Les outils d'influence énergétique appliqués au gaz de schiste aux Etats-Unis

François Damerval

01/2014

Ces dernières années, l’industrie américaine a développé un argumentaire et un vocabulaire destinés aux députés européens pour défendre les gaz de schiste et le nucléaire et influencé les futures législations européennes1

Cette tactique stylistique, concrétisée depuis quatre ans et demi dans un lobbying très actif auprès du Parlement européen, se manifeste par l’utilisation de noms d’influence, tels que « énergie décarbonnée » pour donner au nucléaire une image d’énergie de l’avenir susceptible de transformer demain ses déchets en matière réutilisable ; le charbon n’est plus sale mais du « charbon propre » ; les agrocarburants deviennent des « biocarburants », nom plus valorisant et vendeur.

Dans son ouvrage,  La Fabrique du mensonge2, Stéphane Foucart décrit les techniques d’influence utilisées par des industriels. Il y affirme  que  « l’instrumentalisation de la science est la forme la plus subtile de propagande ». En novembre dernier, à Varsovie, lors de la conférence des Nations-Unies sur le changement climatique, les questions énergétiques ont pris le dessus sur les questions climatiques. Il est vrai qu’organiser le sommet mondial du charbon propre en même temps que la conférence onusienne montre la volonté du pays hôte de brouiller, voire torpiller, les négociations, comme il l’avait déjà fait deux ans plus tôt en tant que Président du Conseil de l’Union européenne.

Face au changement climatique et aux défis énergétiques, les intérêts des différents Etats sont difficilement compatibles, de même qu’entre les producteurs pétroliers, gaziers, charbonniers ou d’uranium et les consommateurs : ceux qui voient un avantage dans le changement climatique (libération d’espace, accès à de nouvelles routes à de nouveaux espaces touristiques…) et ceux qui sont directement et violemment confrontés à ses conséquences. Depuis le choc pétrolier de 1973, les intérêts et stratégies géopolitiques sont devenus prédominants dans l’accès aux énergies disponibles et la prise en compte du changement climatique a donné une plus grande réalité et intensité à ces enjeux. Outre les oppositions entre émission de gaz à effet de serre au jour le jour et émission historique (cumul dans le temps), les Etats utilisent la diplomatie environnementale pour accroître des avantages concurrentiels sur leurs adversaires et les chiffres des émissions par énergie deviennent des enjeux majeurs.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir le Canada se mobiliser sur les sables bitumineux extraits de son sous-sol et pour l’émission desquels l’UE souhaite mettre un coefficient multiplicateur. De leur côté, les Etats-Unis utilisent l’essor du gaz de schiste comme outil de diplomatie internationale, alors que sur l’ensemble de son territoire la situation est contrastée, voire totalement opposée entre certains Etats comme la Pennsylvanie et l’Etat de New-York.

L’un a banni complètement l’extraction (New York) ; la Pennsylvanie, le Dakota du Nord (plus fort taux de chômage des USA) et le Texas exploitent les gaz de schistes ; certains Etats n’ont pas de gaz de schiste et peuvent être ou ne pas être concernés par un système de management en eau inter-Etat ; les droits miniers ne sont pas identiques dans tous les Etats et la question de propriété, chère aux Américains, est constitutionnellement garantie. Et cela est cumulatif avec les règles de qualité de l’air, d’occupation des sols, les risques de proximité et les problématiques liées au sous sol (contaminations…). Si de nombreuses zones sont faiblement peuplées avec des terres appartenant à un seul propriétaire, la question est simple. En revanche, s’il y a un découpage en plusieurs parcelles, le fait de forer transversalement pose des problèmes de propriété. Ainsi, le Colorado qui a une législation hybride soulève de nombreuses questions.

A Ithaca, l’université de Cornell, qui compte quarante et un lauréats du prix Nobel, s’est spécialisée dans les sciences, les technologies, l’ingénierie et l’agriculture. Le professeur Anthony R. Ingraffea3, physicien, spécialiste de la mécanique des structures y enseigne. Cette ville et ses comtés ont été ces derniers mois des zones d’affrontements sévères sur les conséquences environnementales de la fracturation hydraulique.

