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29.07.2019

Civiliser le capitalisme

Dans son dernier ouvrage, Civiliser le capitalisme (Fayard), Xavier Ragot, président de l’OFCE, propose de repenser le libéralisme économique afin de réduire l’insécurité économique et de défendre la démocratie. Parmi les solutions proposées, la mise en place d’une assurance chômage européenne, comme cela a été fait au niveau national avec les États-providence. Interview.

Dans cet ouvrage, vous invitez à repenser les liens entre libéralisme politique et libéralisme économique. En quoi est-ce nécessaire ?

On assiste aujourd’hui à une restructuration de l’économie internationale par les États, sur la base de projets nationaux : que ce soit le Brexit, la politique commerciale de Trump, l’émergence d’États autoritaires en Hongrie ou en Turquie – et l’on pourrait multiplier les exemples – des États interviennent pour redessiner des frontières et façonner l’économie dans un intérêt national de court terme. Cette insertion de l’État dans l’économie ne se fait pas autour de l’opposition traditionnelle entre socialisme redistributif et capitalisme libéral, qui était la matrice politique de la seconde moitié du XXe siècle. Des termes comme populisme, protectionnisme, nationalisme, démocratie illibérale, ou démocratures identifient les tendances sans encore arriver à rendre compte du lien nouveau entre politique et économie.

À mon sens, remettre à plat l’opposition entre libéralisme économique et libéralisme politique permet d’éclairer ces phénomènes et nos difficultés européennes. En résumant à l’extrême, le libéralisme politique est l’affirmation de la liberté de conscience, d’information, de croyance religieuse et, de manière générale, de la lutte contre les discriminations. Cette défense de la liberté politique individuelle s’est construite au XIXe siècle avec les mouvements démocratiques, féministes et républicains. Le libéralisme économique repose, lui, sur la liberté du contrat sans entrave, sur le marché du travail, comme sur les marchés financiers. Il est dès lors méfiant envers les formes de régulation et réglementation.

Le projet néolibéral est un projet autant politique qu’économique, qui affirme que la condition de développement du libéralisme politique est l’extension du libéralisme économique. Ce projet a été porté par des économistes comme Milton Friedman (1912-2006) ou Friedrich Hayek (1899-1992), par exemple. À l’inverse, d’autres économistes ont affirmé que pour préserver le libéralisme politique, il fallait réguler et parfois limiter le libéralisme économique. C’est l’affirmation de John Maynard Keynes (1883-1946), par exemple, qui insiste sur le rôle des instabilités financières et la gestion de la demande agrégée. La construction européenne est au cœur de ces contradictions. En effet, le projet européen est un projet politique de paix perpétuelle, en utilisant l’économie et l’extension du marché unique comme moyen presque exclusif. C’est ce projet qui est en échec : l’extension du libéralisme économique mal pensée a érodé le socle du libéralisme politique, du fait des divergences économiques européennes.

Vous pointez les effets délétères provoqués par la divergence des situations économiques au sein de l’Union européenne, notamment pour ce qui est des marchés du travail. Pourquoi ces divergences ?

En effet, jamais les pays européens n’ont autant divergé depuis l’introduction de l’euro. Par exemple, la productivité du travail n’a pas augmenté en Italie depuis vingt ans. La tentation est forte pour les gouvernements d’utiliser la dette publique pour distribuer du revenu, mais cela n’est pas tenable. Ensuite, alors que France et Allemagne étaient comparables en terme d’exportation au début des années 2000, elles sont aujourd’hui dans des situations inverses, l’Allemagne est le pays le plus exportateur du monde devant la Chine tandis que la France est le pays le moins exportateur de la zone euro.

Autre exemple, les Pays-Bas exportent plus de 10% de leur richesse nationale, ce qui est bien supérieur au seuil européen qualifiant les déséquilibres économiques. Or, demander un rééquilibrage à ces pays exportateurs, va à l’encontre de leurs intérêts de court terme, car ils devraient investir ou reposer plus sur leur demande interne. Il n’est dès lors pas surprenant de les voir s’opposer au projet d’un budget européen de stabilisation.

Pourquoi de telles divergences ? Le projet européen s’est reposé sur l’idée fausse que la mise en concurrence des économies nationales allait faire converger les institutions économiques, notamment celles du marché du travail, entraînant une convergence politique. Il nous faut aujourd’hui un constructivisme social européen qui soit compatible avec l’existence d’une monnaie unique, commune à des capitalismes nationaux différents et qui ne soit pas un facteur d’augmentation des inégalités.

