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22.10.2021
Un cours dans lequel on joue : entretien avec le Lieutenant-Général Michel Yakovleff
Le Lieutenant-Général Michel Yakovleff travaille depuis 2017 sur les possibilités de redéfinition d'un cours sur la stratégie militaire. Cette année, il a poussé son approche innovante encore plus loin avec le cours TYRENNIA, dispensé à la fois en présentiel et à distance durant la pandémie de COVID.
Proposée au seconde semestre de la première année du Master en Sécurité international de l’École d’affaires internationales de Sciences Po, ce cours donne une expérience pratique et concrète dans l'univers des négociations de l’OTAN, via ce que le Lieutenant-Général Michel Yakovleff appelle un « jeu ». Pour le Lieutenant-Général, ce jeu de rôle permet aux étudiants d'acquérir des compétences en négociations et de comprendre réellement le fonctionnement de l’OTAN dans un contexte interactif. Dans la partie qui suit, Michel Yakovleff répond à nos questions et nous éclaire sur cette nouvelle approche de l’apprentissage de la stratégie militaire.
Quel est le format de votre cours ou l'innovation qui le singularise ? Pourriez-vous nous en dire plus ?
Ce cours repose sur un véritable jeu de rôle qui se poursuit en continu d’une séance à l’autre.
Les étudiants jouent des membres des différents comités majeurs de l’OTAN, qui sont essentiels dans le mécanisme décisionnel d'une opération. Je commence par présenter l’OTAN et le processus de prise de décisions dans un contexte de gestion de crise (la première séance). J’explique, notamment, les aspects techniques des négociations au sein de l’OTAN, qui s’articulent autour de la recherche d’un consensus sur un texte. Je remets à la classe un véritable scénario basé sur le pays fictif de Tyrrhenia (pays indépendant depuis 1861, issu de l’unification de la Corse, de la Sardaigne et de la Sicile) qui est en pleine scission sur le modèle yougoslave. Les étudiants reçoivent également les documents militaires qui alimentent le processus politique de prise de décisions et sont informés de l’évolution de la situation fictive sur le théâtre des opérations.
Le premier comité est le Comité politique (PC) sous la supervision du Secrétaire général adjoint pour les Affaires politiques et la Politique de sécurité (ASG/PASP). Le CP est présidé par l’ASG/PASP ou un membre émérite de son équipe (l’ASG/PASP actuelle est l’allemande Bettina Credendahl), et le Président est soutenu par un assistant et un secrétaire (les trois rôles sont joués par des étudiants qui forment ce que j’appelle « le Trio »). Ils représentent le personnel du Secrétariat international. Les autres étudiants jouent le rôle de représentants des délégations nationales auprès de l’OTAN (RepNat). Le rôle du Président est d’encourager le consensus sur l’État final et les Objectifs stratégiques de l’OTAN en vue d'une potentielle opération de l’OTAN. Chaque RepNat a des instructions nationales avec lesquelles il doit jouer. Bien évidemment, elles ne concordent pas, ce qui impose de devoir négocier.
À chaque séance, les étudiants agissent comme des membres des comités de haut rang de l’OTAN, soit en tant que membres du Secrétariat international, soit en tant que représentants d’une nation (RepNat). L'objectif est de dégager un consensus au sein de l’OTAN. Après chaque séance, ils rendent compte à la capitale (= moi) tandis que le Président rédige une version préliminaire révisée du texte. La version préliminaire révisée est ensuite transmise aux nations en vue de leurs commentaires, et les RepNat formulent des recommandations de commentaires pour leur capitale. Et ainsi de suite jusqu’à la rédaction d’un projet final, dans lequel toutes les questions ont été résolues, en suivant une procédure d'accord tacite (un processus spécifique de l’OTAN pour atteindre un consensus lorsque le texte n’est pas soumis à un vote formel en séance mais estimé par le président comme ayant fait l'objet d'un accord). Ce même processus est répété au sein du Comité des orientations opérationnelles (OPC), sous la supervision de l’ASG pour les Opérations (ASG/OPS), en vue d’un projet de Directive de lancement du NAC, le Conseil de l’Atlantique Nord, organe suprême de l’OTAN.
Après quatre séances de l’OPC, les étudiants se transforment en groupe de travail du NAC pour développer le communiqué de l’OTAN en vue de l'opération visée, et ils préparent le Secrétaire général à une conférence de presse. Deux étudiants jouent le rôle du Secrétaire général et leurs camarades jouent le rôle des journalistes.
