Accueil>"Le problème de l’Europe n’est pas l’excès de déficit, c’est le déficit de politique", Jean-Paul Fitoussi par Lisa Fitoussi
28.05.2025
"Le problème de l’Europe n’est pas l’excès de déficit, c’est le déficit de politique", Jean-Paul Fitoussi par Lisa Fitoussi
Le Festival d'économie de Trente s'est tenu dans la ville du nord-est de l'Italie du 22 au 25 mai. Cette édition anniversaire, fêtant les 20 ans de ce rendez-vous incontournable, avait pour thème : “Risks and fatal choices. Europe at the crossroads".
Chaque année, l'un des temps forts du festival est le séminaire Jean-Paul Fitoussi. L'édition 2025 était intitulée “Jean-Paul Fitoussi: Our Alliances and Differences”, avec sur scène : Lisa Fitoussi, avocate et professeure affiliée à l'École de droit de Sciences Po, Edmund Phelps, lauréat du prix Nobel d'économie 2006 et professeur d'économie émérite à Columbia University, ainsi que Rosalba Reggio, journaliste à Il Sole 24 Ore.
Lisa Fitoussi a imaginé pour son discours d'ouverture un dialogue entre son père, le brillant économiste Jean-Paul Fitoussi, disparu en 2022, et Edmund Phelps, qui était l'un de ses pairs et amis.
Mesdames, Messieurs,
Chers organisateurs, chers amis,
Je souhaiterais vous exprimer ma gratitude pour votre présence aujourd’hui avec une pensée particulière pour l’Université de Trento, pour le Docteur Fabio Tamburini, le Professeur Luigi Bonati, et bien sûr à nos amis de toujours à Ned Phelps et Viviana, Maristella et Giovanni Tria, et à toutes celles et ceux qui, de près ou de loin, ont rendu possible ce séminaire en mémoire de mon père.
Je suis profondément honorée de prendre à nouveau la parole devant vous.
Trois années se sont écoulées depuis que tu nous as quittés, et pas un jour ne passe sans que je pense à toi. Cette année, j’ai la tâche aussi émouvante qu’exigeante de parler de ton amitié avec Edmund Phelps. Une amitié rare, profonde, née il y a plus de quarante ans, nourrie de dialogues intellectuels, de livres et de conférences, mais aussi de voyages, d’humour et d’estime réciproque.
Ned dit de toi que tu étais son frère. Tu disais de lui qu’il était ton meilleur ami. Et ce que vous partagiez allait bien au-delà de l’affection : une exigence commune de pensée, une passion partagée pour la justice sociale, une même vision de l’économie au service de la démocratie.
Aujourd’hui, je voudrais imaginer un dialogue entre vous deux, à partir du grand thème de ce Festival : « Risques fatals et choix décisifs. L’Europe au carrefour. »
Oui, car l’Europe est à un tournant. Face à la fragmentation sociale, au déclin géopolitique, à l’effondrement moral du capitalisme, elle doit choisir : se résigner à l’impuissance ou se réinventer comme puissance politique, démocratique et humaine.
Cette tension a été formulée avec clarté dans le Rapport Draghi : l’Europe ne pourra survivre sans davantage d’intégration, de stratégie, et de courage politique. Mais cela suppose une rupture : avec les automatismes budgétaires, avec la dépolitisation des choix économiques, avec le renoncement à toute ambition.
Giuliano da Empoli, dans L’heure des prédateurs (2024), résume cette impasse par une formule implacable : « Depuis trente ans, les responsables politiques des démocraties occidentales ont décidé de ne plus décider. »
Mon père, dès 2002 dans La règle et le choix, dénonçait cette dérive technocratique dans laquelle les règles remplacent les choix. Edmund Phelps, quant à lui, a toujours soutenu que le capitalisme ne peut vivre sans innovation, participation et finalité morale.
À partir de vos idées croisées, je voudrais esquisser aujourd’hui la réponse que vous auriez pu formuler ensemble à cette question cruciale. Je m’appuierai sur vos livres et articles, sans les citer systématiquement ici mais bien présents dans le texte écrit.
Je me souviens, papa, tu disais : « Le pire n’est jamais certain. »
Et c’est pourquoi je suis convaincue que pour vous deux, Ned, Papa, les risques fatals ne sont pas une fatalité — à condition de faire des choix décisifs. Des choix en faveur de la démocratie, de la justice économique et de la souveraineté politique.
