Les conflits nationalistes en Asie orientale : de la surface à la profondeur de l’Histoire

12/10/2012

L’Asie orientale est-elle la région de tous les dangers ? Sera-t-elle le lieu d’où partira la prochaine guerre planétaire ? Ces interrogations plus ou moins alarmistes semblent s’épanouir à la faveur d’une actualité spécifique et récurrente, que l’on pourrait qualifier de « guerre des cailloux  dans les eaux asiatiques ». L’été 2012 en aura offert une parfaite illustration alors que les vives tensions nippo-coréennes autour du maigre archipel de Takeshima (en japonais) ou Dokdo (en coréen) suivies du saisissant bras de fer sino-japonais à propos du collier d’îlots Senkaku (en japonais) ou Diaoyu (en chinois) auront engendré un brouhaha au niveau international sur le thème de la menace, voire de l’imminence, de (la) guerre en Asie du Nord-Est. Un brouhaha qui n’aura toutefois pas dépassé les limites du commentaire médiatique : il était inaudible lors de la 67e session de l’Assemblée générale de l’ONU où seuls les conflits vraiment meurtriers – Syrie, Mali, Palestine – ont dominé les grands débats sécuritaires.
Comment expliquer le bruit médiatique et la fureur politique qui se sont fait jour autour des « cailloux asiatiques », îlots dont certains sont si petits qu’ils s’enfouissent au gré des marées. Plusieurs commentateurs ont noté que l’effervescence médiatique est apparue à l’été 2012 alors que chacun des pays concernés était dans une situation délicate : chute de popularité du président conservateur sortant à Séoul, turbulences autour du renouvellement de l’équipe dirigeante à Pékin, affaiblissement du gouvernement centriste et montée de la droite et de l’extrême-droite à Tokyo. Autant de situations intérieures propices à la surenchère nationaliste. Par ailleurs, les conflits territoriaux, de surcroît s’ils sont maritimes, sont visuellement stimulants pour l’imagination du spectateur non averti. On ne sort pas les chars des casernes et on ne déploie pas les navires pour les conflits mémoriels liés à la guerre du Pacifique, même lorsqu’ils sont très aigus comme en 2005, lorsque la publication de manuels d’histoire révisionnistes au Japon a provoqué une flambée nationaliste et nipponophobe à Pékin. Toutefois, en septembre 2012, même si l’agitation dans les eaux asiatiques avait une apparence plus « guerrière », les navires déployés étaient en réalité des bateaux de patrouille envoyés par le ministère chinois de l’Agriculture et les projectiles échangés entre le Japon et Taiwan non pas des missiles mais des jets d’eau.
En occupant avec force tapage la scène diplomatico-médiatique, le spectacle récurrent de la mêlée nippo-sino-coréenne autour des îlots des mers asiatiques occulte des tensions plus structurelles. Les revendications micro-territoriales des uns et des autres invoquent une histoire conflictuelle et non résolue mais sans en laisser voir les différentes strates. En limitant son regard à l’événement lui-même, l’observateur extérieur ne voit dans ces tensions sporadiques, parfois doublées de polémiques mémorielles, qu’un puzzle géopolitique baroque et énigmatique. La question qui se pose est alors la suivante : pourquoi les principales puissances asiatiques, que leurs intérêts économiques rendent fortement interdépendantes, prendraient-elles le risque d’une guerre pour quelques rochers marins dont l’utilité matérielle n’a jamais été sérieusement démontrée ?
La vraie curiosité réside dans la différence manifeste entre l’analyse qui est faite par les médias des crises épisodiques autour des îlots et celle du chantage nord-coréen à la bombe. Dans le premier cas, nombre de commentateurs n’hésitent pas à avancer l’hypothèse d’une guerre prochaine en Asie orientale ; dans le second, on voit la question comme une abstraction, c’est-à-dire comme l’un des paramètres de la problématique mondiale de la prolifération nucléaire, sans considérer l’impact régional d’une Corée du Nord activement belliqueuse. Egalement paradoxale est la capacité des analystes à cristalliser leur attention, et celle de leur audience, sur les antagonismes soulevés par les « cailloux asiatiques », en oubliant d’évoquer des différends territoriaux autrement plus fondamentaux à commencer par la division de la Corée et celle de la Chine. Or ces différents fondamentaux, que la fin de la guerre froide n’a pas effacés, peuvent permettre de comprendre plus en profondeur des contentieux asiatiques. Il faut donc retracer l’histoire de l’Asie du Nord-Est pour faire émerger la cohérence de conflits nationalistes en apparence déconnectés. La dynamique à l’œuvre dans cet ensemble de contentieux n’est pas nécessairement porteuse de guerre régionale mais, comme on va le voir, elle n’est pas pour autant anodine sur le plan politique.

