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08.09.2015

Discrimination positive aux USA : ça marche ou pas ?

Daniel Sabbagh, directeur de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), travaille sur la question « raciale » aux États-Unis depuis plus de vingt ans. Il nous éclaire aujourd’hui sur la question épineuse de la discrimination positive mise en œuvre dans les universités nord-américaines.

Quels critères ces politiques mobilisent-elles ? Sont-elles justes et efficaces ? Des questions qui conduisent à dresser un tableau nuancé des programmes évoqués.

Les politiques de discrimination positive que l’on rencontre dans les universités américaines sont plus diverses et plus complexes qu’on ne les imagine. Pourriez-vous les décrire en quelques mots ?     

Daniel Sabbagh : Les politiques de discrimination positive ont en commun un objectif : il s’agit de faire en sorte que des populations sous-représentées à l’université, relativement à leur poids démographique, ne le soient plus, ou plus au même degré. Elles se basent sur le postulat que cette sous-représentation résulte, au moins en partie, de discriminations, passées ou présentes. Les populations concernées sont les Noirs, les Hispaniques, les « autochtones » (Native Americans) et parfois les Asiatiques.

Au-delà de cet objectif commun, les politiques en question se distinguent les unes des autres par leurs modalités. On peut les regrouper en trois catégories : les dispositifs d’inclusion (outreach) qui visent à élargir le vivier de candidats des populations concernées ; la discrimination positive (affirmative action) que l’on pourrait appeler « directe » dans la mesure où elle accorde ouvertement un avantage à ses cibles ; enfin, la discrimination positive « indirecte », plus récente. Cette dernière s’appuie sur des critères apparemment non raciaux (color- blind), comme le lieu de résidence ou le niveau de revenus, mais qui, en réalité, sont fortement corrélés à l’appartenance à un groupe racial.

La discrimination positive « directe » a-t-elle donné des résultats significatifs ?

D. S. : En grande partie, oui.  L’affirmative action mise en place à partir des années 1960 s’est révélée globalement efficace par rapport à son objectif immédiat. Elle a largement contribué à ce que la proportion de Noirs dans la population étudiante passe de 2% à 9% entre 1960 et 1994 (les Noirs représentaient 13 % de la population américaine en 2010). Mais d’autres facteurs ont joué bien sûr, notamment l’adoption en 1964  d’une législation antidiscriminatoire (Civil Rights Act) ayant pour effet d’accroître la rentabilité de leurs investissements éducatifs. On sait néanmoins que si la discrimination positive directe était aujourd’hui supprimée purement et simplement, les Noirs ne représenteraient plus que 2% des étudiants dans les universités les plus prestigieuses*.  

Et pourtant, malgré leur impact avéré, les formes directes de discrimination positive sont de plus en plus critiquées. Quels sont leurs défauts ?  

D. S. : Dans de nombreux cas, ces défauts sont postulés mais non démontrés. Par exemple,  rien n’indique que les étudiants des minorités fassent moins d’efforts parce qu’ils seraient sûrs de bénéficier d’un coup de pouce. Rien n’indique non plus que cette  forme de discrimination positive ait pour effet de dégrader l’image du groupe bénéficiaire aux yeux de ses membres.  Mais tous les débats ne sont pas clos. Actuellement,  la principale controverse porte sur ce que l’on appelle le désajustement (mismatch).

De quoi s’agit-il ?

D. S. : Ce désajustement serait la conséquence du fait que, à score égal au SAT**, en raison de la discrimination positive, les candidats noirs et hispaniques ont plus de chances que les candidats blancs et asiatiques d’accéder à un établissement plus prestigieux, dont le degré d’exigence peut ne pas être adapté à leur niveau initial. Or leurs performances à l’université en pâtissent : lorsqu’ils sont admis dans une université de premier rang grâce à l’affirmative action, les étudiants noirs et hispaniques y sont moins bien classés qu’ils ne le seraient dans une université de second rang. Mais cela ne suffit pas à les dissuader d’accepter les offres d’admission qui leur sont faites, ce qui peut se comprendre : un étudiant admis à Harvard a plus de chances de voir ses frais de scolarité pris en charge et d’avoir un salaire élevé à la sortie...

Par ailleurs, cet effet pervers se reproduit aux échelons inférieurs du système : par effet de ricochet, les établissements de second plan abaissent à leur tour leur niveau d’exigence s’agissant des candidats noirs et hispaniques, ce sans quoi ils ne seraient pas en mesure d’en admettre suffisamment.

La mise en évidence de cet effet pervers a-t-elle entraîné le démantèlement de la discrimination positive ?

