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09.05.2017
Le Front national 2002-2017 : du vote de classe au vote de classement
Par Luc Rouban (Cevipof) - Créditée de 40,5 % des suffrages exprimés par la vague 14 de l’enquête électorale française du Cevipof (dont le terrain a été réalisé du 30 avril au 3 mai 2017 avant le débat télévisé), Marine Le Pen obtient un peu plus de 34 % des suffrages au soir du second tour de la présidentielle, le 7 mai. La victoire écrasante d’Emmanuel Macron ne peut cependant cacher le fait qu’une progression spectaculaire du vote en faveur du Front national s’est opérée depuis 2012, mais aussi depuis 2002 lorsque Jean‑Marie Le Pen avait obtenu 17,8 % des suffrages exprimés.
Cette situation peut s’expliquer sans doute par le contexte particulier de l’élection présidentielle de 2017. Au total, on remarque que 38 % seulement des électeurs déclarent, à la veille du scrutin, vouloir voter pour Emmanuel Macron par adhésion alors que la proportion d’électeurs de Marine Le Pen adhérant à son programme est de 57 %, une proportion certes bien supérieure mais qui laisse tout de même 43 % la choisir par défaut.
Au total, l’élection présidentielle de 2017 a produit de nombreuses frustrations et mis en en lumière le décalage entre l’offre et la demande politique. Mais elle recouvre également un nouvel investissement dans le Front national qui absorbe en grande partie la vague populiste et souverainiste qui déferle sur la France depuis 2012. La présidente du FN entend faire de cette dynamique l’axe autour duquel elle cherche à organiser l’opposition.
Le niveau électoral atteint par Marine Le Pen, outre le fait qu’il va mettre en cause le scrutin uninominal pour les élections législatives qui ne permettront pas au FN de prolonger ce succès à l’Assemblée nationale, montre que sa base électorale s’est singulièrement élargie et ne correspond plus à la seule classe ouvrière ou aux petits commerçants. Le vote de classe s’est érodé pour laisser la place à un vote de classement.
De 2002 à 2017, le vote FN devient un phénomène global
L’augmentation du vote en faveur du candidat du Front national a été multipliée en moyenne par un peu plus de deux entre le second tour de la présidentielle de 2002 et celle de 2017. Cette évolution moyenne doit être cependant discriminée par catégorie socioprofessionnelle. La comparaison peut être faite avec les résultats du panel électoral du Cevipof mené en 2002. On voit que les niveaux de départ ne sont pas les mêmes puisque Jean‑Marie Le Pen avait obtenu environ 11 % des suffrages exprimés chez les cadres contre 24 % chez les ouvriers.
Si sa fille double son score chez les ouvriers, phénomène de croissance largement observé par les analystes depuis des années, elle arrive presque à le tripler chez les cadres et à le quadrupler chez les petits indépendants (agriculteurs sur petites et moyennes exploitations, artisans, petits commerçants). Elle fait également plus que le doubler chez les grands indépendants (chefs d’entreprises de 10 salariés et plus, professions libérales, agriculteurs sur grandes exploitations).
Tableau 1 : le vote FN au second tour de la présidentielle en suffrages exprimés (%).
On observe également entre les deux dates une homogénéisation du vote en faveur du candidat FN selon les générations. Même si ce vote reste toujours en retrait chez les 65 ans et plus en 2017, il n’en demeure pas moins vrai qu’il a gagné un terrain considérable chez les seniors comme chez les plus jeunes. En 2002, les 18-24 ans choisissent le candidat FN à hauteur de 9,3 % mais à concurrence de 39 % en 2017 alors que cette proportion évolue dans le même temps de 18,6 % à 41 % chez les 25-34 ans, de 23,4 % à 43,2 % chez les 35-49 ans, de 23,5 à 42 % chez les 50-65 ans et de 9,4 % chez les 65 ans et plus à 34,7 %.
Une autre variable vient également éclairer cette globalisation du vote FN. Les diplômés ayant au moins le niveau Bac+4 en 2002 étaient 8 % à choisir Jean‑Marie Le Pen alors qu’ils sont 21,5 % à envisager de voter pour sa fille en 2017.
Le vote FN ne se réduit plus à un vote d’extrême droite
Cette globalisation du vote FN se traduit par l’attraction forte qu’il exerce sur des électeurs ayant choisi d’autres candidats au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Il en résulte que le vote FN est devenu, tout comme l’est celui en faveur d’Emmanuel Macron, un vote composite.
Les reports de voix potentiels entre les deux tours montrent que le front républicain a bien vécu. Même si la volonté de faire barrage à Marine Le Pen a été affirmée par de nombreux dirigeants de la gauche et de la droite, laissant parfois la porte ouverte au choix du vote blanc, nul ou de l’abstention (BNA), il reste que près d’un tiers des électeurs de François Fillon ont été attirés par le choix du FN tout comme 13 % des électeurs de Jean‑Luc Mélenchon et, à des niveaux absolus bien plus bas, comme 21 % des électeurs de Philippe Poutou ou 41 % de ceux de François Asselineau.
