Accueil>“Colombiennes”: deux étudiantes à la rencontre de femmes engagées
06.04.2021
“Colombiennes”: deux étudiantes à la rencontre de femmes engagées
“Nous avons vingt ans lorsque nous arrivons à Bogota”: Jade Vergnes et Hortense Jauffret ont arpenté la Colombie à la rencontre de femmes inspirantes. Elles en ont tiré un livre, Colombiennes, rencontre avec 20 femmes engagées, paru le 8 mars aux éditions du Jasmin. Une compilation de portraits puissants, magnifiques et divers, qui mêlent témoignages écrits, photographies et illustrations de l’artiste Veronica Rincón León.
De l’avocate proposée au prix Nobel de la Paix à la graffeuse qui chante dans les bus de Bogota, de la cartographe en Antarctique à l’ex-combattante des FARC, toutes se mobilisent pour répondre au plus grand défi qui déchire la Colombie : la quête de paix. Nous avons posé quelques questions à Hortense et Jade, aujourd’hui en césure après la première année du Master communication, médias et industries créatives.
Vous avez toutes les deux intégré Sciences Po en Bachelor, et vous êtes rencontrées dans l’équipe de rugby. Pourquoi avez-vous choisi de partir en Colombie ?
Hortense Jauffret et Jade Vergnes : Nous sommes parties en Colombie de l’été 2018 à l’été 2019 dans le cadre de notre troisième année à l’étranger. Jade était à l’Université de Los Andes et moi à celle de l’Externado. Nous avons choisi ce pays car il nous intriguait : nous avions rencontré des étudiants plus âgés qui nous en parlaient avec passion, conviction et une pointe de perturbation. Mais tous laissaient planer un certain mystère. En France, la Colombie convoque souvent des imaginaires caricaturés (violence, machisme, drogue, etc.). Mais plus nos parents s’inquiétaient de notre sécurité, plus nous avions envie de découvrir la réalité du pays.
Nous voulions découvrir ce pays en profondeur, celles et ceux qui le façonnent au quotidien. Se balader avec un micro et une caméra a été le meilleur prétexte que nous avons trouvé pour poser toutes les questions qui nous traversaient. Et sans aucun doute, ces rencontres ont donné une saveur particulière à notre année en Colombie. Nous avons accédé à des lieux dans lesquels les étrangers ne pénètrent jamais et nous avons pu creuser des sujets que l’on n’ose pas aborder au détour d’une simple conversation.
Comment est né le projet de Colombiennes ?
Hortense: C’était peu de temps après notre arrivée à Bogota, nous déjeunions ensemble chez « La petite dame », notre restaurant habituel. Juste après, j’allais interviewer Diana, entrepreneure dans l’écologie. Je souhaitais réaliser une série d’entretiens sur des femmes engagées qui se battent pour transformer leur pays. Jade me raconte alors qu’elle avait une idée similaire mais qu’elle aimerait y ajouter une note artistique. Une heure après, elle était avec moi chez Diana, la première des 20 femmes que nous avons interrogées. Ensuite, tout s’est enchaîné très naturellement, nous avons rencontré une autre femme qui nous inspirait, puis une autre, et encore une autre.
À l’origine, nous ne pensions pas du tout faire un livre. Nous avons commencé par diffuser ces récits sur un site web. Mais de fil en aiguille, alors que nous en compilions toujours davantage, nous nous sommes rendu compte que ces témoignages étaient trop précieux pour prendre la poussière au fin fond d’un ordinateur. Nous avons eu envie de matérialiser leurs mots, de faire jaillir leurs voix sur le papier.
Comment avez-vous mené vos interviews ?
H.J. et J.V. : Nous choisissions des femmes de tous âges, milieux sociaux, vie professionnelle, appartenance ethnique, notoriété (certaines ont une renommée internationale, d’autres sont les matriarches de leur quartier), etc. Nous les contactions après avoir épluché des centaines d’articles, grâce au bouche-à-oreille et aussi avec un peu de culot. Nous avons fait toutes les interviews ensemble : généralement Jade était à la technique, en train de déjouer les aléas sonores ou à la recherche de la meilleure lumière, pendant que Hortense menait l’interview.
Pourquoi était-il important de vous concentrer sur les femmes ?
