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05.08.2019
Fact-checking, un combat difficile à gagner
Les «fake news», ou infox, sont devenues les grandes animatrices des campagnes électorales récentes, de la campagne pro-Brexit au Royaume-Uni jusqu’à l’élection du nouveau président brésilien Jair Bolsonaro, en passant par diverses élections en Europe et aux États-Unis. Emeric Henry, professeur au Département d'économie de Sciences Po a mené une étude pour étudier comment luttre contre ces "fakes news".
Face aux fake news, les esprits s’échauffent et la résistance s’organise. En Allemagne une loi contre les discours haineux est entrée en vigueur le 1er janvier 2018 et le Parlement français a adopté fin 2018 une loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information qui, entre autres, donne le pouvoir au juge de bloquer des contenus ou des sites propageant des fausses nouvelles. Les plateformes elles-mêmes, que ce soit Facebook ou Twitter, tentent de s’autoréguler. Enfin les médias traditionnels créent de nombreuses rubriques de fact-checking, visant à réagir au plus vite à la propagation des fausses nouvelles, en les vérifiant et en diffusant leurs résultats. Mais quels sont les effets de ces interventions ? C’est ce que j’ai étudié avec trois autres chercheurs, dans un projet intitulé « Fake news, fact-checking and information in times of post-truth politics ». Il s’agissait de tester l’impact respectif de la propagande et de la correction des faits sur les connaissances et les intentions de vote des électeurs dans le cadre de l’élection présidentielle française de 2007.
Un test sur les déclarations de Marine Le Pen
Plus précisément, nous avons testé l’impact de déclarations de Marine Le Pen sur les migrants en interrogeant 2400 personnes en fonction d’un échantillon représentatif de la population française. Nous les avons aléatoirement réparties en quatre groupes de taille équivalente que nous avons exposé à quatre types d’information : au premier groupe (dit de « contrôle »), nous avons n’avons fait parvenir aucune information spécifique ; au deuxième groupe (intitulé « MLP » pour Marine Le Pen) nous avons fait parvenir des déclarations de Marine Le Pen utilisant de faux chiffres à propos des migrants ; à un troisième groupe (dit « statistiques »), nous n’avons fait parvenir que des statistiques provenant de sources comme les Nations unies, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ou de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), correspondant à ces déclarations. Enfin, un dernier groupe (dit « fact-checking ») disposaient des déclarations de Marine Le Pen et des éléments de fact-checking.
Toutes les citations de Marine Le Pen que nous avons utilisées ont une structure similaire : le fait “alternatif” est utilisé dans le cadre d’un argumentaire pour arriver à une conclusion désirée. À titre d’exemple, le 8 septembre 2015, sur RMC, Marine Le Pen déclarait : « Moi j’ai vu les images des clandestins (…). Eh bien, sur ces images, il y a 99 % d’hommes. (…) Des hommes qui quittent leur pays en laissant leurs familles là-bas, ce n’est pas pour fuir la persécution, c’est évidemment pour des raisons économiques. » Ce chiffre de 99 %, habillement présenté, ne correspond pas aux statistiques établies par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui évalue que parmi les migrants ayant traversé la Méditerranée en 2015, il y avait 17 % de femmes, 25 % d’enfants et 58 % d’hommes. Erronée, la donnée avancée par Marine Le Pen vise à donner de la crédibilité à son argumentaire et convaincre l’auditoire que les migrants viennent pour des raisons économiques.
Atouts et limites du fact-checking
Nos résultats montrent tout d’abord que le fact-checking améliore nettement la connaissance factuelle des participants. Par exemple, alors que moins de 20 % des participants du groupe "de contrôle" connaissaient le pourcentage d’hommes parmi les migrants traversant la Méditerranée, ils étaient plus de 50 % dans les groupes « statistiques » et « fact-checking » à le connaître à la fin de l’étude. Par ailleurs, si être exposé uniquement aux déclarations de Marine Le Pen, diminue la connaissance des faits, l’effet des chiffres venant de sources officielles est bien plus fort.
Mais si le fact-checking permet de corriger la connaissance des faits, il n’a pas d’effets sur les opinions et les intentions de vote. Lorsqu’on demande aux participants, à la fin de l’étude, s’ils croient que les migrants viennent pour des raisons de sécurité ou des raisons économiques, les participants du groupe « de contrôle » choisissent les raisons économiques à 35 %, le groupe « fact checking » à 43 %, une estimation à peine inférieure à celle avancée par groupe « MLP » qui s’élève à 48 % ! Ceci se reflète dans les intentions de vote. Alors qu’ils sont 37 % dans le groupe « de contrôle » à avoir déclaré probable ou très probable qu’ils voteraient pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle, ce taux montait à 42 % pour le groupe « MLP », un taux identique à celui du groupe « fact-checking ».
Il semble donc que la correction des faits, même si elle améliore les connaissances, ne permet pas de corriger les impressions initiales. Pire encore, il semblerait que tout effet positif que le fact-checking pourrait avoir, est compensé par le fait qu’il implique d’insister à nouveau sur une thématique potentiellement stressante pour les électeurs. Cette interprétation s’appuie sur le fait que même les participants uniquement exposés aux statistiques institutionnelles, soutiennent plus le Rassemblement National à l’issue de l’expérience que le groupe « de contrôle ».
Cette étude ne montre pas que le fact-checking est inutile, puisqu’en pratique les vérifications sont mises en contexte et ne font pas que corriger les faits de manière aride mais questionnent également les argumentaires. Néanmoins notre travail suggère qu’il est difficile de corriger les premières impressions, en particulier quand cela concerne des sujets potentiellement anxiogènes comme l’immigration. Délivrer des informations vérifiées conduit à revenir sur la même thématique, ce qui au final peut avoir un effet contre-productif. Nos résultats font échos à des résultats similaires dans le contexte des élections américaines et britanniques.
Deux enjeux majeurs : vitesse et viralité
La plupart des interventions visant à limiter la propagation des fake-news, qu’elles soient entreprises par les gouvernements, les plateformes ou les médias traditionnels, souffrent du même défaut : elles tentent de réagir après les faits. C’est notamment le cas de la loi française relative à la manipulation de l’information, promulguée en décembre dernier qui permet l’intervention d’un juge pour faire cesser – à certaines conditions – la diffusion de fausses informations. De la même manière le fact-checking tente de corriger les effets après que les fausses nouvelles aient déjà commencé à circuler. Or, même si la réaction est rapide, il est quasiment toujours trop tard, étant donné la vitesse de circulation. Il est en effet établi que les fausses nouvelles circulent bien plus vite que les vraies. Ainsi, la clé semble plutôt être ailleurs, et en particulier dans l’idée de ralentir la circulation des contenus litigieux. La clé pour les chercheurs en sciences sociales est de comprendre les ressorts de la décision de partager des fausses nouvelles, pour pouvoir mettre en place des politiques limitant ces comportements.
Émeric Henry, Associate Professor au Département d'économie de Sciences Po inscrit ses recherches dans le champ micro-économique en établissant des liens entre méthodes expérimentales et théorie. S’intéressant particulièrement aux questions relevant de l’économie et du droit, il analyse des enjeux sociétaux tels que l’innovation, les politiques industrielles mais aussi le vote et les phénomènes de coopération.
Cet article est extrait de Cogito, le magazine de la recherche à Sciences Po. Consulter le sommaire et tous les articles.
En savoir plus
Lire l’étude : Oscar Barrera, Sergei Guriev, Emeric Henry, Ekaterina Zhuravskaya (2018) – Facts, Alternative Facts, and Fact Checking in Times of Post-Truth Politics, working paper.