Cocktail explosif « Pékin-Tokyo-Séoul » ou bombe nord-coréenne ?

Revenons sur la question des dangers sécuritaires, de court ou de moyen terme, en Asie orientale. La question des îlots pourrait-elle déclencher une guerre entre les trois principales puissances économiques de la région que sont la Chine, le Japon et la Corée du Sud ? Si l’on s’en tient, encore une fois, à l’agenda pourtant exhaustif de l’ONU, dont l’Assemblée générale se tenait en septembre 2012 au moment même d’une crise nippo-chinoise très médiatisée, il est difficile de déceler dans la communauté internationale une véritable préoccupation quant aux conséquences possibles d’une éventuelle « guerre des cailloux ». La lecture du livre blanc de la défense du Japon de 2012, rapport officiel annuel dans ce domaine, est également éclairante et offre une estimation objective des dangers. Si les militaires japonais y expriment leur désapprobation quant au comportement de la République populaire de Chine (RPC) sur la question des îlots, leur inquiétude se porte ailleurs : sur la société chinoise elle-même, et, sans grande surprise, sur la Corée du Nord tandis que la Corée du Sud est présentée comme un partenaire essentiel de la Pax Americana en Asie orientale, même si le désaccord nippo-coréen sur les îlots Takeshima/Dokdo reste entier.
Le ralentissement de la croissance chinoise a remis en lumière les différents facteurs d’instabilité interne de la RPC. L’accumulation des malaises, voire des mini-émeutes, engendrés par des dysfonctionnements allant d’un vaste scandale de sang contaminé aux dégradations de l’environnement met à l’épreuve la capacité des dirigeants chinois à contrôler un pays par ailleurs fracturé, tant géographiquement par des disparités régionales persistantes que socialement par des inégalités de revenus croissantes. L’accès à l’information, certes partielle, sur la situation sociale et socio-politique de la RPC permet d’anticiper un éventuel chaos qui pourrait affecter la sécurité de l’Asie orientale. Une secousse interne de la Corée du Nord est évidemment bien plus difficile à prévoir. Mais c’est vraisemblablement un des dangers les plus tangibles auquel soit confrontée l’Asie du Nord-Est, et par extension une bonne partie du monde. Les difficultés perceptibles du pouvoir interne de Pyongyang et les pathologies identifiables de l’une des dernières économies communistes sont bien plus menaçantes que les gesticulations nippo-chinoises à propos des îlots ou encore que le jeu de cache-cache entre l’Agence internationale de l’énergie atomique et les gardiens d’un hypothétique arsenal nucléaire nord-coréen.
Les données les plus élémentaires concernant la Corée du Nord ne sont que des estimations : même le chiffre exact de la population nord-coréenne est, littéralement, un secret d’Etat. Evaluer la capacité de Pyongyang à posséder une bombe nucléaire opérationnelle relève a fortiori de la spéculation. S’ils constatent que les tests de lancer de missiles de l’armée nord-coréenne échouent régulièrement, les gouvernements alentour – Pékin, Séoul, Tokyo et aussi Washington – ne peuvent pour autant se permettre de qualifier de bluff chacune de ces initiatives agressives. Aucun scénario ne doit être écarté, même le moins probable. Le pays lui-même est explosif. Le suspense quant à la viabilité du régime de Pyongyang reste entier depuis la disparition de l’Union soviétique qui l’a longtemps fait vivre. Les pays voisins redoutent l’implosion violente du pouvoir nord-coréen. La succession dynastique des Kim à sa tête paraît à chaque fois plus acrobatique et les signes du délabrement avancé de l’économie sont toujours plus nombreux. Le mélange de désastre humanitaire et d’inflation belliqueuse entre dirigeants rivaux (qui pour s’affronter n’ont besoin que d’armes conventionnelles) pourrait fortement déstabiliser l’ensemble de la région. 

