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11.05.2017
Perturbateurs endocriniens : au cœur des controverses
Jean-Noël Jouzel, chercheur au Centre de sociologie des organisations, concentre ses recherches sur les risques environnementaux tels qu’ils sont traités (ou pas) dans les milieux professionnels. Aujourd’hui il nous éclaire sur la question des perturbateurs endocriniens. Peu centrale dans la campagne qui vient de s’achever, elle figure toutefois dans le programme du président élu, Emmanuel Macron, qui prévoit de “protéger les Français de leur exposition” à ces substances, notamment en évaluant mieux leurs effets. C’est là l’objet d’une intense controverse alimentée par les industriels pour retarder l’adoption de mesures contraignantes. Un enjeu scientifique, juridique, et économique de premier plan pour la santé des Français et des Européens.
Où se trouvent les perturbateurs endocriniens ? Y sommes-nous tous exposés dans les mêmes proportions ?
Jean-Noël Jouzel : La notion de perturbateurs endocriniens désigne des substances qui ont pour point commun d’agir sur l’équilibre hormonal des organismes qui y sont exposés. Cette technique est utilisée de longue date dans le domaine du médicament, par exemple pour les pilules contraceptives. Mais de nombreux produits entrent dans cette catégorie alors qu’ils n’ont pas pour fonction de perturber le système hormonal. C’est le cas des phtalates, dont le bisphénol-A, qui entrent dans la composition de nombreux produits en plastique, mais aussi de plusieurs pesticides, dont beaucoup sont interdits mais polluent toujours les sols, comme le DDT.
Ces substances peuvent se retrouver dans l’eau que nous buvons, dans les aliments que nous ingérons, dans l’air que nous respirons et dans les produits que nous consommons, par exemple des cosmétiques. Nous y sommes donc tous exposés. Toutefois, comme pour de nombreux autres produits toxiques, les plus hauts niveaux d’exposition sont souvent subis par les travailleurs, dans l’industrie pharmaceutique, l’agriculture, les cosmétiques ou le secteur du nettoyage, tout particulièrement.
Les effets néfastes de ces substances sur la santé sont-ils prouvés scientifiquement ?
J.-N. J. : Des effets néfastes de perturbateurs endocriniens sur la santé sont bien connus. Certains d’entre eux sont à l’origine de véritables catastrophes sanitaires, comme le diéthylstilbestrol, ou distilbène, un médicament à effet œstrogénique prescrit des années 30 aux années 70 contre le risque de fausse couche et qui a provoqué des malformations génitales chez les enfants des femmes exposées.
Pour d’autres produits, les effets sont davantage débattus. Les effets cancérogènes du bisphénol-A sont ainsi un objet d’intenses controverses. Il faut dire que les perturbateurs endocriniens ont un mode d’action qui échappe aux raisonnements usuels en toxicologie selon lesquels la dose fait le poison. Les perturbateurs endocriniens peuvent agir à très faibles doses et leurs effets peuvent dépendre de fenêtre de vulnérabilité des personnes exposées, notamment lors du développement fœtal, de la petite enfance et de la puberté. Les toxicologues ne sont pas bien armés pour repérer et mesurer ce type d’effets. Il reste donc de nombreuses inconnues autour de ces produits, mais le niveau de connaissance est suffisant pour que des mesures soient prises afin de protéger la santé des populations exposées.
Qui encadre leur présence dans les produits de consommation ?
J.-N. J. : C’est là le véritable nœud de la controverse : depuis plus de trois ans, les débats font rage autour d’un projet d’adoption par l’Union Européenne d’une définition réglementaire des perturbateurs endocriniens, qui permettrait d’en établir une liste et d’en fixer les modalités de contrôle. L’origine de ces discussions est une directive de 2009 spécifique aux pesticides, qui prévoit l’interdiction de ceux qui sont reconnus comme perturbateurs endocriniens. Mais qu’entend-on, au juste, par "perturbateurs endocriniens", d’un point de vue réglementaire ? Les industriels dont les produits sont les plus concernés ont déployé toute leur énergie à restreindre cette définition et à multiplier les exemptions. Et leur stratégie est pour l’heure efficace : par exemple, en décembre dernier, les firmes de la phytopharmacie ont convaincu la Commission européenne d’exclure de sa définition des perturbateurs endocriniens les produits agissant sur la croissance d’"organismes nuisibles" qui menacent les récoltes.
L’industrie se bat pour faire entendre que certains perturbateurs endocriniens sont utiles, ce qui conduit à un mélange des genres entre données scientifiques et données économiques, qui ouvre la porte à bien des atermoiements autour de la définition de cette catégorie. Au-delà de ces stratégies industrielles, le cas des perturbateurs endocriniens donne à voir la dépendance des autorités vis-à-vis de connaissances qui sont très limitées, face à des produits dangereux dont l’action sur l’organisme ne correspond pas aux mécanismes classiques de toxicité. Dans ce type de situation de méconnaissance structurelle, les industriels ont d’importantes marges de manœuvre pour peser sur les rapports de force avec les autorités et les acteurs associatifs, et ralentir l’adoption de mesures contraignantes.
En savoir plus
- Jean-Noël Jouzel, chercheur au CSO, enseigne à Sciences Po un cours sur "The Politics of Risks" avec Olivier Borraz pour les étudiants de 2e année, un cours sur "Risque expertise : introduction à la sociologie de l'environnement" du Master "Environmental policy" de l'École des affaires internationales, ainsi qu'un cours sur la "Sociologie politique des sciences" à l'École doctorale, avec Renaud Crespin.
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