J’articulerai votre réponse autour de trois de vos idées centrales.
Refuser l’Europe des règles pour retrouver la démocratie du choix
L’un des grands combats intellectuels de mon père fut de dénoncer l’emprise croissante des règles automatiques dans la gouvernance européenne. Ces règles — comme la limite de 3 % de déficit ou de 60 % de dette publique — prétendent incarner la neutralité. En réalité, elles neutralisent la politique.
En retirant les grands choix économiques du débat démocratique, elles transforment les gouvernants en gestionnaires techniques et les citoyens en spectateurs impuissants. Cette logique, mon père la qualifiait de « corruption douce de la démocratie » (La règle et le choix, 2002).
Ce que Giuliano da Empoli appelle aujourd’hui « la décision de ne pas décider », mon père l’avait déjà identifié comme une « abdication politique ».
Edmund Phelps partage cette inquiétude à sa manière : pour lui, un capitalisme confisqué par les rentes, la bureaucratie et les monopoles de fait (Google, Amazon, Facebook…), dans lequel l’innovation n’a plus sa place, devient un ordre figé, privé d’énergie et de sens. (« Quand l’économie devient un ordre figé, elle cesse d’être humaine » Mass Flourishing, 2013)
Le Rapport Draghi (2024) dénonce un excès de règles qui « tue l’action » et appelle à une régulation plus stratégique pour relancer l’investissement et la souveraineté économique. Ce trop-plein normatif fragilise aussi la légitimité démocratique (Fitoussi & Rosanvallon, La nouvelle ère des inégalités, 1996) et rend l’Europe vulnérable face à des modèles plus agiles comme les États-Unis ou la Chine.
Je suis certaine que si Ned Phelps et mon père avaient vraiment eu ce dialogue, ils auraient proposé la création d’un Conseil démocratique européen de l’économie, pour replacer l’économie sous contrôle démocratique.
Refonder la justice économique pour restaurer cohésion et créativité
Mon père et Phelps partageaient un constat fondamental : une société où les inégalités explosent, où les rentes et les monopoles de fait bloquent l’innovation, où la concurrence fiscale alimente le dumping social, est une société qui se fragmente.
Mon père défendait l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés, une couverture santé commune, des droits effectifs à la formation (Tribune « L’austérité tue », Le Monde, 2012).
Phelps insiste sur le fait que le capitalisme n’a de légitimité morale que s’il est accessible à tous (« Le capitalisme n’est moral que s’il est accessible à tous » The Good Economy, 2020).
Mon père disait : « L’inégalité extrême est une forme de corruption sociale » (Le débat interdit, 2011).
Je suis certaine qu’ils auraient proposé ensemble une imposition minimale européenne sur les multinationales, une protection sociale minimale obligatoire, et un fonds pour l’innovation sociale et territoriale.
Réaffirmer la souveraineté budgétaire pour redevenir une puissance dans le monde
Mon père affirmait que le déficit n’est pas une dérive mais un instrument, s’il finance des biens communs : infrastructures, éducation, santé, défense, transition écologique, cohésion sociale. Dans ce cas, le déficit est vertueux.
Il écrivait : « Le vrai scandale n’est pas le déficit, c’est l’austérité qui détruit l’avenir. » (La règle et le choix, 2002) Et encore : « L’État n’est pas un ménage. Le déficit est une décision politique, pas une dérive. »
Phelps écrit : « La véritable dette est celle que nous léguons en n’investissant pas dans les citoyens. » (The Good Economy, 2020). Il plaide pour une dette productive au service des capacités humaines.
Leur réponse aux critiques sur le déficit : si le taux de croissance est supérieur, ou tend à l’être, au taux d’intérêt, alors le déficit est soutenable. Le véritable fardeau pour les jeunes, c’est l’absence d’investissement.
Je suis convaincue qu’ils auraient défendu ensemble une règle d’or européenne excluant les investissements stratégiques du calcul du déficit, une fiscalité commune, la création d’un Trésor européen émettant des eurobonds pour financer les biens communs, une force de défense intégrée avec budget commun sous contrôle parlementaire, et une politique macroéconomique coordonnée et renforcée pour peser face aux États-Unis et à la Chine en matière de régulation, de politique industrielle et d’innovation.
