Accueil>Innover à distance: des intervenants du monde entier

20.05.2021

Innover à distance: des intervenants du monde entier

Au semestre d’automne 2020, face à la crise sanitaire, certains partenariats universitaires pour la troisième année à l’étranger n’ont pas pu être maintenus : une maquette pédagogique en ligne a été conçue pour les étudiants ne pouvant partir en échange. Le cours “The Politics of Values”, animé par Benjamin Boudou, a ainsi été suivi sur Zoom par 234 étudiants, dans 18 fuseaux horaires différents.

Le cours magistral, à la croisée entre science politique et théorie politique, analyse des phénomènes de politisation des valeurs, à partir d’un corpus théorique et de leurs mobilisations dans le débat public. Pour rendre les cours en ligne dynamiques malgré le contexte morose, l’enseignant a élaboré un programme innovant : inviter à chaque séance un intervenant différent, pour des perspectives venues des quatre coins du monde.

D’où est venu ce désir d’innover dans vos cours ?

Ma démarche était simple. Je ne voulais pas parler seul pendant deux heures pour un cours magistral entièrement en ligne ; il fallait de la discussion pour sortir du tunnel Powerpoint et voix off. De plus, le cours se présentait comme un panorama de problématiques sur lesquelles je n’étais pas toujours spécialiste et qui gagnaient à être présentées sous différents éclairages méthodologiques.

Quels étaient vos objectifs pédagogiques ?

J’avais en tête des objectifs pédagogiques directs et indirects. Je souhaitais en premier lieu 1) interroger un chercheur spécialiste pour donner aux étudiants un contenu avancé et le plus à la pointe sur le sujet du jour ; 2) présenter une pluralité d’approches méthodologiques (j’ai interrogé des historiens, sociologues, philosophes, politistes, architectes et juristes) ; 3) former par l’exemple à l’entretien semi-directif.

Plus indirectement, j’ai souhaité inviter des collègues à différents stades de leur carrière universitaire pour mieux comprendre les processus d’élaboration de la littérature que les étudiants devaient lire : évoluer d’hypothèses incertaines à un article publié, parler d’une recherche lorsqu’elle est encore en train de se faire, commencer et terminer une thèse qui deviendra un livre, etc. Je commençais toujours par demander à mes interviewés pourquoi et comment ils s’étaient orientés sur leur sujet, et les interrogeais sur la fabrique et la réception du texte que nous allions discuter. Le choix d’un objet d’étude n’étant jamais neutre, c’est tout une épaisseur biographique qui venait s’ajouter à la réflexion, donnant à voir les différentes dimensions d’une profession et du travail universitaire. 

Concrètement, à quoi cela ressemblait-il ? 

Dans la pratique, j’ai écrit en amont à l’ensemble de mes interviewés pendant l’été en leur présentant le syllabus et ce que j’attendais d’eux. L’horaire du cours permettait d’inviter à la fois une politiste à Bangkok, un historien en Floride, ou une sociologue en Allemagne. Tous les invités ont gracieusement accepté de participer. Je ne préparais pas plus de cinq questions, suivies par deux ou trois interventions des étudiants. 

Pour donner quelques exemples, j’ai invité un historien spécialiste des réfugiés protestants au XVIe siècle pour une séance sur la valeur “justice” en contexte migratoire. Pour la séance “faith”, une sociologue du droit qui travaille sur les mobilisations juridiques des minorités religieuses auprès de la CEDH ; une architecte pour discuter de la dimension politique du chez-soi (“home”) ; un doctorant en science politique qui a co-conçu un dataset sur l’intégration et la citoyenneté (“democracy”) ; une juriste, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, pour situer la désobéissance en régime autoritaire (“resistance”) ; un philosophe travaillant sur l’éthique de la gestion des risques de tremblement de terre pour détailler le sens de la valeur “security”...

Quelles ont été les difficultés ?

La gestion du temps a été mon problème principal : ne pas faire trop long (environ 25 minutes) sans frustrer ni les étudiants ni l’invité. J’envoyais donc toujours mes questions quelques jours à l’avance pour que l’invité puisse cadrer ses réponses. Cela n’a jamais affecté la spontanéité des échanges. Bien sûr, cet exercice a des limites plus générales : pouvoir interroger des gens du monde entier via Zoom est attrayant, mais ça n’est pas comparable à l’échange incarné dans une salle de cours ou un amphi. Le virtuel permet aussi de convaincre facilement les intervenants, mais notre entretien reste un travail non rémunéré. Le contre-don symbolique d’un verre ou d’un dîner est rendu impossible en temps de pandémie. 

Quelles étaient les attentes vis-à-vis des étudiants ?

Benjamin Boudou

Ce travail a été le cadre d’un exercice pour les étudiants. Pour la mi-semestre, ils se sont constitués en petits groupes et devaient eux-mêmes enregistrer une interview de 20 à 30 minutes de toute personne qu’ils jugeaient pertinente pour discuter d'un sujet lié à des thématiques abordées en cours. Ils ont fourni en parallèle un document de travail développant la problématique de leur interview, leur méthode, et présentant les grands enjeux du travail de la personne interrogée et donc de sa pertinence pour répondre à leur problématique. Ils devaient ainsi à la fois élaborer une réflexion problématisée à partir des sujets du cours, mais aussi développer des compétences pratiques : coordonner un groupe de travail, trouver un intervenant, le convaincre de participer, mener un entretien. L’ensemble des interviews a ensuite été rendu accessible à tous les étudiants. Les résultats ont été très intéressants par les sujets abordés, l’implication des étudiants, et le choix des interviewés : enseignants-chercheurs bien sûr, mais aussi artistes, activistes, hommes et femmes politiques, professionnels du secteur public et privé. 

Quels ont été les retours des étudiants ?

Le retour des étudiants a été positif, tant sur les entretiens en cours que sur leur propre travail. Bien sûr, certaines discussions ont mieux marché que d’autres ; tout dépend du sujet, de l’aisance de l’interviewé, de la qualité de mes questions, etc. Mais le simple fait d’avoir ces respirations, de voir à chaque séance un nouvel intervenant alors que nous étions presque tous confinés, et d’incarner des arguments et des textes relativement abstraits leur a beaucoup plu. Il me semble enfin que voir l’enseignant dans la position d’apprenant (moi-même interrogeant des collègues plus compétents, ce qui là encore constitue un exemple pratique de la discussion scientifique) permet une relation pédagogique sereine et productive, notamment lorsque nous abordons des thèmes controversés.

Pensez-vous maintenir certaines de ces pratiques pour le retour en présentiel ?

Cette pratique de l’entretien garderait tout son intérêt pédagogique en présentiel mais faire venir quelqu’un est bien sûr plus difficile que de l’inviter via Zoom. Je pense donc qu’une pratique hybride avec l’interviewé en ligne et les étudiants en amphi serait à privilégier. Cela permettrait de garder une plus grande diversité de profils.

En savoir plus :

L'équipe éditoriale de Sciences Po

Légende de l'image de couverture : © Marta Nascimento / Sciences Po