Suite à des événements climatiques majeurs (notamment Sandy en 2012), de nombreuses contaminations dans l’environnement sont révélées. En dehors de ces cas d’événements climatiques, les relevés des études4 faites au Colorado montrent plus de trois cent cinquante cas de contamination des eaux souterraines résultant de plus de deux mille déversements de pétrole et de gaz au cours des cinq dernières années. En juin, l'université Duke a publié une étude5 reliant la fragmentation à des niveaux élevés de méthane, d'éthane et de propane dans les eaux souterraines. En octobre 2013, la revue Environmental Science and Technology publie des chiffres de concentration de radium dans des eaux usées deux cents fois au-dessus de la norme6. Ces informations devraient d’autant plus inquiéter quand on sait que l’eau de Pennsylvanie approvisionne la capitale Washington DC.

Au-delà de la question de la composition de l’eau après la fracturation, c’est celle de son stockage qui pose problème. L’entreposage de millions de litres entraîne des modifications des sols causant glissements de terrain et tremblements de terre. Là où on se focalisait sur la période de fragmentation, il faudrait aussi se pencher sur l’état des terres et des sous-sols après intervention.

En décembre 2012, une autre étude7 a montré la présence de cinquante substances chimiques dans l’air, dont quarante-quatre ont des effets nocifs sur la santé. En janvier 2013, la National Oceanic and Atmospheric Administration a identifié les émissions provenant des champs de pétrole et de gaz dans le Colorado, comme une source importante de polluants qui contribuent à produire de l'ozone, qui est un gaz toxique pour l’homme8.

L’impact de la présence de produits Cancérogènes, Mutagènes et toxiques pour la Reproduction (CMR) ne pourra être constaté que dans de nombreuses années et sera sans doute soumis à contestation. En revanche, l’impact sur les travailleurs devrait se manifester rapidement même s’il s’agit d’une population jeune n’étant plus dans une période de croissance.

Sur le plan économique, les chiffres avancés sont aussi soumis à incertitude. En effet, l’industrie annonce quarante-huit mille emplois créés alors que le centre de recherche de Keystone n’en recense que cinq mille sept cent. Chesapeake Energy, grand producteur de gaz et de pétrole situé à Oklahoma city, se trouve dans une situation financière compliquée. Il doit étaler les paiements pour les droits des propriétaires des terrains situés en Virginie de l’ouest, droits dus aux atteintes à l’environnement et aux conflits sur les compensations entre propriétaires et foreurs. De même la valeur des terrains varie en fonction de la période de forage avec un effondrement en post forage.

L’exploitation des gaz de schiste est de facto interdite dans quatre pays de l’Union européenne : en France et en Bulgarie, c’est la fracturation hydraulique qui est interdite ; en Allemagne (accord de gouvernement CDU SPD) et aux Pays-Bas, c’est un moratoire sur la technique de fracturation qui l’empêche. Dans l’Union européenne, cette exploitation est soumise au respect des réglementations en cours sur l’air, l’eau, les émissions et les risques entre autres. Le but d’une future législation, en cours d’élaboration, sera de s’exonérer d’une partie de ces règles. En décembre 2013, malgré l’avis du Parlement européen, le trilogue sur la directive des études d’impact a décidé, en regard des fortes pressions polonaises et britanniques, d’exclure les exploitations de gaz de schiste de cette réglementation.

Pour changer cette législation et trouver une majorité, les messages et études utilisés seront essentiels. Aujourd’hui, nombre de législations sont soumises à l’intense activité des lobbys, faite pour influencer les parlementaires et arriver à contourner les règles de droit commun. Mais ces influences peuvent également s’exercer sur les traités de libre échange (EU/Canada et USA) qui pourraient détricoter les législations existantes : les pressions pour la création de tribunaux arbitraux qu’une entreprise pourra saisir contre une législation en sont un bon exemple.


François Damerval est assistant parlementaire européen

  • 1. 1Voir http://www.rue89.com/2013/11/03/voyage-coeur-lobbies-gaz-schiste-nucleaire-247165
  • 2. Stéphane Foucart, La fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, Denoël, 2013, 304p
  • 3. Dernier ouvrage Fracture mechanics of concrete, Springer, 2013
  • 4. http://www.denverpost.com/environment/ci_22154751/drilling-spills-reaching-colorado-groundwater-state- mulls-test#ixzz2EihHU2fg
  • 5. http://www.ernstversusencana.ca/new-duke-university-study-increased-stray-gas-abundance-in-a-subset-of-drinking-water-wells-near-marcellus-shale-gas-extraction)
  • 6. http://www.businessweek.com/news/2013-10-02/radiation-in-pennsylvania-creek-seen-as-legacy-of- fracking-waste
  • 7. http://www.nature.com/news/methane-leaks-erode-green-credentials-of-natural-gas-1.12123
  • 8. http://www.epa.gov/airtrends/2011/report/fullreport.pdf
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