Formules finales
Ce que vous auriez dit ensemble, j’en suis convaincue, c’est que l’Europe ne doit pas seulement être réorientée, mais refondée politiquement.
Au début, l’Europe a été conçue comme un espace gouverné par des règles automatiques, des contraintes budgétaires, et par la croyance que le marché seul, produirait cohésion, prospérité et légitimité. Mais un marché sans tête, un ordre sans choix, un système sans finalité politique claire ne peut ni unir, ni inspirer. Et lorsque les décisions échappent à la délibération collective, nous ne sommes plus véritablement en démocratie.
Papa, tu rappelais : « Le problème de l’Europe n’est pas l’excès de déficit, c’est le déficit de politique. » (La règle et le choix, Fayard, 2002). Tu dénonçais une technocratie qui « confisque les choix au nom de la rationalité », transformant la politique économique en automatisme sans responsabilité.
Pour toi, la démocratie ne se limite pas à une procédure électorale. Tu disais, « La démocratie est un processus de délibération collective. Si les choix se font ailleurs, ce n’est plus une démocratie. » (La démocratie et le marché, Grasset, 2004).
Ned, de son côté, défend une conception existentielle du progrès : « Ce qui fait la grandeur d’une société, c’est la capacité des individus à s’engager dans la nouveauté, à innover, à imaginer. » (Mass Flourishing, Princeton University Press, 2013).
Il critique les sociétés dominées par la rente ou la stagnation comme des « économies mortes de l’intérieur, privées de sens pour ceux qui y vivent. » (The Good Economy, Princeton University Press, 2020).
Phelps insiste aussi sur la fonction émancipatrice du capitalisme quand il est bien orienté : « Le capitalisme n’est moral que s’il est accessible à tous. »
Tous deux auraient également dit que le temps de la politique ne peut être dicté par la logique court-termiste des marchés. Que la croissance ne vaut que si elle libère les potentialités humaines, que la dette n’est un fardeau que si elle finance l’oubli, pas l’avenir.
Vous auriez formulé une exigence commune à toutes les sociétés démocratiques (s’il en reste…) :
« Donner à chacun une voix, une capacité et un espoir. L’Europe doit cesser d’être un régime de gestion désincarné. Elle doit redevenir un projet politique actif, un projet de civilisation. Celui d’une puissance juste, fondée non sur la domination, mais sur l’émancipation. »
Et vous auriez pu conclure, d’une seule voix :
« L’Europe ne peut vivre sans justice sociale, sans direction politique, ni instruments de souveraineté. Elle ne peut durer que si elle devient un choix. »
Ce n’est pas un regret du passé, C’est une promesse à tenir — une promesse démocratique, plus encore à l’heure des réseaux sociaux, de l’intelligence artificielle et de la fragmentation informationnelle, où l’espace public se dilue, le débat se fragmente, et où maintenir l’unité devient plus difficile.
C’est à nous, malgré tout, d’assumer cette responsabilité. Car il n’y aura pas de renaissance européenne sans refondation politique et démocratique.
Jean-Paul Fitoussi, professeur des universités émérite à Sciences Po, ancien président de l’OFCE, ancien président du conseil scientifique de Sciences Po, ancien membre et vice-président du conseil d’administration de l’institution, est décédé le 15 avril 2025.
Économiste brillant et engagé, reconnu par ses pairs internationalement, familier des plus grands économistes (Edmund Phelps, Joseph Stiglitz, Amartya Sen, pour n’en citer que quelques-uns), respecté et aimé par des générations d’étudiants, consulté et écouté par les plus hauts responsables politiques, lu et entendu par un large public, Jean-Paul Fitoussi est une figure éminente de sa discipline.
En présidant et faisant rayonner l’OFCE pendant plus de vingt ans, et en portant sur les fonts baptismaux le département d’économie de Sciences Po, Jean-Paul Fitoussi a contribué à faire de l’économie une discipline fondamentale de Sciences Po.
Il a été, pendant quarante années, l’un des grands architectes de l’établissement. Une de ses contributions essentielles fut la réforme des droits d’inscription de Sciences Po, pour repenser la justice sociale.
Le 7 décembre 2022, Sciences Po avait organisé une journée d'hommage que vous pouvez retrouver en vidéo sur notre chaine YouTube.