Les partitions inachevées de l’Asie orientale

Séoul, notamment sous l’influence du président Kim Dae-jung (1997-2003), s’est efforcé en vain d’entraîner Pyongyang sur la voie de la transition progressive vers une économie plus ouverte et un régime politique plus ouvert. Pékin a tenté d’y implanter son propre modèle d’ouverture sans beaucoup plus de succès. La gestion de la question nord-coréenne est  un véritable casse-tête et les risques de chaos sont tellement forts que les gouvernements environnants  semblent avoir opté par défaut pour le maintien du statu quo. Même l’aventureux George W. Bush qui n’a pas hésité à s’attaquer au régime de Saddam Hussein n’a jamais  envisagé de renverser le régime de Pyongyang. Au-delà de cette explication à l’absence d’évolution géopolitique dans la péninsule coréenne, on peut se demander pourquoi la fin de la guerre froide a eu si peu d’effet sur la division du pays au 38e parallèle. Cette question concerne en fait l’ensemble de la région.
Alors que la chute du mur de Berlin annonçait la fin de la fracture bipolaire du monde, le conflit Est-Ouest paraît  s’obstiner en Asie du Nord-Est. Quelques vingt ans après 1989, il existe toujours deux Corées, la Chine se partage entre Taiwan et le continent, et le Japon et la Russie, séparés par les Kouriles, sont toujours techniquement en guerre (aucun traité de paix n’a été signé entre les deux pays depuis 1945). Ne voir dans les divisions de l’Asie du Nord-Est que le strict héritage de la guerre froide ne suffit donc pas à expliquer le statu quo.
On a souvent avancé le poids de la guerre civile pour expliquer que la Corée ne pouvait connaître une réunification à l’allemande. La guerre de Corée (1950-53) a été d’une brutalité extrême : trois millions de victimes, dont plus d’une moitié de civils, des villages entiers réduits en poussière – un désastre qui a débouché sur la séparation du pays en deux entités nationales pour lesquelles il n’existe pas de mémoire commune. Un passé aussi destructeur pèse lourd dans un processus de réconciliation. La guerre entre la Chine de Mao Zedong et celle de Chiang Kai-chek (1946-1950), elle aussi à l’origine de millions de morts, pèserait également dans la réunification de Taiwan au continent. Encore faudrait-il comprendre pourquoi ces guerres civiles ont été si violentes. Ce qui nous oblige à un retour quelques années en arrière, au moins au début de l’expansion militariste japonaise.
En 1945, quand la guerre du Pacifique a pris fin, la Corée comme la Chine étaient déjà en proie à  de puissants antagonismes internes. En Chine, les affrontements entre les troupes communistes et celles du Guomindang (ou Kouomintang, le parti nationaliste)  ont commencé dès la fin des années 1920, et, à peine retenus lors de la guerre sino-japonaise, ont repris aussitôt après la défaite de celui-ci. Dans la Corée colonisée par le Japon (de 1910 à 1945), la rivalité était forte entre collaborateurs et opposants au gouvernement de Tokyo. Kim Il-sung, le futur dictateur nord-coréen, qui a participé aux guérillas maoïstes contre le Japon dès le milieu des années 1930, figurait parmi ces derniers. La guerre froide a cristallisé et durci en divisions territoriales des antagonismes datant d’au moins deux décennies. L’expansionnisme agressif du Japon