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09.07.2024

Législatives 2024 : dans quelle société désirons-nous vivre ?

Discrédit de la parole politique, rejet des minorités, captation de la “volonté du peuple” par les populistes… Pourra-t-on encore éviter l'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite ? L'analyse d'Alain Policar, chercheur au CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po, initialement publiée par notre partenaire The Conversation.


Alors que tout indiquait que nous allions devoir résister à l'extrême droite au pouvoir, une digue démocratique et républicaine a permis d'éviter le désastre annoncé. Il reste certes un très long chemin avant que la menace d'un gouvernement d'extrême droite ne soit définitivement écartée. En effet, les prochaines élections présidentielles pourraient voir triompher des idéaux profondément contraires à nos principes.

Il est néanmoins un moyen, auquel la classe politique se montre largement indifférente, d'éviter cette triste perspective : supprimer - par un vote du Congrès, soit des deux chambres du parlement, recueillant au moins 2/3 des voix des parlementaires - l'élection du président de la République au suffrage universel, et donc revenir à un régime parlementaire, configuration plus démocratique qui est, comme le montrent nombre de nos voisins européens, parfaitement stable.

Il est hélas fort probable que cette hypothèse soit négligée, en arguant l'attachement (supposé) des Français à la façon de désigner le chef de l'exécutif. Dès lors, si elles se sont éloignées, les craintes que nous avions nourries avant le deuxième tour des élections législatives restent identiques : il s’agit de savoir dans quelle société nous désirons vivre.

Dévoiement des principes républicains

Depuis la fin du régime de Vichy, et malgré les guerres coloniales, nous n’avions pas réellement eu le sentiment que les principes de la République, « liberté, égalité, fraternité », unanimement revendiqués, étaient en péril. C'est la conscience du péril qui, à n'en pas douter, explique largement l'inattendu verdict des urnes. Quelle que soit la diversité des motivations, les électeurs, en rejetant l’introduction de la préférence (ou la priorité) nationale dans la Constitution, ont refusé de créer deux catégories de Français.

Ils ont également refusé que les libertés les plus fondamentales - celles de création, d’expression et de programmation, les libertés académiques aussi - soient drastiquement limitées.

Et, bien entendu, ils se sont opposé à l’institutionnalisation de la xénophobie, laquelle, dissimulée derrière la promotion du patriotisme, aurait accentué la répression des migrants et des réfugiés.

Cependant cette réaction salutaire ne fait qu'éloigner le danger. Elle ne doit pas nous émanciper de la tâche de comprendre comment nous avons pu consentir à dessiner les contours d'une société inhospitalière à la différence au sein de laquelle la dimension émancipatrice des droits (notamment des droits sociaux) puisse être sacrifiée à des fins d’exclusion de certains d’entre nous, désignés comme Français incomplets.

Le problème de l’immigration ou la crise de l'accueil ?

L’éventualité d’un semblable bouleversement est la conséquence d’une série de facteurs, parmi lesquels l’idée, désormais profondément ancrée chez une majorité de Français, que l’immigration est un problème.

Bien que très éloignée d’une description adéquate du réel, la thèse du « grand remplacement » a fourni un motif aux peurs irrationnelles, si fréquentes en temps de crise.

Car crise il y a, et les gouvernants des 50 dernières années en portent la responsabilité conjointe. Sans doute, celle d’Emmanuel Macron, l’acteur majeur de la disqualification de la parole présidentielle, est-elle décisive.

Le discrédit qui frappe le politique se traduit dès lors par la volonté de donner la parole au « peuple », autrement dit par une méfiance pérenne pour la démocratie représentative, phénomène alimenté par le resserrement de l’éligibilité, c’est-à-dire par la diminution du nombre de ceux qui peuvent être élus.

Le primat de la volonté du peuple 

Ce discrédit accentue le découplage entre démocratie et gouvernement représentatif. La crise de la représentation, sur laquelle Daniel Bougnoux, dans un ouvrage éponyme de 2006, a attiré l’attention, se manifeste notamment dans l’érosion de l’électorat des grands partis (manque à la fois du renouvellement du personnel politique et des idées) et aussi dans l’augmentation de la volatilité électorale (c’est-à-dire de la possibilité que, d’une échéance électorale à l’autre, les électeurs modifient leurs préférences politiques).

