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11.03.2016
"Le bilan des printemps arabes est clairement négatif"
À l’occasion du cinquième anniversaire des “printemps arabes”, deux chercheurs du CERI, Stéphane Lacroix et Alain Dieckhoff, se penchent sur les suites des mouvements d’émancipation de l’année 2011. Entre guerre et autoritarisme, un bilan plutôt sombre.
Stéphane Lacroix : La situation est décevante pour toutes les personnes qui ont vu dans les printemps arabes de 2011 une possibilité d’émancipation pour des peuples qui vivaient depuis des décennies sous des régimes autoritaires. L’autoritarisme a résisté, il s’est même réinventé de manière plus brutale dans un certain nombre de pays, en Egypte mais bien plus encore en Syrie, où des centaines de milliers de personnes sont mortes au cours des dernières années.
Cinq ans après 2011, le bilan est sombre : nous avons, d’un côté, des États qui se sont effondrés, avec des zones livrées à la guerre civile et au chaos politique qui profitent à des organisations comme l’État islamique - en Irak, en Syrie ou en Libye ; et d’un autre côté, des régimes autoritaires, qui ont survécu ou, dans le cas de l’Egypte, sont revenus au pouvoir sous une forme nouvelle, au prix d’une répression brutale et souvent profondément dommageable pour le contrat social comme c’est le cas au Bahreïn. Dans ce petit émirat, les tensions sociales et confessionnelles existent depuis des décennies. Jusqu’en 2011, elles s’inscrivaient dans un cadre semi-autoritaire qui, en dépit de tout, limitait les tensions et la violence de l’État. Ce contrat social est aujourd’hui rompu puisque le régime s’est maintenu au prix de cassures qui vont être très difficiles à réparer. On pourrait étendre ce constat aux autres pays du Golfe tel le Koweït, qui a longtemps été un pays ouvert avant que les autorités accentuent leur répression.
"Le demi-succès en Tunisie nous prévient contre toute illusion"
Le seul pays à faire exception serait la Tunisie qui est un succès ou plutôt un demi-succès, qui nous donne de l’espoir mais nous prévient également contre toute illusion. En réalité, la Tunisie est un succès partiel et menacé car si un régime pluraliste et démocratique a pu s’établir dans le pays, toute la question des inégalités sociales, l’un des ressorts de la révolution de 2011, a été oubliée et sacrifiée sur l’autel de tractations politiciennes entre des forces politiques de bords différents qui ont réussi à s’entendre en faisant l’impasse précisément sur la question sociale. Le pluralisme démocratique est en outre aujourd’hui menacé par le retour d’une certaine logique sécuritaire alimentée par la menace du terrorisme qui donne des arguments à certains « étatistes », souvent héritiers du régime Ben Ali, qui font aujourd’hui partie de la coalition politique au pouvoir et qui considèrent que dans une époque marquée par le terrorisme, certaines libertés fondamentales, chèrement acquises au cours des cinq dernières années, se doivent d’être sacrifiées. Cette question de la frontière entre liberté et sécurité se pose aussi dans des pays non arabes comme on peut le voir en France. Dans une Tunisie qui est une phase de consolidation démocratique, ce débat est toutefois particulièrement inquiétant car un retour en arrière serait relativement aisé dès lors que les bases de la démocratie ne sont pas encore consolidées.
“Il n’y a pas eu d’effet domino du processus révolutionnaire”
Alain Dieckhoff : Le bilan des printemps arabes est en effet clairement négatif. Pour comprendre pourquoi, il faut revenir à ce qui s’est passé et à ce qui ne s’est pas passé depuis cinq ans, je veux dire revenir à ce qui a commencé en Tunisie puis s’est développé en Egypte et dans le monde arabe. L’idée qu’il y aurait un effet domino du processus révolutionnaire sur l’ensemble des pays de la zone à partir de la Tunisie est vite apparu comme une erreur. L’expérience révolutionnaire a eu un écho mais elle n’a pas touché l’ensemble des pays. Dans beaucoup d’entre eux comme les Émirats arabes unis ou le Qatar, il ne s’est rien passé du tout ; dans d’autres, les choses n’ont pas duré très longtemps comme en Arabie Saoudite, au Koweït, dans le Golfe de manière générale. L’Algérie est également restée en dehors du processus. De nombreux régimes n’ont jamais été menacés.
Certains pays ont connu des changements politiques importants mais la Tunisie est le seul à avoir réussi sa transition démocratique. En Egypte, les frères musulmans se sont retrouvés au pouvoir puis il y a eu une contrerévolution, une restauration de l’ordre autoritaire sous des modalités plus brutales. En Libye, le régime Kadhafi, au pouvoir depuis 1969, s’est effondré et nous sommes aujourd’hui dans une situation de chaos généralisé. En Syrie, les choses ne se sont pas passées comme beaucoup le pensait. Bachar el-Assad a mieux résisté que prévu et le pays est aujourd’hui dans une situation de guerre endémique. Le Yémen est, pour d’autres raisons, dans la même situation. Ces trois pays partagent un trait commun : l’État y a une faible légitimité. Si la Libye est une construction artificielle des Italiens et la Syrie une fabrication des Français et des Anglais, le Yémen est, lui, une ancienne entité politique qui est cependant en voie d’effondrement. La raison tient au fait que la réunification de 1990 n’a pas été vraiment achevée, elle était contestée par certains sudistes et puis les clivages entre sunnites et zaydites se sont exacerbés, ce qui produit une situation de chaos tout comme en Irak. Dans ce pays, la fragmentation des forces centrifuges est antérieure à 2011 mais elle s’est indéniablement exacerbée. Aujourd’hui, l’Irak est divisé entre des zones contrôlées par les chiites, des territoires contrôlés par les Kurdes et une zone sunnite où Daesh s’est implanté. Il est intéressant de voir que le djihadisme à la mode Daesh prospère dans les États effondrés ou aux périphéries d’autres Etats comme le Sinaï en Egypte.
“Les monarchies ont mieux résisté aux forces de protestation que les régimes présidentiels”
Enfin, il convient d’évoquer les monarchies personnelles – Maroc, Jordanie –, qui contrairement aux monarchies du Golfe ont connu des mobilisations assez importantes mais dans lesquelles les monarques ont réformé pendant qu’il en était encore temps et sont finalement parvenus à gérer le processus révolutionnaire qui, en théorie, aurait pu les emporter. Les monarchies familiales du Golfe ont, elles, conservé leur modèle autoritaire et brisé toute potentialité de contestation en redistribuant l’argent du pétrole. Les monarchies personnelles, qui ne disposent pas de ces ressources et ont été obligées de négocier dans un espace plus libéralisé, s’en sont néanmoins assez bien sorties en utilisant leurs propres ressources de légitimité et en intégrant une partie de l’opposition (l’actuel Premier ministre marocain est un islamiste). Globalement, les monarchies ont eu une capacité d’intégration différenciée des islamistes plus grandes que les républiques.
Stéphane Lacroix : Je suis tout à fait d’accord mais je m’interroge cependant sur la catégorie « monarchie » même si toutes les monarchies possèdent un discours de légitimité – la légitimité traditionnelle de Max Weber – qui manque aux régimes présidentiels et fait qu’elles ont effectivement mieux résisté aux forces de protestation que ces derniers.
Il existe néanmoins deux types de monarchies…
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- Alain Dieckhoff est directeur du CERI
- Stéphane Lacroix, est professeur associé à l'École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au CERI.