militariste a précisé les lignes de fracture entre communistes et non-communistes, lesquels pouvaient être démocrates ou fascistes. En Chine, l’union contre l’envahisseur japonais s’est révélée être plus faible que la rivalité, solide et pérenne, entre les maoïstes et le Guomindang. En Corée, les communistes ont été réduits au silence ou à l’exil, mais non anéantis, comme l’a montré leur réapparition dès 1945, tandis que, jusqu’à leur départ, les autorités coloniales japonaises ont bénéficié dans la péninsule d’une confortable collaboration – sujet toujours tabou à Séoul comme à Pyongyang – pondérée par  l’hostilité plus ou moins active d’une grande partie de la population (dans une configuration qui, vue de très loin, pourrait évoquer la France de Vichy). L’opposition communiste/non-communiste s’est donc nourrie paradoxalement des combats de la guerre du Pacifique, révélant de profondes fragilités nationales que les historiographies officielles des pays concernés pour la période 1937-1945 ne relatent guère, dressant au contraire le portrait de nations extraordinairement unies.  Cette dichotomie qui s’est avérée si dévastatrice était déjà présente  au tout début des années 1920 sur le continent asiatique  et au Japon.
Des partis communistes ont été fondés en Asie orientale peu après les événements de 1917 en Russie : en 1921 en Chine, 1922 au Japon, 1925 en Corée. L’irruption de la révolution soviétique sur la ligne d’horizon asiatique a eu un impact structurel sur des paysages politiques bousculés : elle a organisé autour d’un axe droite/gauche une multitude de mouvements sociaux et de courants de pensée jusqu’alors dispersés dans de vastes nébuleuses. Cette cristallisation a eu un effet durable, manifeste en Chine et en Corée, plus immatériel mais non moins réel au Japon. De grands pans de l’histoire politique de l’archipel d’après 1945 s’expliquent par la présence d’une radicale opposition entre droite et gauche qu’un célèbre Premier ministre japonais a comparé à un mur de Berlin invisible, édifié dans l’esprit même de ses concitoyens. Le Parti communiste japonais, condamné à la clandestinité instantanément après sa création, a montré sa résilience et sa capacité de mobilisation en se réorganisant complètement dès l’hiver 1945. Face à l’expansion de ce qu’elles qualifiaient de « mouvance communiste », allant en fait du bolchevisme radical au socialisme allégé, les autorités américaines d’occupation du Japon ont très vite revu à la baisse leur entreprise de démocratisation systématique de l’archipel. Les nationalistes japonais, y compris des acteurs importants du régime militariste – certains ayant même été arrêtés comme criminels de guerre par les Américains –, ont alors bénéficié d’une marge de manœuvre inespérée, grâce à la bienveillance de Washington qui appréciait beaucoup leur détermination antisoviétique. L’URSS a alors été érigée en ennemi quasi-éternel du Japon. Il aura fallu attendre non pas 1989 mais 1991, c’est-à-dire la fin de l’Union soviétique pour que celle-ci ne figure plus comme menace principale dans le rapport japonais annuel de la défense. Au nom de l’impossibilité à résoudre le contentieux territorial des Kouriles, la guerre engagée entre Moscou et Tokyo en août 1945 n’est toujours pas officiellement terminée en 2012.