Deux séances impliquent également un entraînement à la prise de décisions au niveau opérationnel. L'une d’elle simule un comité mixte de ciblage, répliquant ce qui se produit au sein d’un quartier général militaire, pour décider s'il convient ou non de frapper une cible donnée et, le cas échéant, dans quelles conditions. La seconde est une préparation pour le Conseil restreint de défense, en France, là aussi pour évaluer comment gérer une menace potentielle.
Tout au long des cours, les étudiants sont confrontés aux rôles de représentants nationaux (RepNat) ou de membres du Secrétariat international. Ils travaillent à partir d'instructions nationales et de produits spécifiques émanant de la chaîne de commandement militaire (évaluation stratégique et réactions militaires possibles du SACEUR). Pour les aspects et les implications militaires, le professeur (moi-même), ancien militaire ayant une vaste expérience dans ce type de situation, joue le rôle de l’expert militaire ou du représentant du SACEUR (le commandant suprême des Forces alliées en Europe).
Ce projet est-il né d'un besoin de proposer un cours à distance ou l’aviez-vous déjà proposé en présentiel ? Comment avez-vous adapté votre cours aux mesures de lutte contre la COVID et à l’enseignement à distance ?
L’idée de ce cours a été développée et acceptée sur le principe l’année dernière (2020) par le Vice-doyen et Alice Juddell. Le concept global de ce cours s'inspire d'un exercice semblable exécuté au Collège de défense de l'OTAN à Rome, mais notre cours comporte des différences notables, notamment le scénario que j’ai inventé de toutes pièces.
L’idée était d’avoir de réelles réunions, comme celles qui se déroulent au siège de l’OTAN. En fait, les réunions du PC ou de l’OPC au siège de l’OTAN peuvent être planifiées sur une base hebdomadaire lorsque l’OTAN procède à une planification prudente, ce qui n’est pas le cas pour la planification en temps de crise.
Le cours est devenu un cours à distance par accident. Il se trouve que je donne un autre cours, appelé « exercice Coalition », dans lequel je prépare les étudiants de PSIA à participer à l’exercice de synthèse « Coalition » de l’École de Guerre à Paris. C'est à cette époque (en mars 2020) qu’a eu lieu le premier confinement. L’exercice Coalition a été reporté au mois de mai, ce qui a permis de conserver l’effectif militaire mais a écarté toute participation civile (les participants civils proviennent, outre de PSIA, de l’Université américaine de Paris, de l’Institut supérieur de communication et de production audiovisuelle, de l’Institut diplomatique et consulaire, et du Centre d'études diplomatiques et stratégiques). Nous avons donc dû choisir entre annuler la suite du cours ou faire autre chose. Alice Juddell m’a alors suggéré de transformer l’exercice Coalition en un premier test de l’exercice de l’OTAN que nous envisagions pour l’année suivante.
Mes étudiants avaient travaillé sur les fondamentaux de la doctrine de l’OTAN, ils connaissaient le scénario et il nous restait, en théorie, cinq séances. Heureusement, Sciences Po a été fermé pendant une semaine, justement pour que les professeurs comme moi puissent reconfigurer leurs cours. Cela m’a laissé le temps de produire le matériau du cours à partir du scénario qu'ils connaissaient, ainsi que le matériel pédagogique afin qu'ils puissent agir comme un comité de l’OTAN.
Le cours a commencé comme ça, sur Zoom, ce qui, d’ailleurs, s’est passé exactement de la même manière à l’OTAN. Sur ce point, le mode de fonctionnement à distance était donc absolument réaliste.
Je tiens à préciser que dans mon cours, il se passe beaucoup de choses entre les séances puisque les RepNat sont tenus d’informer la capitale, de consulter, de demander des autorisations, etc. Ils sont également encouragés à « agir en coulisses » et à se rapprocher de leurs confrères RepNat pour essayer de les influencer, de trouver un terrain d'entente, et de créer des groupes d'intérêt qui donneraient plus de poids à leurs propres positions nationales durant les séances. Cela s’est passé par mail et sur Zoom, occupant tout le monde, par à-coups, pendant la semaine.
D’où vient l'envie de proposer un format innovant ?
Je n’ai pas cherché l'innovation à tout prix. Il se trouve simplement que cet exercice réaliste de jeu de rôles est un peu différent des cours traditionnels. J’ai évoqué l’exercice du Collège de défense de l'OTAN, que l'on appelle NDMX (exercice axé sur le processus décisionnel). J'ai longtemps été conseiller dans le cadre de cet exercice dont je connais bien le déroulement global, et j’ai pensé que ce serait la meilleure manière « d’enseigner l’OTAN » à nos étudiants de PSIA. On pourrait parler pendant des heures du mécanisme de réponse aux crises de l’OTAN, on peut discuter de l'interaction entre l'organisation OTAN et ses États membres, on peut apprendre l’histoire des opérations et des crises, on peut étudier la théorie et la doctrine mais, en fin de compte, la seule manière de réellement comprendre l’OTAN est de le jouer. C'est ce que fait l’OTAN au sein du Collège de défense de Rome, et je me suis dit que cela pouvait être adapté pour nos étudiants en vue de créer un cours vivant et exaltant.
