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14.11.2023

Chaire cinéma : le festival comme expérience collective

Et si le cinéma permettait de mieux comprendre notre monde contemporain ?

Quatre étudiantes et étudiant de l'École d'affaires publiques de Sciences Po - Paola Arecco, Clémence Carel, Maria Oderiz Sanchez et Mateo Zaouani - également ambassadeurs de la Maison des Arts et de la Création, nous racontent la quatrième rencontre orchestrée par Claire Denis en octobre dernier, en présence du directeur de festival et critique cinématographique Carlo Chatrian. Un événement co-organisé dans le cadre de la Chaire Cinéma de la Maison des Arts et de la Création et des Masterclasses Culture de l’École d’affaires publiques.

Claire Denis et Carlo Chatrian en présence d'étudiants de Sciences Po et d'organisateurs de la Chaire Cinéma. (crédits : Esther Rogan / Sciences Po)

Mardi 10 octobre 2023, 17h15. L’amphithéâtre Leroy-Beaulieu-Sorel bouillonne : la longue salle se remplit d’étudiantes et étudiants venus pour écouter la quatrième rencontre de la Chaire Cinéma de Sciences Po, un débat entre la réalisatrice Claire Denis, titulaire de la Chaire, et Carlo Chatrian, directeur de la Berlinale (le festival de cinéma de Berlin), animé par Jean-Michel Frodon, critique et historien du cinéma.

Le festival : un lieu d’échange et d’expérience collective 

Dans les années 1960, le cinéma était un vrai lieu d'échange : les films permettaient de connaître les actualités du monde entier et suscitaient le débat. Aujourd’hui, c’est le festival qui garde cette dimension de rencontres et d’humanité, qui parfois se perd parmi les plateformes VOD. Lors des projections de festival, les spectatrices et spectateurs vivent une tension, parfois une peur pour le film : “Est-ce que les gens vont partir ?” “Vont-ils rejeter le film ?” C’est ce partage qui fait que le festival reste un lieu unique et fondamental à la fois pour les artistes, les publics et les professionnels. 

Cette vitalité des festivals est d'autant plus forte qu’elle repose sur la dimension collective du cinéma. Pour Claire Denis, regarder seul un film chez soi est une façon d’en prendre connaissance et de l’archiver. La temporalité est purement personnelle ; l’expérience est confortable. En revanche, dans une salle de cinéma, c’est un autre rapport au temps qui s’active. Le partage collectif d’émotions, parfois contradictoires et opposées, rend l’expérience beaucoup plus vibrante.

C’est cette vision fédératrice du cinéma qui a guidé les choix de Carlo Chatrian pendant la crise sanitaire. En 2021, la Berlinale fut prolongée au mois de juin pour organiser les projections publiques en présentiel, alors que les projections professionnelles avaient été diffusées en ligne en février. À travers cette volonté de réunir les spectateurs dans un même lieu, malgré les contraintes sanitaires, le festival est parvenu à créer une expérience de vivre-ensemble

La notion de collectif est caractérisée également la composition d’un jury, enjeu fondamental dans l’organisation et la crédibilité d’un festival. Il est nécessaire de bien équilibrer personnalités reconnues, différents professionnels du cinéma et une représentation paritaire d’hommes et femmes.

Artistes et festival, entre intensité et traumatisme 

Pour les réalisatrices et réalisateurs, l’invitation à un festival est un inattendu qui permet au film d'être vu par des publics de différents pays, des acheteurs, d’autres artistes. C’est une possibilité unique de rencontres inoubliables mais aussi d’un choc douloureux qui parfois marque pour toujours le travail des réalisateurs qui se mettent à nu devant le public. C’est pour cette raison que le festival doit être un lieu d’accueil assurant les meilleures conditions pour que les cinéastes et leurs œuvres soient reçus à bras ouverts, sans jugement. Le festival doit se penser comme un espace de risque et de liberté. Claire Denis souligne que la sélection d’un film en festival est avant tout, avant les questions de mérite de la représentation, une invitation bienveillante.

