Accueil>Décryptage : terroriser l’école pour attaquer la fabrique des citoyens
16.10.2023
Décryptage : terroriser l’école pour attaquer la fabrique des citoyens
Trois ans après l'assassinat de Samuel Paty, Dominique Bernard, professeur de français au lycée Gambetta d'Arras, a été victime d'un attentat djihadiste perpétré par un ancien élève qui l'a poignardé le 13 octobre 2023. Nous republions avec notre partenaire The Conversation un article de Cyrille Bret, enseignant à Sciences Po et chercheur à l'institut Jacques Delors, paru en 2020 et qui analyse pourquoi l'école est devenue une cible du terrorisme.
Face à l’horreur, nous invoquons la démence. Confrontés à la violence extrême, nous l’attribuons à la folie. Écœurés par des photos macabres, nous pensons immédiatement à la pathologie. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’assassinat barbare de Samuel Paty n’est pas le résultat d’un comportement pathologique. La méticuleuse préparation de ce crime atteste son statut : c’est un acte qui se proclame politique.
Alors que la nation rend hommage à la victime, il faut mesurer l’ampleur et analyser la teneur proprement politique de cet acte.
Désormais, en France, la violence armée a pris une nouvelle cible : l’école. Cela change profondément la donne du terrorisme contemporain car les « effets de terreur » s’en trouvent modifiés et amplifiés. Pour les juguler et les contrer, il faut les décortiquer patiemment. Il en va de notre résilience – bien plus, de notre résistance.
Épouvanter la communauté éducative
Tout attentat terroriste fait des victimes directes et vise, à travers elles, des cibles indirectes. Ainsi, quand, le 7 janvier 2015, sont massacrés les membres de la rédaction de Charlie Hebdo, c’est toute la communauté journalistique qui est visée à travers eux. Deux jours plus tard, le 9 janvier, quand des clients et employés d’un magasin Hypercacher sont retenus en otages et assassinés, c’est toute la communauté juive de France que les criminels cherchent à intimider. Enfin, quand, le 13 novembre 2015, les passants du quartier de la République et les spectateurs du Bataclan sont mitraillés, c’est la jeunesse de Paris qui est menacée dans son mode de vie.
Dans tous ces drames, les victimes directes sont blessées, mutilées et assassinées pour que, par identification, une communauté bien plus large se sente constamment menacée par une violence soudaine et imprévisible. C’est la forme triangulaire de ces actions directes aux tactiques indirectes.
Dans le meurtre de Samuel Paty, cette triangulation de l’épouvante est reprise et transformée pour menacer tout le corps enseignant. Son corps est martyrisé pour plonger professeurs et proviseurs, élèves et parents d’élèves dans une stupeur craintive. Comme tous les enseignants peuvent immédiatement s’identifier à Samuel Paty, ils sont les victimes survivantes du crime.
Voilà l’objectif cardinal de cet attentat : tenter de dominer par l’effroi l’esprit des millions de personnes qui constituent la communauté éducative dans notre pays – les professeurs, les personnels administratifs, les parents d’élèves, les élèves eux-mêmes et tous leurs proches.
Saper l’État laïque
Outre ses victimes directes et ses cibles indirectes, la violence terroriste a toujours un destinataire : l’État ou les autorités politiques, responsables de la sécurité et de l’ordre publics. Un enlèvement, un meurtre ou un massacre, aussi horribles soient-ils, ne déstabilisent pas un régime par eux-mêmes. Mais ils peuvent, dans le registre symbolique, chercher à le subvertir. C’est l’autorité de l’État qui est alors mise en cause.
Quand, le 3 octobre 2019, quatre agents de la Préfecture de Police sont assassinés au couteau dans l’enceinte de la Préfecture, la puissance de l’État est attaquée en son centre symbolique. Quand ce sont des passants qui sont assassinés, c’est la capacité des services de police à protéger l’espace public que les terroristes cherchent à discréditer. Mais quand c’est un professeur d’histoire-géographie qui est visé, comme Samuel Paty, c’est un agent public non dépositaire de la force publique qui est ciblé.
