit de ces différences, le cadrage de la lutte contre la radicalisation s’est globalisé, au point que l’on retrouve souvent les mêmes modalités de justification dans des pays aussi différents que l’Arabie Saoudite, la Chine et le Royaume-Uni. L’intérêt de l’approche comparée que nous déployons dans cet ouvrage est de mettre en évidence des processus de circulation de modèles, d’arguments, de données, de savoir-faire, d’experts et de financements à l’échelle internationale (collaborations interétatiques, programmes d’échanges d’informations, etc.) et surtout à l’échelle transnationale, avec la mise en place de programmes européens ou onusiens entièrement dédiés à la question. 

De nombreuses personnes et plusieurs corps de métier sont mobilisés dans la lutte contre la radicalisation mais qu’en est-il de l’implication des religieux dans ce combat, notamment en France ?

En France, les choses se sont faites en plusieurs temps. Jusqu’en 2015, les politiques menées ne prenaient pas, ou à peine, en compte la question religieuse. Les psychologues et les travailleurs sociaux étaient à la manœuvre. Après 2015, de nouvelles initiatives pluridisciplinaires associant des clercs, issus notamment des aumôneries musulmanes, ont vu le jour. Le nombre de ces « médiateurs du fait religieux », qui interviennent en prison comme en milieu ouvert, n’a cessé de croître depuis lors. 

Ces dernières années, la promotion de « l’islam modéré » comme remède au djihadisme paraît s’imposer au sein des pouvoirs publics. Ce discours, dont on retrouve des expressions dans la loi dite « séparatisme » (Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République), s’appuie sur certaines analyses, plutôt minoritaires au sein du champ académique, qui considèrent le religieux comme le moteur principal de la radicalisation au risque de sous-estimer ses dimensions politiques ou socio-économiques.

Que pouvez-vous nous dire des relations – ou des tensions – existant entre les académiques (sociologues, politistes, etc.) et les politiques autour de la question de la radicalisation ?

Dans un contexte de précarisation des métiers de la recherche, les chercheurs sont de plus en plus amenés à « répondre à la commande » en postulant à des financements, que ceux-ci émanent d’agences publiques ou privées. Ces dernières années, la « radicalisation » suscite l’intérêt des gouvernements et a donc constitué une manne de financements importante pour les recherches en sciences sociales. Si cela n’a pas empêché le développement de certains travaux critiques qui prenaient leurs distances avec la notion et ses présupposés, on observe aussi des effets de distorsion conceptuelle : les chercheurs sont amenés à reprendre à leur compte un concept qui n’a pas été développé dans le champ scientifique et qui a d’importants effets politiques.

En outre, les académiques ne sont pas les seuls à travailler sur ces questions et leurs analyses se voient fréquemment concurrencées ou remises en cause par des experts, éditorialistes, témoins ou praticiens. Enfin, il n’est pas évident de travailler sereinement sur un objet qui suscite une forte attente sociale et politique et l’impératif de produire des résultats qui pourront être rapidement utilisés par les décideurs publics. 

Les sciences sociales requièrent du temps et de la nuance : si elles identifient des variables pertinentes, telles que la religiosité, l’environnement, la famille, les trajectoires migratoires ou les conditions sociales et politiques, les corrélations entre ces variables sont toujours conditionnées à des contextes spécifiques et au déroulement de l’enquête. Or la logique de l’action et de la controverse publiques s’attend plutôt à la définition de liens de causalité simple, qui rendent possible la prise de décision et, souvent, la désignation de boucs émissaires. Ainsi le thème de la « radicalisation » a réactivé d’anciennes tensions entre les sphères de la recherche scientifique, de l’expertise et de l’action politique, et en a créé de nouvelles. 

Alors que plusieurs organisations terroristes (IRA, ETA) ont par le passé abandonné la violence, un renoncement de ce type paraît toujours suspect lorsqu’il vient de mouvements religieux. Comment expliquer ce fait ?

Les cas de l’IRA ou de l’ETA sont particuliers en ce qu’il s’agit d’organisations entières ayant renoncé à la violence. On connaît de tels précédents au Moyen-Orient avec la décision de la Gamaa al-Islamiya d’Égypte de renoncer à la violence à la fin des années 1990, mais les principales organisations djihadistes actuelles, Al-Qaïda et l’État islamique, semblent très loin d’une telle démarche. 

Se pose alors la question des individus. Le problème provient peut-être d’une confusion entre désengagement et déradicalisation, malgré l’insistance des chercheurs et des praticiens à distinguer les deux termes. L’opinion publique, et une partie des décideurs, continuent en effet de considérer qu’un individu n’aura véritablement rompu avec la violence que lorsqu’il aura souscrit à un « islam modéré » respectueux de la laïcité et des principes républicains. Ce qui revient en somme à postuler l’existence d’un continuum entre religiosité illibérale ou intransigeante (le salafisme, par exemple) et violence politique. 

Nombre de travaux académiques montrent pourtant que ce continuum n’existe pas forcément. Quantité de terroristes (que l’on songe par exemple au parcours du terroriste de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel) sont venus à l’action violente sans radicalisation religieuse préalable et quantité de religieux intransigeants sont radicalement hostiles à la violence. La justification religieuse de la violence, qui distingue clairement le djihadisme de groupes comme l’IRA ou l’ETA, continue néanmoins de susciter le doute dans les esprits.

Propos recueillis par Corinne Deloy pour le site du CERI.

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