L’écho de l’impérialisme européen

Pourquoi la révolution bolchevique a-t-elle eu un tel impact en Asie orientale ? Comment expliquer son effet structurel, des décennies plus tard et même après la fin de la guerre froide et la disparition de l’Union soviétique ? Pour répondre à ces questions, il faut remonter à nouveau le cours de l’histoire asiatique, plusieurs dizaines d’années avant le grand bouleversement de 1917. Car en réalité, vu d’aussi loin – de Chine, de Corée, du Japon –, les événements de Moscou n’étaient pas vraiment intelligibles. Même dans les milieux les mieux informés et politiquement actifs, on ne saisissait pas nécessairement les modalités ou l’évolution du projet communiste. Les Russes, à l’évidence, n’en avaient pas eux-mêmes la maîtrise. Mais ce projet, et surtout les promesses qu’il semblait contenir, était une nouveauté pour des pays empêtrés depuis près d’un demi-siècle dans une quête identitaire  catalysée par un autre bouleversement, le déversement colonialiste des Européens en Asie orientale.
La vague d’expansionnisme européen en Asie orientale du milieu du XIXe siècle possédait, contrairement aux précédentes, une ambition extrêmement élaborée de régulation des relations entre les pays, de contrôle des codes internationaux qui, inévitablement, a affecté l’organisation interne des sociétés. Si ni le Japon ni la Corée ne furent finalement colonisés par les empires occidentaux (la France tenta sans succès d’envahir la Corée en 1866) et si la Chine ne perdit qu’une petite partie de son intégrité territoriale, la présence des Européens à leurs portes a représenté, tout au long de cette période, une menace dangereusement tangible et une profonde remise en cause existentielle. C’est paradoxalement parce que l’Asie du Nord-Est n’a jamais été directement gouvernée par les puissances européennes, au contraire de l’Asie du Sud-Est (de la Birmanie à l’Indonésie, à l’exception notable de la Thaïlande ou Royaume de Siam) que la négociation entre ancien ordre chinois et nouvel ordre occidental a été si complexe et durablement perturbante. En théorie, le choix était simple entre, d’un côté, le système de l’empire du Milieu, organisé hiérarchiquement autour de Pékin selon le principe du tribut, et, de l’autre, le système européen, juridiquement égalitaire et défendant le principe de souveraineté. Dans la pratique, la situation était plus compliquée.
Au moment du premier choc euro-chinois du XIXe siècle qu’a été la guerre de l’opium de 1839, ni l’agrégation des puissances européennes ni l’empire du Milieu ne constituaient des systèmes stabilisés. L’Europe, à l’échelle du continent comme à celle de chaque Etat, s’apprêtait à inventer une modernité internationale sur fond de ce que les historiens économistes ont appelé la première mondialisation (qui va du milieu du XIXe siècle à 1914). L’Asie orientale était également en pleine transformation : une économie parallèle aux relations de tribut se développait, redéfinissant la portée de l’hégémonie chinoise. Il n’existait donc pas de modèles de modernisation bien définis qui auraient pu garantir l’indépendance des sociétés asiatiques face aux visées colonialistes européennes. La menace matérielle de la puissance occidentale était bien concrète mais le défi de la modernité occidentale était nébuleux. Le démantèlement progressif de l’empire du Milieu – des guerres de l’opium à la première guerre sino-japonaise (1894-1895) – a obligé chaque nation à se définir individuellement en empruntant sa propre trajectoire vers la modernisation. L’abondance d’interprétations quant à la meilleure voie à emprunter a engendré débats, polémiques et conflits épars en Corée, au Japon et même en Chine. Mais dans ce foisonnement, un début de polarisation a pris forme entre les références à une Asie d’autant plus mythique que le concept continental d’ « Asie » était importé d’Europe, et un Occident qui était pareillement plus théorique que réel.
Le tableau classique qui est fait de la région au début du XXe siècle représente un Japon ayant officiellement adopté la modernité occidentale, une Corée colonisée par le Japon mais dont l’establishment défendait le principe du « gradualisme » (suivre l’exemple de la modernisation japonaise pour progressivement s’émanciper de la tutelle de Tokyo) et enfin une Chine instaurant une république d’architecture occidentale. Vue de plus près, cette description figée est  en fait traversée par d’incessants mouvements et contradictions. La référence dominante au répertoire occidental ne fait pas l’unanimité, ni parmi ceux qui la revendiquent ni chez ses opposants – car l’appréhension de l’« Occident » est très variable. En outre, le principe de souveraineté et d’égalité des Etats qui définit a minima cet « Occident » et constitue le plus petit commun dénominateur des identités nationales en Asie du Nord-Est n’est pas si aisé à identifier dans la pratique. Les Européens en faisaient la démonstration par leur comportement colonialiste et plus généralement par un usage « à deux vitesses » du respect de l’intégrité des Etats. C’est dans ce contexte de controverses et de doutes qu’est accueillie en Asie du Nord-Est la publication de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), ouvrage dans lequel Lénine appelle à l’émancipation des peuples colonisés, et que la révolution russe est observée – à très grande distance.
La grande force du discours soviétique est d’abord de revendiquer un universalisme qui semble plus authentique que celui de l’Occident et qui promet une véritable égalité des peuples, loin de toute « mission civilisatrice » et du « fardeau de l’homme blanc ». Surtout, son attractivité immédiate réside dans la possibilité, pour chaque société asiatique, de concevoir un projet national alternatif, qui s’annonce bien plus moderne que celui porté par l’Europe. Les raisons pour lesquelles en Chine, en Corée et au Japon, les groupes sociaux et les individus se rallient ou s’identifient, à travers des mouvances dites « de gauche », à la vision communiste sont très variées. Toujours est-il que, par sa radicalité, celle-ci aura engendré dans les sociétés d’Asie du Nord-Est une nouvelle polarisation, non plus entre l’héritage chinois et l’Occident, mais entre ce dernier et l’avenir soviétique.  Parce que la polarisation qui a pris forme au début du XXe siècle touchait plus directement à la question de l’identité nationale, quand l’opposition empire du Milieu/Occident relevait plus d’une querelle d’Anciens et de Modernes, elle sera plus intense et durable.