Quel a été le résultat ? Qu’en ont pensé vos étudiants ?
Le résultat a été plutôt formidable. Cette année (2021), l’exercice Tyrrhenia s’est déroulé comme prévu. Je pense que nous aurions tous préféré faire cet exercice en présentiel mais il a très bien fonctionné à distance. Les retours de mes étudiants sont très positifs. Tout d’abord, ils adorent le scénario en tant que tel. Vous devriez voir comment ils s’immergent dans leurs rôles ! Lorsque je reçois les rapports, c’est très drôle. La première séance est tendue, bien-sûr, et je dois intervenir assez souvent pour les aider. En fait, comme je leur dis, je préfère les laisser ramer un peu, et je ne plonge que s’ils commencent vraiment à couler ou qu'ils perdent trop de temps.
Ils aiment également le réalisme et la manière dont ils produisent leurs « livrables » (le nom donné par l’OTAN aux documents qui doivent être « livrés » pour faire avancer le processus décisionnel). Les choses se mettent en place progressivement, il y a des concessions, dont la plupart se passe en coulisses. Je tiens à préciser que le résultat n’est pas prédéterminé. Je donne les instructions mais je ne détient pas « la solution ». Le livrable final reflète leur propre travail.
Le troisième point est un élément sur lequel ils insistent tous : c’est une belle occasion de favoriser le lien social. Les étudiants deviennent très rapidement une équipe puisque l’exercice exige beaucoup d'interactions entre les séances. Par ailleurs, les étudiants changent de rôles quatre fois, ce qui diversifie les contacts à chaque fois si j'ose dire.
Quatrième point : ils savent réellement comment fonctionne l’OTAN, ils comprennent ce fonctionnement, car ils l'ont vécu. Je n’estime pas que les compétences relatives à l’OTAN sont essentielles, car l’emploi dans cette organisation reste assez marginal (4 000 employés comme personnel civil), mais les compétences acquises en termes de techniques de négociations et de recherche de consensus sont également très utiles dans le monde l’entreprise.
Plus généralement, pour vous en tant qu’enseignant et pédagogue, cette période a-t-elle constitué un tournant dans vos pratiques d’enseignement ? Le retour à la normale vous ramènera-t-il à vos pratiques pré-COVID ou allez-vous souhaiter mettre en place ces jeux de rôle à la fois à distance et en face-à-face ?
Cela n’a pas été un tournant pour moi parce qu’avec Mark Maloney et Alice Juddell, nous avions l’intention de proposer ce cours bien avant la crise de la COVID. Dès que j’en ai l’opportunité, j’implique généralement les étudiants autant que possible, je les fais jouer. C'est ma manière d’enseigner. Ce cas-là, Tyrrhenia, est assez extrême parce qu'il a été conçu de toutes pièces, comme un exercice, dans le sens militaire du terme. Le matériel didactique est l’exercice. Il y a le matériel didactique, comme la doctrine fondamentale de l’OTAN, et il y a le scénario, plutôt complet, qui est suffisamment élaboré pour créer une réalité fictive sans laquelle mes étudiants ne pourraient pas jouer. Mais en dehors de cela, mon rôle se limite à celui d'un « expert militaire » ou d'un conseiller.
Sur Zoom, nous avons un code. J'éteins la caméra et le micro, et je ne fais que les regarder jouer. Si je pense devoir dire quelque chose, j’allume ma caméra et le Président, qui dirige la séance, voit mon doux visage apparaître. Il me donne la parole, à sa convenance, je m’exprime, puis je me retire à nouveau. Par ailleurs, si le Président a un problème, que ce soit un problème technique concernant le texte sur lequel ils travaillent ou une question militaire à clarifier, il appelle « l’expert militaire » pour obtenir des conseils. J’allume alors ma caméra et je réponds.
Je peux donc mettre en place cet exercice soit en présentiel, soit à distance. Tout le monde préfère la version en présentiel, ne serait-ce que pour le côté humain et le langage corporel, mais jouer via Zoom ne nuit pas foncièrement à l’exercice. Dans l’absolu, je ne suis pas le professeur, je suis l’animateur. C'est le groupe, le collectif, qui fait le professeur. On leur donne une situation et une mission, quelques indications sur la manière de procéder, puis ils sont pratiquement livrés à eux-mêmes. C'est en grande partie de l’auto-apprentissage.
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