Réfugiés ukrainiens : la nouvelle donne européenne

04/2022


Le 24 février 2022, jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, marque le début de la transformation du paysage migratoire mondial et européen. Plus de dix millions d’Ukrainiens ont abandonné leur domicile pour fuir le conflit tout en restant sur le territoire national et 4 millions d’autres ont quitté le pays. Près d’un quart de la population a été chassée de ses foyers : un record mondial dans un si court laps de temps. Rappelons que, durant la période récente, le nombre de réfugiés était déjà imposant : 6, 5 millions de personnes ont quitté l’Afghanistan depuis les années 1980 ; 6, 5 millions de Syriens ont fui leur pays entre 2011 et 2015 ; 4, 5 millions de Vénézuéliens en 2020. Quelles leçons peut-on tirer de l’exode des Ukrainiens et de l’accueil de ceux qui sont devenus des réfugiés ? 

La fuite des Ukrainiens a été massive et extrêmement rapide, si on la rapporte à la taille du pays (44 millions), à la durée du conflit (un mois) et au nombre de pays qui les ont accueillis : 2 millions de personnes sont parties en Pologne, près de 300 000 en République tchèque, 587 000 en Roumanie. L’Etat qui accueille le plus grand nombre d’Ukrainiens proportionnellement au nombre de ses habitants est la Moldavie (340 000 personnes accueillies pour 2, 6 millions d’habitants). L’Allemagne, la France, mais aussi l’Italie, le Royaume-Uni, le Danemark, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne et le Portugal sont également des pays d’accueil comme bien sûr la Hongrie. Cette dernière a, depuis plusieurs années, accordé des passeports hongrois, donc européens à des Ukrainiens d’origine hongroise, en vertu de sa politique nationaliste. On estime à plus d’un million le nombre de passeports délivrés aux Hongrois » d’Ukraine mais également de Roumanie et de République tchèque.

L’accueil des réfugiés ukrainiens se singularise par plusieurs éléments. 
Tout d’abord, on observe qu’une forte solidarité s’est manifestée envers ces derniers, notamment dans les pays européens d’Europe centrale et orientale, hier très opposés à l’accueil des réfugiés syriens et afghans. La crise syrienne de 2015 avait en effet opposé l’Europe de l’Ouest à celle de l’Est, mettant en péril les valeurs européennes de solidarité et d’hospitalité dans un contexte de hausse des nationalismes. Ces pays, les plus réticents à la mise en œuvre de la Convention de Genève sur les réfugiés du Proche et du Moyen-Orient, ont ouvert leurs portes aux Ukrainiens. Et en premier lieu, la Pologne. Rappelons que la partie la plus occidentale de l’Ukraine d’aujourd’hui était polonaise avant 1945. Beaucoup de Polonais ont donc de la famille en Ukraine. La Hongrie, ensuite, s’est montée très accueillante, également en raison de son histoire : la Galicie, région partagée aujourd’hui entre la Pologne (Cracovie) et l’Ukraine (Lviv), était membre de l’empire austro-hongrois, ce qui explique la décision de Victor Orban d’accueillir cette population « hongroise ». La République tchèque, qui peine à faire face à l’afflux de réfugiés dans les villes, a reconnu « payer sa dette de 2015 » et son refus d’accueillir des Syriens, jugés non compatibles avec la population tchèque en raison de leur religion et leur culture. Ces pays d’Europe centrale et orientale ont souffert du joug soviétique, ce qui explique en partie leur proximité avec les Ukrainiens aujourd’hui. 

Nous sommes devant une migration de voisinage. De la même façon en 2015, les Syriens sont allés essentiellement en Turquie (4 millions), au Liban (un million), en Jordanie. Les Afghans, tant au cours des années 1980-2020 que durant l’été 2021, sont allés majoritairement en Iran et au Pakistan (90% des réfugiés en août dernier). 

De nombreux Ukrainiens sont présents en Europe occidentale où ils sont venus pour travailler. Depuis les années 2000, beaucoup d’entre eux vivent en Italie où ils s’occupent de personnes âgées (les badanti) mais aussi en Suisse, en Allemagne, en Autriche, en Espagne et au Portugal (où ils constituent l’une des principales nationalités), travaillant dans le bâtiment, les services et le tourisme. 

La présence des Ukrainiens en Europe occidentale s’inscrit dans une logique de « migration en chaîne » entre l’Ukraine, la Pologne et les pays d’Europe de l’ouest, une migration dont la circulation dépend des besoins de main d’œuvre. Les Ukrainiens étaient les premiers bénéficiaires de cartes de travail dans l’Union européenne en 2021. En 2022, l’accueil des réfugiés, notamment des femmes et des enfants, car les hommes étant appelés à rester sur place pour défendre le pays, a donc été facilité par l’accueil de compatriotes déjà installés dans les pays de l’ouest. On notera que les Ukrainiens ont également fui dans des Etats non Européens. Ainsi, depuis le 24 février dernier, Israël a reçu quelques 20 000 juifs. De nombreux juifs ukrainiens avaient déjà émigré en Israël dès 1990. Les Etats-Unis ont également accueilli 100 000 Ukrainiens.

