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06.02.2022

Podcast Cevipof / Public Sénat : les émotions au coeur du vote ?

Je vote, tu votes, nous votons - un podcast de public senat et SciencesPo CEVIPOF
(crédits : @Public Sénat/Cevipof)

Dans le cadre du podcast Je vote, tu votes, nous votons, lancé par Public Sénat en partenariat avec le CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po, Martial Foucault et Anne Muxel partagent leurs analyses sur le comportement électoral des Français. 

Martial Foucault, professeur des universités en science politique à Sciences Po et directeur du CEVIPOF, a ouvert le bal de cette série avec l’épisode intitulé “Les gens en colère” votent-ils tous aux extrêmes ? Anne Muxel, directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS (CEVIPOF/Sciences Po), a quant à elle livré son analyse dans le deuxième épisode sur le thème Votes-tu comme tes parents ? Conversation. 

Martial Foucault, pourriez-vous nous expliquer la genèse de cette série de podcasts en collaboration avec Public Sénat ? 

Cela faisait plusieurs mois que je réfléchissais à une formule de vulgarisation des travaux conduits au CEVIPOF dans un format court et accessible au plus grand nombre. La rencontre avec Public Sénat et sa directrice du numérique a été le moment déclencheur pour concevoir une première saison de podcasts dédiés au comportement électoral en période présidentielle. La suite a consisté à identifier les sujets les plus novateurs ou les moins discutés dans l’espace public. Et le résultat me semble déjà au-delà de mes espérances laissant l’espoir de poursuivre la fabrique de tels supports.

Anne Muxel, vous vous intéressez à la transmission des choix politiques et idéologiques notamment dans le cadre de la famille. Quelle est la place des émotions dans la construction d’une identité politique ? De quelle manière cette dimension se répercute-t-elle sur le vote des jeunes ?

Anne Muxel : Il est en effet essentiel de souligner l’importance des émotions dans le lien à la politique. Mais dans le cadre familial, relationnel et intime, il faut aussi parler des affects, des relations interpersonnelles qui mettent en jeu cette dimension affective, au travers de ce que j’ai appelé la politisation intime, soit l’ensemble des interactions et des échanges dans l'espace privé qui façonnent les orientations politiques, les valeurs et les choix idéologiques des individus. S’il n’y a jamais de reproduction à l’identique des choix et des comportements politiques, en revanche la continuité domine dans cette transmission, et l’on compte une majorité de Français qui affirment une filiation politique par rapport aux positionnements de leurs parents. Très tôt les enfants fixent des repères politiques structurants dans la fabrique de leur identité politique qui s'affirmeront en grandissant. Ce sont les orientations idéologiques qui se transmettent dans la famille, le vote est moins directement transmissible, ne serait-ce que parce qu'il délimite un choix plus ouvert et une marge de négociation face à une offre électorale plurielle. On peut être de gauche comme ses parents, mais ne pas voter de la même façon à l’intérieur de l’offre électorale de gauche. Et de même pour la droite.

Dans l’enfance, la socialisation politique dite primaire se fait par imprégnation diffuse, au travers d’un ensemble de processus affectifs et plus ou moins conscients. Les affects qui s’expriment, les émotions qui transparaissent dans les attitudes des parents - l'enthousiasme, l’agacement, la colère, la peur - sont captés par les enfants. Cette socialisation primaire va entrer en interaction avec des processus de socialisation dite secondaire : l’école, les amis, mais aussi l’impact des médias et des réseaux sociaux, ou encore l’irruption d’un événement, représentent autant de vecteurs de sensibilisation et d’expérience qui vont aussi façonner les choix politiques. Ce qui va en bout de course déterminer l'orientation d’un vote doit compter avec beaucoup de paramètres.