Le retour (?) des nationalismes

On a souvent dit et écrit qu’après avoir perdu sa légitimité marxiste-léniniste à la fin du XXe siècle, le Parti communiste chinois a progressivement investi la ressource politique du nationalisme. On est passé de la force d’un « socialisme aux caractéristiques chinoises » (Zhongguotese shehuizhuyi, selon la formule de Deng Xiaoping) à la force chinoise tout court. Mais a-t-il vraiment été question d’autre chose, in fine, en RPC comme à Taiwan que de construire, ou de reconstruire, la nation chinoise ? Selon les historiens du continent, le « siècle de l’humiliation nationale » (bainian guochi), qui a commencé avec la première guerre de l’opium en 1839, s’est achevé avec la victoire maoïste de 1949. Depuis le début de ce « siècle d’humiliation » et bien au-delà de 1949, les conflits de visions entre ancienne Chine et nouvelle Europe, puis entre modernité occidentale et modernité soviétique ont toujours constitué, fondamentalement, une concurrence de projets nationaux. De même en Corée : la division de la péninsule a cristallisé de part et d’autre du 38e parallèle des entreprises antagonistes de construction nationale. Au Japon, les circonstances de la fin de la guerre du Pacifique ont fait que le territoire n’a pas été à proprement parler divisé ; il reste que l’on ne peut que constater la forte bipolarisation de la société pendant toute la guerre froide. La chute du mur de Berlin a rendu le paysage politique japonais moins lisible sans pour autant résoudre l’enjeu de définition de la nation. Depuis le début du XXIe siècle, une liberté de parole « nationaliste » que l’on associerait à l’extrême-droite ou au populisme en Europe se développe dans le pays.
L’explication mécanique qui fait de la montée du nationalisme au Japon une simple réaction au nationalisme chinois est très partielle. Il est indéniable que les expressions outrancières du nationalisme chinois, surtout quand celles-ci sont nipponophobes, ont favorisé l’épanouissement à Tokyo d’un discours similaire  sur le fond. Mais la société japonaise possède des raisons internes pour renouer avec la xénophobie ordinaire, comme l’atteste le succès de l’Association pour la restauration du Japon qui n’est pas sans évoquer les formations d’extrême-droite qui ont foisonné dans l’entre-deux-guerres. La montée du nationalisme que l’on observe non seulement dans l’archipel mais également dans l’autre démocratie de la région, la Corée du Sud, ne peut être réduite à un effet de surenchère généralisé. Elle s’inscrit dans la trajectoire propre à chaque pays.
L’entrechoc des nationalismes en Asie du Nord-Est, dont l’origine historique est commune, et qui s’expriment aujourd’hui de diverses manières, n’est pas nécessairement le signe avant-coureur d’un conflit militaire. Mais il est un obstacle au  progrès politique de chaque pays comme de la région. On le voit bien sur la question des femmes dites « de réconfort » (ianfu), victimes – en majorité coréennes – des violences sexuelles de masse perpétrées par l’armée impériale pendant la guerre du Pacifique. Lorsque Séoul réclame des excuses et des réparations gouvernementales et que Tokyo s’y oppose, l’« honneur » de la nation est plus important pour chacun des Etats que le souci du respect de la personne humaine. Aucun des deux gouvernements ne s’était d’ailleurs intéressé à la question avant que les femmes concernées ne les y obligent, cinquante ans après les faits. Les progrès de la démocratie (notamment à Taiwan et en Corée du Sud) et l’avancée de la réflexion sur les droits humains que l’on a pu observer en Asie orientale durant les dernières années du XXe siècle, semblent appartenir à un passé éphémère où dominait l’optimisme. Aujourd’hui, les replis identitaires renvoient à un avenir lointain  les coopérations d’intérêt universel les plus élémentaires. Dans un sens, les crispations nationalistes d’Asie orientale ne sont pas sans rappeler la montée des extrémismes que l’on observe dans de nombreux pays européens. Mais contrairement à l’Europe, les contentieux nationalistes n’ont jamais vraiment connu de trêve en Asie orientale où de nouveaux Etats nations se sont constitués il y a plus d’un siècle. En outre, il n’existe dans cette partie du monde aucune communauté régionale capable de jouer le rôle de garde-fou.