La portée politique de la violence est différente.
Il ne s’agit plus de jeter le doute sur la capacité de l’État à assurer la sûreté des citoyens. Dans l’attentat de la Préfecture de Police de 2019 comme dans ceux du 13 novembre 2015, les terroristes cherchent à montrer la faiblesse de l’État. En attaquant un enseignant et la communauté éducative, c’est une certaine conception de l’État qu’on vise. Un État qui non seulement tolère la diversité des croyances parmi ses citoyens mais même organise la liberté de croire ou de ne pas croire. Le meurtre de Samuel Paty attaque la liberté d’enseigner parce qu’il prétend « punir » l’enseignement de la liberté. Les terroristes se sont érigés en juges (en émettant une « fatwa des smartphones ») et en exécuteurs. Symboliquement, ils concurrencent l’État laïque en prétendant dénier aux enseignants le droit de montrer les caricatures de Mahomet.
Voilà le destinataire de cet attentat : l’État républicain qui exige de son école une formation gratuite, universelle, obligatoire dans tous ses aspects et laïque.
Assimiler laïcité et islamophobie
La volonté de domination par l’épouvante d’une communauté éducative et le programme de subversion de l’État laïque sont évidents. Mais quel est l’effet final recherché d’une telle stratégie ? Là encore, gardons-nous de croire que les terroristes visent seulement le chaos. Qu’ils soient islamistes, anarchistes, nationalistes, racistes ou léninistes, les terroristes visent à provoquer l’action des autres. Le point commun de Daech, de Breivik, d’ETA ou des Brigades Rouges est le soulèvement d’une communauté contre une autre. Le terrorisme vise – vainement on l’espère – à susciter l’insurrection.
L’assassinat de Samuel Paty cherche directement à dresser les cinq ou six millions de musulmans français et de France contre l’institution centrale du pacte républicain : l’école. Il entend affirmer, vidéos sanglantes à l’appui, qu’il y a incompatibilité entre l’école laïque et la piété religieuse. La conséquence est évidente : les musulmans seraient sommés de choisir entre l’école et la foi. Spirale de division qui fait apparaître un outil d’intégration (la laïcité) comme un vecteur d’exclusion.
Cette stratégie explicite et répétée depuis 2015 est doublement perverse car elle cherche également à dresser la communauté nationale contre toute manifestation de la religion musulmane. Comme si la défense de la République nécessitait par définition des discriminations contre les lieux de culte, le clergé, les associations des musulmans français et de France.
Face à cette stratégie de subversion politique, pour contrer le risque évident non seulement de séparatisme mais de guerre civile, il faut rappeler la nature de ce pour quoi Samuel Paty est mort : la laïcité. Elle a deux versants principaux : d’une part, la garantie apportée à la liberté de croire, de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer et, d’autre part, la garantie donnée à tous les services publics de ne pas être soumis aux règles religieuses. Dans les préfectures comme dans les collèges, dans les hôpitaux comme dans les écoles, c’est l’autorité élue politiquement qui prime sur les autorités religieuses. Le prêtre, l’imam et le rabbin sont protégés par la loi. Mais ils n’ont pas à s’ingérer dans les contenus des programmes.
Paralyser la Fabrique du citoyen
Assassiner un enseignant au motif qu’il avait fait cours sur les caricatures de Mahomet, c’est attaquer frontalement un des éléments de l’identité politique française : l’école – gratuite, laïque et obligatoire. En procédant ainsi, les terroristes ne nous attaquent pas seulement au présent. Mais également au futur. Ils tentent de frapper de sidération les enseignants qui préparent les citoyens de demain. Voilà pourquoi les effets de terreur doivent être énergiquement combattus : ils ne doivent pas paralyser la Fabrique du citoyen.
(crédits : Spech / Shutterstock)