Martial Foucault : Lorsque l’on s’intéresse aux comportements du vote, on a souvent tendance à utiliser des catégories qui sont celles de la sociologie ou de la science politique et de considérer que beaucoup de choses peuvent s’expliquer par des “dimensions objectivables” (âge, sexe, niveau d’éducation, profession..). Mais au fil d’analyses et d’enquêtes, on s’aperçoit que ces catégories ont perdu un peu de leur pouvoir explicatif.
Prenons un exemple très simple : pourquoi les personnes pour qui, je dirais, “tout va bien”, votent-elles pour des candidats, en France et ailleurs, qui sont aux extrêmes de l'échiquier politique ? C’est à partir de cette volonté de mieux saisir et comprendre la place de comportements politiques inattendus par rapport à des modèles éprouvés que la place du subjectif et du psychologique est réhabilitée. L’idée selon laquelle l’électeur voterait selon des intérêts très égoïstes n’est pas confirmée dans nos enquêtes. Au contraire, on peut même imaginer une forme de “rationalité émotionnelle” pour tenter de concilier l’opposition philosophique entre raison et passions.  

Et lorsque Anne Muxel évoque la notion d’affect plutôt que d’émotion, il est vrai que le mot émotion renvoie à tellement de définitions qu'il n’y en a pas une qui s’impose. Dans le comportement électoral, la place des émotions est d’essayer de trouver un mécanisme, car elles ne sont activées que lorsque l’on est face à une situation nouvelle, une situation de “choc”, comme par exemple les attentats de 2015 en France, face auxquels les gens n’étaient pas préparés à réagir avec les ressources dont ils disposaient. On observe alors deux types d'émotions qui en disent beaucoup sur le comportement du vote : la peur et la colère.

Justement, vous évoquez également dans le podcast la place des émotions dans le vote et la façon dont les récents mouvements contestataires citoyens (gilets jaunes, antivax…) ne se sont pas construits sur une rationalité mais sur des colères, qui peuvent parfois pousser à un vote aux extrêmes. Pouvez-vous nous expliquer la formation de ce sentiment et sa répercussion sur le vote ? 

Martial Foucault : Nous assistons en France depuis ces cinq dernières à une succession de menaces. Car, finalement, la crise des Gilets jaunes a représenté pour beaucoup de Français une véritable menace, au-delà des élements de manifestations qui étaient marginaux. Une menace sociale, presque morale. 
Concernant la crise sanitaire, on se trouvait plutôt dans l’incertitude totale et face à une menace réelle car la COVID tuait des personnes. Et puis aujourd'hui avec la guerre en Ukraine, ces éléments vont produire deux types de réactions.

Premièrement, les citoyens ont besoin de comprendre ce qui se passe sous leurs yeux. Pour cela, ils peuvent mobiliser des ressources, soit personnelles soit extérieures, qui leur permettraient d'éviter qu’un tel événement auquel ils n'étaient pas préparés ne se reproduise. Et en général lorsqu'ils y parviennent, ils se trouvent plutôt dans un sentiment d'anxiété, de peur, face à l'événement. La réponse du politique peut alors être très importante. On s’attend à ce que les responsables politiques apportent des éléments pour apaiser ces peurs.

Et puis il y a une deuxième émotion, là aussi négative, qui est la colère. Prenons l’exemple de l’élection de Donald Trump en 2016 ou encore le Brexit. Il y a eu là une mauvaise lecture des politologues, on s’est dit qu'en fait ce sont des électeurs qui ont peur qui votent pour ces extrêmes. C'était une erreur d’analyse car l’émotion, c’est autre chose. On n’a pas besoin d'être rassurés, c'est plutôt un sentiment d’exaspération. On considère que ces événements peuvent se reproduire, donc véritablement pour empêcher leur nouvelle occurrence, il faut changer radicalement les choses et dans le vote, cela se traduit par une préférence plus forte à voter pour des candidats aux positions les plus radicales. On observe, à travers nos recherches, que la peur n’est pas le ressort émotionnel du vote des extrêmes. C’est avant tout la colère.

L’abstention est un point saillant du vote des Français. Quant à la jeunesse, elle s’exprime désormais par d’autres biais que les urnes. Ce parallèle peut-il s’établir avec les “gens en colère” ? Y a-t-il encore à craindre une forte abstention de part et d’autre en avril 2022 ?