Chronologie

1839-42 : Première guerre de l’opium entre la Chine et la Grande-Bretagne, suivie de la signature du traité de Nankin et la cession de Hong Kong à l’empire britannique.
1854 : Expédition de la marine américaine au Japon, suivie de l’ouverture des ports japonais à plusieurs puissances occidentales.
1856-60 : Deuxième guerre de l’opium entre la Chine, la Grande-Bretagne et la France.
1866 : Expédition de l’armée française en Corée, refoulée par les Coréens.
1868 : Restauration de Meiji au Japon et lancement des politiques d’occidentalisation.
1894-95 : Première guerre sino-japonaise, sur le territoire coréen. A sa suite, cession de Taïwan au Japon et fin du système tributaire chinois en Corée.
1902 : Alliance de la Grande-Bretagne et du Japon (valide jusqu’à la Conférence de Washington en 1921).
1910 : Colonisation de la Corée par le Japon.
1912 : Etablissement de la République de Chine et fondation du Guomindang, parti nationaliste chinois.
1916 : Publication de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine.
1918 : Discours de Woodrow Wilson dit des Quatorze points sur le droit des peuples à l’auto-détermination.
1919 : Répression par les autorités japonaises du mouvement indépendantiste en Corée.
Fin de non-recevoir opposée aux demandes d’indépendance des nations non-occidentales à la Conférence de Paris (création du parti Wafd ou Parti de la délégation en Egypte).
1921 : Création du Parti communiste chinois.
1922 : Création du Parti communiste japonais.
1925 : Création du Parti communiste coréen.
Années 1920-30 : Développement et diffusion de la littérature prolétarienne au Japon, en Chine et en Corée.
1931 : Occupation japonaise de la Mandchourie. Début de la guerre de quinze ans.
1934 : Début de la Longue marche de Mao Zedong.
1941 : Attaque japonaise de Pearl Harbor.
1945 : Entrée en guerre de l’URSS contre le Japon, en août, suivie de la capitulation du Japon face à l’armée américaine.
1945-49 : Guerre civile en Chine, puis partition du pays le long du détroit de Taiwan.
1945-48 : Occupation américano-soviétique de la péninsule coréenne.
1948 : Etablissement de la République de Corée, au sud (Syngman Rhee) et de la République populaire et démocratique de Corée, au nord (Kim Il-sung).
1949 : Etablissement de la République populaire de Chine et début de l’ « exil » du gouvernement nationaliste à Taiwan.
1950-53 : Guerre de Corée.
1965 : Normalisation des relations Séoul-Tokyo.
1972 : Normalisation des relations Pékin-Tokyo.
1986 : Début de démocratisation à Taiwan.
1987 : Début de démocratisation en Corée du Sud.
1990 : Normalisation des relations Séoul-Moscou.
1991 : Normalisation des relations Séoul-Pékin.
1993 : Essais de missiles nord-coréens dans la mer du Japon.
 

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