Dans ce contexte, les stratégies habituelles de diabolisation, que l’on a pu croire efficaces jusqu’au coup de tonnerre d’avril 2002, échouent désormais. Plus encore, elles victimisent ceux que l’on cherche à exclure du champ légitime d’expression du débat public, et les renforcent en donnant à penser qu’il y aurait des thèmes tabous.

La guerre culturelle, théorisée, dans une perspective néo-gramscienne par la Nouvelle droite (Alain de Benoist, la revue Eléments et le GRECE), dès les années 1960, semble être gagnée par la droite radicale, comment en témoignent les doutes consistants sur la valeur de la démocratie et l’hégémonie de l’idéologie néo-libérale. La traduction concrète majeure est, en France, l’influence de l’empire médiatique constitué par Vincent Bolloré.

Une « politique faussement nouvelle »

Aussi, les motivations du vote en faveur du Rassemblement national sont-elles profondément différentes du vote protestataire d’autrefois. Il s’agit de donner sa chance à une « autre politique » que la propagande est parvenue à faire passer pour neuve, et que la banalisation de ses thématiques par la droite de gouvernement (et, parfois, par une gauche théorisant une sorte de « racisme de résistance », en tant qu’expression de la défense de notre civilisation contre ceux qui porteraient atteinte à ses valeurs fondatrices) a rendue attrayante.

Nous devrions pourtant savoir ce que, parvenue au pouvoir, l’extrême droite s’emploie à réaliser. Très récemment, en Pologne, nous en avons eu la démonstration.

Le principal vecteur de légitimation du nouveau pouvoir est la prétention à incarner la volonté du peuple, le vrai peuple dont les nouveaux leaders sont supposés connaître les besoins, ce qui rend inutiles les institutions intermédiaires.

On voit ainsi à l’œuvre une logique de rejet du pluralisme : les autres partis ne traduisent pas la volonté populaire et sont donc illégitimés.

Un peuple mythifié et introuvable

Le « peuple » auquel se réfère ce que l’on nommera désormais national-populisme est donné, ce qui renvoie à des origines largement mythifiées.

Il existe donc une forte dimension nativiste dont la fonction est de priver de droits ceux qui, par leur origine ou leur confession, sont censés menacer l’intégrité de la nation. Les bienfaits de l’État-providence ne devraient être destinés qu’au « vrai peuple » : le populisme procède d’une révolte contre le partage des acquis sociaux, durement obtenus sur le long terme, avec de nouveaux venus, les immigrés, qui ne les mériteraient pas.

Ainsi, alors qu’il y a peu, l’Union européenne était la cible privilégiée du national-populisme, le nativisme a pris le relais, avec son rejet des immigrés et des minorités religieuses, plus précisément l’hostilité envers l’islam. Il ne s’agit plus désormais, comme le voulait Tocqueville, de « protéger les minorités » mais d’imposer les « droits de la majorité ».

On passe ainsi à une citoyenneté définie sur une base socioculturelle essentialisante, tendance observable à l’échelle mondiale (au Brésil, en Inde, aux États-Unis, etc.)

Comment confisquer l’État

Il s’agit donc de restaurer la souveraineté d’un peuple autochtone (bien que l’autochtonie demeure indéfinissable), qui serait victime d’une élite cosmopolite, vis-à-vis de laquelle se manifeste un profond ressentiment.

Les nationaux-populistes s’arrogent ainsi le monopole moral de la représentation. D’autant que l’indifférence reprochée aux élus justifie une intervention directe des citoyens dans la décision politique, ainsi qu’une efficacité immédiate de l’action publique.

Arrivés au pouvoir, les partis populistes confisquent l’État : comme ils sont l’expression du peuple, l’État doit le servir. Dès lors, celui-ci devient illibéral : il restreint les libertés et empêche la discussion démocratique. Les manifestations et contestations sont alors décrites comme l’expression d’un complot, ourdi évidemment depuis l’étranger, pour faire échouer l’expérience en cours.

Cette caractérisation sombre de ce que pourrait être notre avenir n’était-elle pas, comme le souligne Jean-François Bayart, largement inscrite dans le processus de rédemption de la nation sur le mode d’un fondamentalisme identitaire ?

Le mal est profond, et les Lumières ne nous éclairent plus guère. La question cependant demeure : dans quelle société désirons-nous vivre ?The Conversation

Légende de l'image de couverture : Manifestation à Montpellier, juillet 2018. (crédits : Pierre Herman / Unsplash)

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