H.J. et J.V. : Rapidement, dans notre quotidien, nous avons constaté une omniprésence des femmes, alors même qu’elles étaient souvent peu nombreuses dans les sphères de pouvoir. Nous rencontrions beaucoup de Colombiennes absolument passionnantes qui œuvraient corps et âme à reconstruire la Colombie, à panser les blessures de la guerre et à lutter pour qu’on leur laisse la place qu’elles méritent dans la société. Il est temps que l’on parle des femmes en Colombie, non plus seulement pour parler de victimes ou pour sexualiser leurs corps, mais bien pour écouter ce qu’elles ont à dire.
Nous voulions nous retrouver face à ce que l’on ne trouve pas dans les livres d’histoire : ce que la guerre fait aux gens. Ce que la guerre fait aux femmes. La Colombie, c’est un demi-siècle rythmé par l’écho glaçant des détonations, par la couleur vive des larmes de sang et par le vide vertigineux de milliers de disparus. Cinquante années de guerre sur tous les fronts. Cinquante années de guerre également sur le corps et l’esprit des femmes. Violences sexuelles, massacres de familles et déplacements forcés furent le quotidien de ces millions de vies brisées. Des femmes victimes. Des butins de guerre. Et surtout des battantes. C’est la marche vers cette transition fragile, dans laquelle doutes et espoirs s'entremêlent, que nous avons voulu mettre en lumière.
Quel est le message que votre livre reflète ?
H.J. et J.V. : À la fin des entretiens, nous demandions toujours : « quel est ton rêve pour la Colombie ? » Et toutes, sans exception, quelles que soient leurs opinions politiques ou leur parcours de vie, nous ont répondu : la paix. Ce projet a vraiment donné de la substance à ce que signifiait “vouloir la paix”. Nous sommes convaincues que les perspectives individuelles sont une excellente porte d’entrée pour comprendre l’histoire d’un pays.
Et nous l’avons compris plus tard, ce périple au cœur de la Colombie – et ses récits – se révèle être un voyage initiatique dans notre propre construction de femmes. Comme si elles répondaient à une jeunesse en quête d’inspiration, comme si ces récits étaient des conseils de femmes à femmes, des belles histoires dont nous avons besoin pour être fortes et solidaires.
Quelques exemples de portraits
Maria del Carmen, institutrice dans les quartiers populaires de Bogota :
“C’est l’absence d’opportunités qui fait le fonds de commerce des narcotrafiquants. Ils attirent des jeunes issus de familles pauvres en leur proposant de belles rémunérations. Ce sont des proies faciles : ils voient les habitants de leurs campagnes mourir de faim et ne veulent pas connaître la même misère. L’argent de la drogue finance ensuite l’armée nationale, les FARC et les paramilitaires. Si nous voulons enfin prétendre à une vraie paix, il est urgent d’améliorer nos systèmes d’éducation et de santé, et il est grand temps que tous les idiots qui pensent que cela ne sert à rien réfléchissent bien à ceci : ce sont nos enfants qui vont à la guerre, pas les leurs.”
Dila Quintero, graffeuse et rappeuse :
“Tant dans mes dessins que dans mes chansons, je parle souvent du combat que les femmes doivent mener. Tout n’est pas rose. Il faut se battre au quotidien pour s’en sortir. Je veux porter ma voix pour dire que l’on peut réaliser ses rêves. Et qu’il n’y a pas besoin d’un homme à ses côtés pour y arriver.”
Sandra Vera, ancienne combattante des FARC :
“Maintenant, je le sais, je n’aurais pas choisi d’intégrer les FARC. Si rien qu’une fois on m’avait dit : « Tu peux partir et étudier », je n’aurais jamais choisi cette vie. J’aurais lutté pour l’égalité des conditions, mais différemment. Au sein des FARC, il y avait beaucoup de femmes et d’enfants. Ce qu’il y a de plus cruel dans la guerre, c’est que des enfants terminent là pour des raisons qui les dépassent. Aujourd’hui, ce qui m’anime dans mon travail, c’est que les enfants de Colombie ne vivent pas ce que j’ai vécu. Malgré tout, je me sens fière de ce que j’ai vécu. J’ai compris que, dans la vie, on pouvait apprendre de toutes les expériences, même les plus mauvaises. Et que rien n’est figé. Nous pouvons changer. J’ai changé.”
En savoir plus :