Anne Muxel : Avant de parler d’abstention, on peut difficilement ne pas évoquer le tour singulier que prend cette campagne présidentielle avec la guerre en Ukraine. Celle-ci avait du mal à intéresser et à structurer des enjeux saillants, et la guerre introduit de nouvelles préoccupations qui interfèrent non seulement sur l’offre politique mais aussi sur les attentes des citoyens.

Dans un contexte d’individualisation du rapport à la politique, de perplexité des électeurs et de grande défiance institutionnelle, la prévision de l'abstention n’est pas chose aisée. L'électeur est aujourd’hui d’abord intermittent et plus incertain, voire plus mobile dans ses choix. Mais certaines études montrent que l'intention de s’abstenir est aujourd’hui plus élevée qu’à la même date il y a cinq ans. Le contexte politique et géopolitique actuel peut renforcer l'abstention dans la mesure où l’élection peut paraître jouée d’avance, ce qui ne motive pas les électeurs, notamment les plus indécis ou les plus éloignés du champ politique, à aller voter. Le président Macron dans le cadre d’une crise majeure comme celle-ci  apparaît renforcé dans sa position et a indéniablement progressé en intentions de vote. 

“Le vote des jeunes est moins vécu comme un devoir que comme l'expression d’un droit”

Dans ce contexte, les jeunes qui sont, quel que soit le type de scrutin, toujours plus abstentionnistes que leurs aînés, peuvent considérer que le climat n'est plus à la bataille électorale, que les jeux sont faits d’avance. Ce ne sont pas des conditions pour les encourager à voter, alors même que bien des circonstances les éloignent des urnes : leur mal inscription sur les listes électorales, la crise de la représentation politique, leur incertitude devant les choix à faire. S’ajoute à cela l’effet du “moratoire électoral” qui caractérise les années de jeunesse, en raison de leur moindre disponibilité pour une participation électorale assidue. Cela s'explique également par le fait que les jeunes entrent à ce moment-là dans leurs vies de citoyens actifs dans un temps où le vote est de moins en moins vécu comme un devoir mais de plus en plus comme l'expression d’un droit. Avec ce droit, c’est aussi le droit de ne pas voter qui est revendiqué. Dans ce contexte, l’abstention acquiert plus de légitimité.

Martial Foucault : Il y a beaucoup de paradoxes sur le vote des jeunes, il faut être très prudent. Pour l'élection présidentielle, il n’a pas été observé de niveau d'abstention record chez les jeunes en 2012 et en 2017. Néanmoins, il est essentiel de prendre toute la séquence, c'est-à-dire que s’ils se mobilisent pour l'élection présidentielle, ce sont en revanche les premiers à quitter la scène électorale pour les élections législatives. La participation politique ne passe plus nécessairement pas ces structures partisanes qui les ont déçus, mais plus souvent par des mouvements éphémères, une sorte de “vote action”.

Anne Muxel : La temporalité du rapport à la politique a changé. Le pragmatisme est aujourd’hui central dans la construction du rapport des jeunes à la politique, qui est associé à une demande d’efficacité de l’action publique et d’engagement des responsables politiques. Cela alors même que la médiation de la représentation politique suppose le temps long de la concertation, de l’arbitrage, du portage d’un projet politique. La demande d’efficacité immédiate butte sur le temps long de la politique dans sa gestion démocratique.

On observe que ce manque d’intérêt pour le scrutin ne reflète pas pour autant un désintérêt pour la marche du monde. Quels types d’actions et d’engagements directs des citoyens, en dehors de la médiation du vote, peut-on observer en ce sens ? 

Anne Muxel : Alors même que les jeunes sont très concernés par la question environnementale, on pourrait s'attendre à ce qu'ils votent tous pour EELV, or ce n’est pas le cas. Ce n'est pas au travers du vote qu’ils estiment que l’on peut avoir une efficacité pour porter cet enjeu comme il devrait l'être étant donné l’urgence qui s’impose, donc ils choisissent d'autres modes d’actions. Par exemple, dans une enquête que j’ai récemment menée sur la génération Z, un cinquième d’entre eux a déjà réellement participé à une marche pour le climat. Donc on voit bien là qu’il y a une sorte d’hiatus, entre participation électorale et participation protestataire.