La tentation des États de se replier sur le protectionnisme est de plus en plus répandue. Dans le même temps, certains acteurs s’engagent dans des démarches que vous qualifiez de “techno-anarchiques”, comme les cyber monnaies. Ces tendances vous semblent-elles inévitables ?

On assiste effectivement à une double tendance. La première est l’accroissement de la taille des États-providence nationaux pour essayer de lutter contre les inégalités économiques : éducation, santé, retraite, assurance chômage. D’une manière provocatrice, j’écris que nous n’avons jamais été autant socialisés, lorsque l’on voit  le niveau des dépenses publiques, et ce dans tous les pays du monde. Le problème est que l’État-Nation est maintenant une base trop étroite et qu’il faudrait une internationalisation raisonnée de nos États providence. C’est la proposition de mon livre.

Face à cette situation, on assiste en effet à une tentation techno-anarchiste, de fuite vers des sociétés sans États, soit dans l’espace, avec les projets d’Elon Musk, soit sur des îles autonomes, avec l’institut Seasteading, ou enfin dans le cyber-espace avec le projet de cyber-monnaie, comme le Bitcoin ou la Libra. Alors qu’au XIXe siècle, les projets de sécession étaient portés par les plus pauvres, avec l’utopie fouriériste des phalanstères par exemple, ils sont aujourd’hui défendus par les plus riches pour échapper à l’impôt.

Il faut lutter contre ces tendances, non pour limiter les tentatives d’expérimentations sociales, qu’il faut au contraire encourager, mais parce qu’il faut contribuer aux biens publics : l’éducation, la santé, la stabilité et l’environnement. Enfin, comme économiste je pense que ces projets reposent sur une idée fausse d’une très grande stabilité des sociétés sans États. Par exemple, la stabilité de la monnaie provient de la politique monétaire qui est un attribut public, fruit d’un débat qui a conduit aux mandats actuels des banques centrales.

Vous affirmez qu’augmenter le budget européen est difficilement envisageable mais dans le même temps vous plaidez pour le renforcement des mécanismes de solidarité entre les membres de l’Union européenne. N’est-ce pas contradictoire ?

Je défends effectivement le projet d’une assurance-chômage européenne comme avancée concrète pour résoudre les tensions européennes. Ce projet, porté aujourd’hui par de plus en plus d’économistes, me semble maintenant prendre une actualité particulière. L’intérêt du projet est de reposer sur une solidarité entre les pays sur le mode assurantiel et contractuel, comme lors  de création de nos États-providence nationaux. C’est ce même mouvement que l’on peut reproduire en construisant des attributs d’un État providence européen. Ce processus n’entame pas les souverainetés nationales dont l’affirmation actuelle rend difficile l’augmentation du budget de la zone euro.

D’une manière plus concrète le projet est l’introduction d’un niveau européen d’assurance chômage en plus des systèmes nationaux qui resteraient différents. Cette proposition s’inspire du cadre institutionnel américain, où un niveau fédéral de ré-assurance chômage coexiste avec des systèmes différents d’assurance chômage entre les États. Le Texas et le Vermont ont des systèmes d’assurance chômage différents, mais lorsqu’un État connaît une crise importante, un niveau fédéral vient aider l’État en difficulté. Le financement de ce niveau européen se ferait par des contributions des États qui seraient ajustées pour qu’il n’y ait pas de transferts permanents entre les États.

Le détail institutionnel concret d’un tel système est maintenant très étudié en Europe, et la faisabilité technique ne pose pas de doute. Le problème provient de l’absence de volonté politique tant la dimension sociale est peu présente en Europe. Je note cependant que l’idée avance en Europe, même si elle est peu débattue en France.
L’Europe nous demande de penser la liberté individuelle et la solidarité effective à son échelle. Il faut trouver des chemins pour rendre compatible les capitalismes européens et nos États-providence.

Propos recueillis par Hélène Naudet, direction scientifique.

Cet article est extrait du dernier numéro de Cogito, le magazine de la recherche à Sciences Po. Consulter le sommaire et tous les articles.

Xavier Ragot, directeur de recherche CNRS, professeur au Département d’économie de Sciences Po, dirige l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Macroéconomiste, il consacre ses recherches à l’économie monétaire et au rôle de l’hétérogénéité et des inégalités dans la dynamique économique. Ses travaux appliqués récents portent sur la crise européenne.

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