Autre singularité avec les vagues précédentes de réfugiés : la rapidité avec laquelle les institutions nationales et européennes ont offert un statut aux nouveaux arrivants. Une directive européenne de 2001 sur la protection temporaire pour les réfugiés, proposée à la suite des guerres en ex-Yougoslavie, n’avait jamais été mise en œuvre, faute de consensus au sein de l’Union. Invoquée en vain à de multiples reprises en 2015 pour trouver une solution à l’accueil des réfugiés par les associations, elle a cette fois été adoptée à l’unanimité par les ministres européens réunis à Bruxelles le 3 mars 2022 et elle est entrée en application cinq jours plus tard. Cette directive permet une répartition géographique des réfugiés et de contourner la procédure d’asile habituelle en offrant une voie rapide d’accueil avec la délivrance d’un titre de séjour renouvelable, d’un accès au droit au travail, des solutions d’hébergement, la possibilité de scolariser les enfants et, pour les plus âgés, de suivre des cours de langue. L’avantage de ce statut provisoire est de permettre aux Ukrainiens de retourner aisément dans leur pays (plus de 285 000 sont repartis de Pologne vers l’Ukraine), ce que le statut de réfugié interdit tant (un réfugié ne peut retourner dans son pays d'origine tant que la clause de cessation du conflit n'a pas été décidée par les pays d'accueil).

Le 28 mars, une nouvelle décision européenne a étendu la protection temporaire aux personnes handicapées, aux personnes âgées et aux ressortissants de pays tiers en provenance d’Ukraine. En France, le ministre de l’Intérieur a fait débloquer 100 000 places d’hébergement pour les réfugiés ukrainiens, entraînant dans sa dynamique les préfectures, qui étaient hier très rétives à l’accueil de nouvelles personnes et qui mettaient en avant le manque de places disponibles. C’est la première fois que les collectivités territoriales sont sollicitées dans le cadre de l’accueil de réfugiés. La Délégation interministérielle à l’accueil des réfugiés (DIAL-DIERE) a ouvert une structure, le FACECO (Fonds d’action extérieure des collectivités territoriales), destinée à permettre aux collectivités d’apporter une aide d’urgence aux victimes de crises humanitaires à travers le monde.

Enfin, illustrant l’évolution spectaculaire des Européens à l’égard de l’asile, un partenariat citoyen « multi-niveaux », national et local a été créé entre les citoyens et les pouvoirs publics. Dans les municipalités, un échange collectif de bonnes pratiques a été déployé avec des acteurs locaux : dans certaines villes françaises, des immeubles HLM vides ont été mis à la disposition des réfugiés. Un hébergement citoyen, associant les villes faisant partie de l'ANVITA (Association nationale des villes et territoires accueillants) aux particuliers, a offert des places de logement chez l’habitant à l’image de ce qui a été fait en Allemagne en 2015. Dans ce pays, Berlin a de nouveau utilisé cette formule. Les universités ont aussi apporté leur concours, en France via le programme PAUSE (Programme d’accueil universitaire pour les scientifiques étrangers), créé en 2017 à la suite de la guerre en Syrie par Thierry Mandon, secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur Cette fois-ci, des étudiants (ukrainiens ou non) venant d’Ukraine, des chercheurs, des artistes sont accueillis dans les universités et les centres de recherche et suivent des formations diplômantes. Les écoles ont ouvert pour les enfants ukrainiens des classes spéciales dans lesquelles leur sont dispensés des cours de français langue étrangère (FLE). Des emplois sont proposés à leurs parents. La mairie de Paris a obtenu, comme récompense de son action en faveur des réfugiés, la citoyenneté d’honneur de la ville de Kiev. A Nice, 1 800 Ukrainiens ont été accueillis. A travers cette mobilisation transnationale et locale, un triple défi a été relevé : celui des capacités d’accueil, celui de la mise en place dans un très court terme de droits pour les réfugiés et celui de l’institutionnalisation de l'accueil au sein d’un partenariat entre associations, particuliers et Etat. Jamais les Etats et les citoyens d’Europe occidentale s’étaient autant mobilisés depuis la Seconde Guerre mondiale

Peut-on pour autant parler d’un tournant dans la politique européenne de l’asile ? Certaines associations craignent que cet élan d’hospitalité ne se fasse au détriment de personnes d’autres nationalités qui attendent depuis longtemps une réponse à leurs demandes d’asile. En France, le taux de réponses positives est d’environ 35%. Au cours de l’année 2021, 2 000 migrants sont morts en Méditerranée et le Pacte européen sur l’immigration et l’asile de 2020, qui sera remis en débat durant la présidence française de l’Union européenne, comporte essentiellement des mesures restrictives et dissuasives inspirées par une approche sécuritaire (réforme de Schengen et de Frontex, activation des politiques de retour et de reconductions à la frontière). Autre ombre au tableau : la Pologne filtre les personnes se présentant à ses frontières, faisant un tri entre Ukrainiens et non Ukrainiens, ces derniers étant le plus souvent des étudiants étrangers vivant dans ce pays. Qualifiés de racistes à l’égard des Africains, ces comportements observés à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne ont provoqué une mise en garde de l’Union africaine début mars. La décision du Conseil européen du 3 mars constate une discrimination dans la façon dont sont traités les réfugiés non Ukrainiens par rapport au sort réservé aux Ukrainiens. En 2015, on parlait à de « flux migratoires contre lesquels il convient de se protéger » en évoquant l’arrivée des réfugiés syriens et afghans ; aujourd’hui, l’accueil des réfugiés ukrainiens ne fait quasiment pas débat. L’agression de l’Ukraine par la Russie a également entraîné le départ de Russie vers l’étranger d’artistes et d’intellectuels russes, inquiets de l’évolution de leur pays, comme de personnes appartenant à la classe moyenne peu confiantes dans l’avenir économique du pays. Cet exil est-il provisoire ou sera-t-il pérenne ? Nul aujourd’hui ne peut le dire.

Photo : Oujhorod, Ukraine.26 février 2022. De longues files d'attente de réfugiés ukrainiens fuyant l'agression russe vers l'Europe de l'autre côté de la frontière slovaque. @Yanosh Nemesh pour Shutterstock

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