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18.06.2025
Un clivage générationnel croissant autour de l’acceptation des minorités
Que révèle le rapport annuel 2024 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie en France ? Réponses par Yuma Ando, statisticien, et Nonna Mayer, directrice de recherche CNRS émérite, qui chaque année font parler les chiffres du “Baromètre racisme”, mettant en lumière l’évolution de la tolérance envers les minorités, l’articulation et les spécificités des préjugés à leur égard, et dégageant les facteurs explicatifs des évolutions observées.
Quelles sont les principales évolutions en matière de racisme et d'antisémitisme en France ?
La CNCDH s’appuie sur deux instruments pour mesurer ces évolutions, l’un relatif aux préjugés, l’autre aux actes racistes et antisémites. Le premier est son Baromètre racisme annuel conduit auprès d’un échantillon national représentatif de la population adulte métropolitaine. L’indice longitudinal de tolérance (ILT) mis au point par Vincent Tiberj synthétise les réponses à 75 questions régulièrement posées depuis 1990. Il varie entre 0 et 100 par niveau croissant de tolérance. En 2023, dans le contexte particulier post 7 octobre, il avait chuté de 3 points, passé de 65 à 62. L’indice spécifique à la minorité juive, d’ordinaire la mieux acceptée, avait même perdu 4 points, un recul essentiellement dû à la revitalisation par le conflit du vieux stéréotype de la « double allégeance », mesuré par le sentiment que « pour les Juifs français, Israël compte plus que la France » (+ 7 points en un an). En 2024, l’ILT global est toutefois reparti à la hausse (+1) (figure 1) et l’indice relatif aux juifs également (+1). En revanche, celui des Roms, peu présents dans le débat public cette année, monte en flèche (+5 points). Ces derniers restent la minorité la plus rejetée, avec un indice 11 points en dessous de l’indice global, mais il n'a jamais été aussi élevé (52).

Le second outil est la comptabilisation par la Direction nationale du renseignement territorial (figure 2) des faits racistes et antisémites portés à sa connaissance par ses relais territoriaux et ses partenaires locaux s’ils donnent lieu à un dépôt de plainte ou une intervention de police. 2023 avait été marqué par la hausse sans précédent des faits antisémites (1676, quatre fois plus qu’en 2022) commis pour l’essentiel dans les trois mois suivant le 7 octobre, et dans une moindre mesure celle des faits anti-musulmans (242, +29%). On note, comme pour les opinions, une relative décrue en 2024, avec 1570 incidents antisémites (-6%) et 137 antimusulmans (-28%). Mais dans le même temps, les autres faits racistes (anti-noirs, anti-maghrébins, anti-roms, anti-asiatiques) sont en hausse (1401, +15%). Et il faut tenir compte d’une sous-déclaration persistante des actes anti-musulmans, à laquelle devrait remédier le lancement prochain d’une plateforme de signalement en ligne, à l’initiative conjointe de l’État et de l'Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans (ADDAM).

Peut-on identifier des facteurs sociaux ou politiques à l’origine de ces évolutions ?
La tendance globale, depuis 35 ans, est une acceptation croissante des minorités. L’ILT (figure 1) est passé d’un minimum de 46 en 1991 à un maximum de 65 en 2022. Sa hausse est portée par des facteurs structurels : le renouvellement générationnel – chaque nouvelle cohorte est plus tolérante que celles qui l’ont précédée –, la hausse du niveau d’études qui favorise l’ouverture et l’esprit critique, et le brassage culturel croissant au sein de la société française. Mais il y a des hauts et des bas en fonction des événements – émeutes, attentats, guerres, crises – et surtout de la manière dont ils sont cadrés par les élites politiques et médiatiques. L’indice monte en flèche dans l’euphorie de la Coupe du monde de football de 1998. Mais il monte aussi après les attentats de 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, les pouvoirs publics mobilisant sur le thème de la fraternité républicaine symbolisée par le mot d’ordre « Je suis Charlie » au lieu de stigmatiser les musulmans. Il chute après les violences urbaines de 2005 attribuées pêle-mêle au communautarisme, à l’islamisme, à la polygamie. Il décroit encore en 2023, après une année marquée à la fois par la polarisation du débat politique autour de l’immigration (projet de loi pour contrôler l’immigration, émeutes suivant la mort de Nahel à Nanterre, et celle du jeune Thomas à Crépol, présentée comme un « francocide »), et par une explosion spectaculaire des agressions antisémites depuis le 7 octobre, amalgamant dans un même rejet Israël, sa politique, le sionisme, et tous les Juifs de France.
L’année 2024 montre également une forte polarisation générationnelle (figure 3) : les cohortes récentes voient leurs niveaux de tolérance, déjà hauts, progresser, tandis que chez les plus anciennes, ils stagnent ou reculent. Chez la cohorte la plus récente, née après 1987, l’ILT a atteint un record historique en 2024, supérieur de 25 points à celui des cohortes nées avant 1966. Le positionnement politique enfin a un poids croissant. Le niveau de l’ILT chez les sondés de gauche et du centre monte, atteignant un maximum historique en 2024 (73 et 61), alors qu’à droite depuis 2019 il stagne aux alentours de 49.

Que révèlent ces résultats sur l’état de la société française ?
Ils illustrent un paradoxe. Bon an, mal an, l’acceptation de l’Autre - que ce soit par son origine, sa couleur de peau, sa religion - progresse. Les préjugés n’ont certes pas disparu pour autant. En 2024, 35% des personnes interrogées pensent encore que les juifs « ont un rapport particulier à l’argent », 45 % que l’islam menace l’identité de la France, la moitié que les Roms exploitent les enfants et près de 60% que la plupart des immigrés viennent en France pour profiter de la protection sociale. Et il y a des rechutes passagères. Mais globalement l’intolérance recule, alors que dans le même temps jamais les scores électoraux du RN n’ont été aussi élevés, un parti qui a fait du rejet des immigrés et de la « priorité nationale » son fonds de commerce. L’électorat inscrit et votant est donc de plus en plus décalé par rapport aux évolutions de la société. Un décalage, analysé par notre co-auteur Vincent Tiberj dans son dernier livre (La droitisation française, mythe et réalités, PUF, 2024), particulièrement marqué chez les nouvelles générations et préoccupant pour l’avenir de la démocratie.
Propos recueillis par Véronique Etienne, chargée de médiation scientifique au CEE
Pour en savoir plus
- Consulter le rapport 2024 et sa synthèse, sur le site de la CNCDH.
- Nonna Mayer explique comment mesurer l'impact du racisme et de l'antisémitisme, dans cette vidéo du Conseil scientifique sur les processus de radicalisation (COSPRAD) en partenariat avec l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) :
- Préjugés racistes et antisémites en France : quelles évolutions en 2023 ? (article sur le baromètre 2023, juin 2024)
- Article sur le baromètre 2022 (juillet 2023)
- Nonna Mayer et Vincent Tiberj, “À quoi sert un sondage annuel sur le racisme ?”, Dossier “Sonder et comprendre les opinions sur les immigrés et les minorités”, De facto [En ligne], 7 | mai 2019.
Dans les médias
- Racisme : la tolérance des Français « résiste aux discours de haine », selon un rapport*, Le Monde, 18 juin 2025
- Les opinions et préjugés racistes reculent très légèrement en France, selon un rapport officiel, franceinfo.fr, 18 juin 2025
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