D. S. : Non, jusqu’à présent, l’élimination pure et simple des formes directes de discrimination positive n’a pratiquement jamais eu lieu. L’évolution dominante est plutôt leur remplacement progressif par des mesures indirectes plus ou moins équivalentes.

Quelles sont-elles ?

D. S. : Les principales sont ce que l’on appelle les « programmes par pourcentage » (percentage plans), Il s’agit de donner aux élèves les mieux classés de chacun des lycées d’un État** la possibilité d’accéder automatiquement à une université publique de ce même État, indépendamment de leurs scores au SAT.

Cela donne-t-il les résultats escomptés ?

D. S. : En partie seulement. D’une part, à l’intérieur de certains lycées – ceux qui sont « mixtes » – les Noirs et les Hispaniques sont souvent relégués dans les classes les moins avancées.  Ils ont donc moins de chances de sortir dans le haut du panier. Par exemple, à l’Université d’Austin au Texas, État dans lequel ce dispositif a été mis en place, le pourcentage de Noirs admis en 1ère année n’est passé que de 3%  à un peu plus de 4% entre 1997 et 2012.  

En revanche, l’argument des adversaires de cette  discrimination positive indirecte, selon lequel des parents blancs seraient tentés d’inscrire leurs enfants dans les « mauvais lycées » pour augmenter les chances qu’ils se retrouvent au sommet du classement, s’est révélé inexact.  Les conditions d’études sont tellement dégradées dans ces lycées qu’un tel calcul aurait été bien périlleux.

D’autres substituts se sont-ils montrés plus efficaces ?

D. S. : Le premier point à souligner est qu’aucun substitut pris isolément ne peut être efficace. Seule une conjonction de critères de remplacement pourrait produire les résultats escomptés. On sait notamment que le seul fait de remplacer le critère racial par un critère de revenu parental ne sert à rien. La majorité des Noirs dont le niveau initial rendrait envisageable l’admission dans une université prestigieuse ne sont pas pauvres, la majorité des pauvres ne sont pas noirs et, parmi les pauvres, les performances scolaires des Noirs et des Hispaniques demeurent inférieures à celles des Blancs et des Asiatiques…

Au-delà des effets directs de la discrimination positive sur l’accès à l’éducation, a-t-on une idée de son impact sociétal ?

D. S. : On sait que, dans certains cas, la discrimination positive « directe » a produit des résultats positifs au-delà de son objectif immédiat. Par exemple, on a constaté que les médecins noirs et hispaniques ont tendance à s’installer dans les zones peuplées de Noirs et d’Hispaniques. On sait que cette tendance est d’autant plus prononcée que leur niveau de qualification est élevé. Il en résulte une amélioration du taux de couverture médicale des populations noires et hispaniques et des soins qui leur sont dispensés.

On n’a donc pas fini d’entendre parler de la discrimination positive aux États-Unis ?

D. S. : Certainement pas. Sa raison d’être n’a pas disparu et elle fait l’objet d’un très grand nombre de travaux. Dans les années 1970, les études qui lui étaient consacrées étaient principalement d’orientation juridique ou philosophique. Désormais, la réflexion peut s’appuyer sur des connaissances empiriques quant aux effets de ces programmes. Ils sont souvent positifs, même s’ils ne font pas disparaître les écarts de performance constatés entre les membres des différents groupes raciaux et peuvent même les aggraver dans certains cas.

Peut-on tirer de ces expériences des enseignements pour faire avancer l’égalité devant l’éducation en France ?

D. S. : La comparaison est rendue difficile par le fait que nous en savons beaucoup moins quant aux effets des politiques mises en œuvre. Notre culture de l’évaluation laisse encore à désirer. Cette évaluation se heurte aussi au fait qu’en l’absence de ce que l’on appelle improprement des « statistiques ethniques », il nous est impossible d’apprécier pleinement les conséquences des politiques de discrimination positive indirecte qui existent pourtant. Les Américains n’ont pas ce problème, et sont donc en mesure de comparer l’efficacité des différentes formes de discrimination positive. En France, la discrimination positive indirecte s’impose par défaut, faute de concurrents légitimes, et on sait relativement peu de choses sur ses résultats.

*Contrairement à une idée reçue, environ 70% des universités américaines sont ouvertes à tous. Moins du tiers d’entre elles sont sélectives.

** Aux États-Unis, les politiques éducatives – dans le secondaire notamment – relèvent des États. Le gouvernement fédéral est censé jouer un rôle résiduel.

 

Pour approfondir

Légende de l'image de couverture : USDA photo by Bob Nichols, June 2012 - Chicago High School for Agricultural Sciences in Chicago