“Les jeunes ne sont pas dépolitisés, ils se politisent autrement”

Martial Foucault : Les jeunes sont au cœur du politique, ils sont très sensibilisés à ce qu’ils perçoivent eux-mêmes de façon très subjective comme étant des conflits pour lesquels le représentant politique n’apporte pas de réponses dans un temps court. On l’observe dans différentes enquêtes, la question des injustices, des discriminations - et d'ailleurs l’enjeu environnemental est perçu par les jeunes comme une injustice - est ressentie comme une forme de conflit dans le traitement qui est fait par une génération par rapport à celle qui va subir ces évolutions à moyen terme. Les jeunes ne comprennent pas pourquoi des réponses ne sont pas apportées par les mécanismes de la démocratie représentative. Ainsi donc, ils finissent par choisir d’autres registres d’action collective et cela passe par des manifestations, parfois des boycotts, parfois des mouvements virtuels ou un attachement à des personnalités, pas nécessairement politiques, mais qui vont porter un message dans la culture, le sport, parfois même des héros économiques. En soi c’est aussi rassurant de savoir qu'ils ne sont pas dépolitisés, ils se politisent autrement.

Anne Muxel : Le répertoire d’actions politiques à disposition des citoyens s’est élargi et diversifié. Les jeunes peuvent mobiliser des registres différents pour participer : dans le champ de la participation conventionnelle, ils peuvent voter – et leurs choix pour les extrêmes de l’échiquier partisan concernent à peu près la moitié d’entre eux - , dans le champ de la participation non conventionnelle, ils peuvent être à l’initiative de mobilisations souvent très inventives et très suivies. Leurs engagements peuvent être forts. Certains peuvent s’engager pleinement dans l’action humanitaire, pour la défense des droits de l’Homme ou des valeurs universalistes, contre les injustices et pour l’égalité, mais aussi dans des registres plus classiques tels que l’engagement militaire. Regardez ces jeunes Ukrainiens aujourd’hui, qui n’ont jamais eu une arme en main et qui partent défendre leur pays… En France, ce sont six jeunes sur dix qui disent qu’ils pourraient se battre pour défendre leur pays. Nous parlions des affects, des émotions, mais là, nous sommes vraiment dans un registre affectif extrême, la défense de son pays, dans une émotion de patriotisme très forte, poussée à son point ultime devant la menace et le danger.

Il y a aujourd'hui, y compris dans cette jeunesse, une immense réactivité dès l’instant où un enjeu est considéré comme crucial voire vital, qui les interpelle et les mobilise pour défendre des valeurs jugées essentielles : l’avenir de la planète, celui d’un pays, une attaque d’où qu’elle vienne, une mobilisation dans le cadre d’une crise sanitaire, etc. L'engagement est moins arrimé que par le passé à des grands systèmes idéologiques constitués, mais il n’en n’est pas moins bien réel.

Martial Foucault : Ce sont d’ailleurs ces expériences d’engagement qui vont produire ensuite de l'engagement classique, dans les urnes. On prétend souvent que l’on se trouve dans un monde où l'individualisme vient tordre cet esprit civique. Je persiste cependant à observer au fil des enquêtes que nous menons qu'il y a une très forte conscience des jeunes dans ce que l’on pourrait appeler une “communauté de destins”, dans laquelle ils pensent à la société avant de penser à leur situation personnelle. Ce sont ces moments d’engagement dans leur parcours de votants qui vont produire de la politisation.

Propos recueillis par l'équipe éditoriale de Sciences Po

En savoir plus :

Crédits photos : ©Salvatore Allotta/Shutterstock - Place de la Republique, Paris, France - December 08, 2018 : Demonstrators with yellow vests ("gilets jaunes" in french) protest against the increase of fuel cost, excessive living costs.

©Gerard Bottino / Shutterstock - "Notre planète notre futur"

Article initialement publié le 2 mars 2022