Tremplin pour les cinéastes, pari pour les personnes qui l'organisent, présenter un film en festival pour la première fois est toujours une expérience intense. Pour Claire Denis, c’est l’histoire sublime d’une première fois. À ce sujet, elle raconte sa peur de s'exposer à travers une première anecdote. Elle s'est rendue à Cannes pour présenter son premier film, Chocolat, en 1988, pensant naïvement que la fonction du festival était de visionner des films. C’est à ce moment qu’elle a pris conscience du caractère exceptionnel de l’événement : les premières critiques reçues, les premiers mots entendus face à l'œuvre sont uniques. 

Ce sublime peut parfois se traduire par un grand choc. Dans une seconde anecdote, Claire Denis raconte l’expérience traumatisante de la projection de Nénette et Boni au Festival de Locarno en 1996. Lorsque son film est projeté en plein air sur la place publique devant une foule de spectateurs cinéphiles, elle prend peur et court se réfugier dans son hôtel. Or l’écran géant, métaphore de la fonction des festivals, projette des images du film dans chaque coin de rue de la ville, qui semblent la poursuivre dans sa fuite. 

Carlo Chatrian considère que le travail du festival consiste à permettre au film de commencer sa vie publique dans les meilleures conditions : “Dans la majorité des cas, les producteurs du film sont nus. C’est un moment à la fois traumatique et de grand bonheur.” Son rôle est alors de rendre humain ce premier pas, prémunir les artistes face à la violence potentielle du tapis rouge, de la presse, etc.

Le festival, une ode au cinéma et à la création 

À la Berlinale, 8 000 films présentent leur candidature tous les ans et 250 sont retenus. L'objectif est de composer une sélection variée qui représente le monde à travers la diffusion de voix uniques qui posent et se posent des questions. Malheureusement, on assiste de plus en plus à une homogénéisation des productions et à une plus faible prise de risque de la part des programmatrices et programmateurs qui proposent une sélection de films suivant les préoccupations du moment et qui peut être appréciée par le grand public. 

En réponse à une question posée sur les caractéristiques d’un bon film lors d’un festival, Claire Denis se remémore sa première expérience en tant que spectatrice au Festival de Cannes. Pendant la projection d’un long métrage d’un réalisateur thaïlandais, elle a été tellement inspirée qu’elle a eu “envie de faire du cinéma”. C’était une proposition avec une langue, une musique et un contexte complètement différents des siens. Pourtant, la liberté et l’inspiration de ce film s'inscrivait dans un langage universel.

La contrepartie de ce type de film sont les films catalogués comme “jolis” . Ce qualificatif est un “masque” qui est dangereux, explique Claire Denis. Il contraint le spectateur à prendre une position neutre, ce qui n’est pas suffisant pour pleinement vivre une expérience cinématographique. Avec un film “joli”, “on ne se mouille pas, on ne réfléchit pas” affirme la réalisatrice primée.

Carlo Chatrian ajoute à ce sujet que les “bons films” doivent, avant tout, susciter la réflexion. Lorsqu'il présente un film au panel de sélection, il espère un débat. Si tout le monde pense qu’il s’agit d’un film agréable, il hésite. Dans ce cas, peut-être que le film ne dérange pas suffisamment et ne pose pas assez de questions. L’environnement parfait pour soutenir les débats suscités par un film, pour assumer cette liberté et ce risque, c'est le festival.

C’est dans ce cadre que Claire Denis utilise une expression provocatrice pour parler du cinéma : « ce n’est pas de l’art ». Derrière cette mystérieuse formule, se cache une vérité essentielle : le cinéma est déjà par lui-même la rencontre d’une diversité d’éléments qui lui sont propres, avant même de s'inscrire dans un mouvement artistique. « Rien que le cinéma, c’est bien quand même » déclare-t-elle en conclusion de la rencontre.

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