Tableau 2 : les intentions de vote pour le second tour par électorat du premier tour (%).
Note : l’électorat de Jacques Cheminade n’apparaît pas faute d’effectifs suffisants.
Encore s’agit-il ici de données en proportion des inscrits. Si l’on écarte les BNA, on peut mesurer autrement l’effet différentiel de ces derniers sur le choix électoral du second tour en suffrages exprimés. On voit alors que Marine Le Pen obtient 70 % des suffrages exprimés de l’électorat de Nicolas Dupont-Aignan, de 67 % de celui de François Asselineau, de 41 % de celui de François Fillon, de 21,5 % de celui de Jean‑Luc Mélenchon, de 36 % de celui de Jean Lassalle et de 35,5 % de celui de Philippe Poutou. Seul l’électorat de Benoît Hamon, du fait de son choix massif pour Emmanuel Macron, semble rester loin du choix en faveur du FN avec 4,7 % de report en sa faveur.
La peur du déclassement
Les reports de voix, qui devront être confirmés par des enquêtes ultérieures, semblent indiquer que Marine Le Pen a attiré à elle les voix de nombreux électeurs qui ne partagent pas a priori l’offre électorale du FN. Derrière cette indétermination électorale, que le « vote de classe » ne peut plus guère éclairer sauf à considérer que les « pauvres » ou les « diplômés » constituent des classes, ce qui serait assez spécieux, on peut déceler un sentiment profond de déclassement social.
Pour mesurer ce déclassement, on peut procéder de deux manières. Le classement objectif repose sur la mesure de la situation du foyer (incluant un conjoint ou non) de l’enquêté comparée à celle du foyer de ses parents. Cette mesure s’appuie sur la catégorie socioprofessionnelle en y incluant les situations de chômage et fait l’objet d’une cotation pour donner une note de ressources sociales à chaque foyer.
On peut alors observer que 42 % des enquêtés ont une situation inférieure à celle de leurs parents, 12 % une situation similaire et 46 % une situation meilleure. L’effet de ce classement « objectif » n’a cependant que peu d’impact sur la propension à voter FN au second tour puisque les déclassés choisissent Marine Le Pen à hauteur de 42 % contre 47 % de ceux qui ont une situation égale et 38 % de ceux qui ont connu une mobilité sociale ascendante.
Plus qu’un vote de protestation
En revanche, l’effet du classement subjectif est bien plus important puisque 56 % des enquêtés estimant que leur situation s’est détériorée par rapport à celle de leurs parents (au même âge) votent FN contre 39 % de ceux qui estiment que leur situation est similaire et 31 % de ceux qui estiment que leur situation s’est améliorée.
Si l’on croise la situation objective et la situation subjective, on obtient sept groupes :
les « lucides inférieurs » qui ont une claire idée de leur déclassement ; les « lucides égaux » qui ont une idée précise de leur similarité ; les « lucides supérieurs » qui ont conscience de leur mobilité sociale ascendante, les « pessimistes » qui se voient plus bas que leur situation objective, les « sceptiques » qui considèrent que leur situation n’a pas changé alors qu’elle est objectivement supérieure, les « fatalistes » qui pensent que rien n’a changé alors que leur situation s’est dégradée et les « optimistes » qui pensent que leur situation s’est améliorée alors que c’est le contraire objectivement.
Or c’est bien chez les « pessimistes » que les intentions de vote pour Marine Le Pen sont les plus élevées en proportion et chez les « optimistes » qu’elles sont au plus bas. Inversement, le choix d’Emmanuel Macron est le plus élevé chez les « optimistes » mais aussi et surtout chez les « lucides supérieurs » qui pensent à raison qu’ils ont amélioré leur situation.
Tableau 3 : le choix au second tour selon le classement social objectif et subjectif (%).
L’élection présidentielle de 2017 appelle donc de nombreuses recherches nouvelles pour comprendre le sens des changements à l’œuvre qui portent autant sur la situation sociale ou économique que sur les représentations que l’on s’en fait et que l’on s’en donne. On ne peut plus se contenter d’analyser le vote FN seulement comme un vote de protestation, contre la mondialisation ou contre les élites en place. On ne peut pas non plus l’interpréter comme un vote d’adhésion, de nombreux électeurs choisissant Marine Le Pen par défaut – ce qui doit conduire à relativiser le score qu’elle a obtenu au soir du 7 mai.
La fin de la séquence électorale présidentielle s’ouvre donc sur une grande incertitude quant aux choix que les électeurs feront pour les élections législatives, mais aussi sur une interrogation plus profonde portant sur la traduction politique du pessimisme national.
Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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