Par Laurence Louër, chargée de recherche au CERI
Le projet de remodelage du Moyen-Orient
formulé par l’administration de Georges W. Bush au lendemain des attentats du
11 septembre 2001 a réactivé le conflit, latent depuis la fin des années 1980,
entre les deux principaux courants de l’islam que sont le sunnisme et le
chiisme. En favorisant l’arrivée au pouvoir à Bagdad des mouvements islamistes
chiites, le renversement du régime de Saddam Hussein en 2003 a suscité
l’inquiétude des dirigeants arabes, une inquiétude résumée par le roi Abdallah
de Jordanie qui évoquait à la veille des élections législatives irakiennes de
2005 le danger que pouvait constituer la formation d’un "croissant
chiite" pour la stabilité du Moyen-Orient.
La montée en puissance des chiites constitue
un problème différent selon les acteurs concernés. La dimension religieuse est
centrale pour les mouvements islamistes sunnites, notamment ceux issus de la
mouvance salafiste dont la haine du chiisme plonge aux racines mêmes de la
division entre les deux courants qui, en réalité, représentent deux utopies du
pouvoir en islam. Pour les sunnites, la direction de la communauté des
musulmans initialement exercée par Mahomet doit se transmettre à ses
successeurs par un processus de consultation. Dans la lignée des réformistes
musulmans des dix-neuvième et du vingtième siècles, les islamistes
sunnites considèrent que seuls les quatre premiers califes ont été désignés
conformément à ce principe. Après ces quatre successeurs "bien
guidés", le califat s’est mué en un pouvoir dynastique illégitime avant
de disparaître définitivement avec la chute de l’Empire ottoman. L’objectif des
islamistes sunnites est donc de restaurer un califat authentique ou, du moins,
une forme de pouvoir musulman inspiré des premiers temps de l’islam.
Pour les chiites au contraire, Mahomet a
explicitement désigné ses successeurs au sein de la lignée d’Ali et Fatima.
Fatima était la fille du Prophète ; Ali, son cousin et très proche
compagnon, l’un des premiers convertis à l’islam. Les chiites se présentent
ainsi comme les défenseurs des ahl
al-bayt (gens de la maison) du Prophète. Contrairement aux sunnites, ils
pensent que les successeurs de Mahomet ne sont pas de simples dirigeants
politiques guidés par l’islam mais aussi des autorités religieuses ayant accès
au sens caché du message divin. A leurs yeux, les trois premiers califes ont
usurpé le pouvoir et falsifié le Coran afin d’y effacer toute référence au
droit à gouverner de la lignée d’Ali et Fatima. Seul le quatrième calife, Ali,
est légitime.
Ces querelles autour du pouvoir légitime en islam
intéressent peu les dirigeants politiques actuellement au pouvoir qui redoutent
surtout le renversement du statu quo.
D’une part, ils craignent que la volonté de revanche des chiites, communauté
politiquement et culturellement subalterne dans de nombreux pays du
Moyen-Orient, ne donne lieu à de violents règlements de compte et à une
marginalisation des communautés sunnites. D’autre part, parce que le chiisme
est à leurs yeux un attribut consubstantiel au pouvoir d’Etat iranien, ils
redoutent que le renforcement des chiites ne favorise les intérêts de Téhéran.
De fait, depuis que la dynastie safavide l’a
établi comme religion d’Etat en 1501, le chiisme a été utilisé par l’Iran non
seulement comme une idéologie de construction de l’Etat mais aussi comme un
instrument d’influence à l’extérieur de ses frontières. Y compris sous le règne
du très laïc Mohammed Reza Pahlavi déposé par la révolution de 1979, l’Etat
iranien a soutenu financièrement les institutions religieuses chiites à travers
le monde, notamment en Irak. La République islamique a par la suite activement
sponsorisé les mouvements islamistes chiites étrangers dans le cadre de sa
politique d’exportation de la révolution. Son plus grand succès en la matière
reste le Hezbollah libanais, grâce auquel l’Iran s’est invité dans le conflit
israélo-arabe et, plus généralement, dispose d’un relais bien au-delà du Liban
et des communautés chiites.
Sans être erronée, cette perception ignore les
recompositions dont le chiisme a fait l’objet depuis la fin des années 1980. Si
l’Iran continue de disposer d’une grande influence au sein du monde chiite, son
modèle politique d’Etat dirigé par le clergé est contesté par les grandes autorités
religieuses mais aussi par certains mouvements islamistes chiites. Sa politique
étrangère suscite également la controverse, nombre de chiites estimant qu’elle
porte parfois tort à leur intégration au sein des pays dont ils sont citoyens. La
défense de leurs droits en tant que communauté distincte mais partie intégrante
de la nation constitue la ligne politique majoritaire des élites politiques et
religieuses chiites, une ligne que la réintégration de l’Iran dans le concert des
nations ne pourra que conforter. C’est sur ce plan que des avancées
significatives dans l’apaisement des tensions confessionnelles pourraient être
obtenues à l’issue des négociations actuelles ou à venir entre l’Iran, ses
voisins et la communauté internationale.