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20.06.2022

Comment espérer résoudre la crise climatique sans prendre en compte les savoirs sur la société ?

Sophie Dubuisson-Quellier est sociologue, directrice adjointe du Centre de sociologie des organisations et membre du Haut conseil pour le climat, organisme chargé d’apporter un éclairage indépendant sur la politique du Gouvernement en matière de climat. 

Face à cet enjeu politique, comment le monde de la recherche et la formation des futurs décideurs peuvent devenir des leviers pour l’adoption de mesures fortes en France ? Premiers éléments de réponse.


Les sciences sociales sont-elles utiles pour comprendre la crise écologique ?

La crise écologique appelle des contributions de toutes les sciences, car il faut comprendre les manifestations de ces crises, leurs causes et leurs conséquences. Celles-ci sont à la fois géophysiques et bioécologiques mais aussi sociales. Par conséquent, les sciences sociales sont indispensables à la compréhension et à l’action. La crise écologique est souvent imputée aux “activités humaines”, mais il ne s’agit pas là de l’action naturelle des Hommes sur leur environnement. C’est en réalité plus directement l’effet de choix de société, de ce dont nous (ou plutôt les sociétés occidentales) avons collectivement décidé en matière d’organisation sociale, politique et économique. Ces trajectoires sociales ont institué des rapports à la nature dont on mesure aujourd’hui les effets néfastes non seulement pour la nature, mais aussi pour les sociétés elles-mêmes. Parce que les causes et les conséquences de la crise écologique sont sociales, sa prise en charge nécessite des transformations profondes qui doivent être appuyées sur les sciences sociales, parent pauvre de la recherche sur les enjeux climatiques. Dans un article paru en 2020 dans Energy Research & Social Science, Overland et Sovacool montrent qu’entre 1990 et 2018, seuls 0,12% de tous les financements de recherche sur le climat ont été attribués aux sciences sociales. Comment peut-on espérer résoudre la crise climatique sans prendre en compte les savoirs sur la société ? C’est absurde.

Concrètement, que peuvent apporter les sciences sociales ?

Plusieurs choses. Sur notre dépendance aux énergies fossiles, elles peuvent aider à comprendre comment les sociétés se sont progressivement organisées et structurées, matériellement et institutionnellement. De nombreux travaux existent sur l’histoire et le fonctionnement du capitalisme, de la consommation, sur l’organisation de la production et les rapports aux énergies fossiles ou aux ressources. Dans un article qui paraîtra prochainement dans la revue Consumption & Society, je montre que la consommation de masse a été largement produite par des instruments économiques qui ont encouragé une production matérielle sans cesse croissante. Des dispositifs marchands et des politiques publiques créent et activent chez les individus des dispositions, c’est-à-dire un goût et une inclination, à la consommation de masse afin d’écouler cette production et produire de la valeur. Les sciences sociales peuvent donc aider à bien identifier les éléments structurels qui font de l’abondance une valeur cardinale de nos sociétés : dans les instruments de décision, les régimes de production de la valeur, les coûts de reconversion des emplois ou des investissements. 

Sur la transition écologique, les savoirs des sciences sociales permettent de comprendre les dynamiques de changement social pour mieux la penser et la piloter. On connaît le rôle joué par les mobilisations collectives. Mais il faut aussi prendre en compte les politiques publiques et leur capacité à traiter les questions transversales (voir le programme du colloque consacré aux Politiques alimentaires en France - 23 & 24 juin à Sciences Po). Enfin, la judiciarisation, comme le montrent les récents procès climatiques qui mettent l’Etat ou les entreprises face à leurs responsabilités ou défaillances dans la crise climatique, joue un rôle croissant..

Les sciences sociales peuvent aussi aider à comprendre les effets et les conséquences de ces crises sur les inégalités sociales. Les approches de la justice environnementale ou climatique permettent de saisir les structures sociales de la vulnérabilité face au changement climatique mais aussi aux politiques climatiques. Elles permettent de comprendre les différences de contributions à la crise environnementale entre les plus riches et les plus modestes. Il y aurait un intérêt évident à ce que les sciences sociales soient mieux mobilisées dans l’expertise climatique comme dans les politiques publiques de transition.

Sait-on aujourd’hui prendre les décisions qui s’imposent ?

Non ! Mais il est inutile de renvoyer cette situation uniquement à un manque de volonté. Il faut plutôt saisir les causes plus structurelles, autour de la construction des intérêts mais aussi des outils de la décision. La plupart de ces outils aujourd’hui utilisés dans l’administration ou dans les entreprises sont peu robustes pour garantir la prise en compte des enjeux de climat, d’environnement ou de biodiversité. Les systèmes d’information, les outils d’aide à la décision sont dans leur grande majorité organisés autour d'objectifs de rentabilité ou de performance économique et souvent faiblement articulés avec les outils qui servent à mesurer les impacts environnementaux. Sans compter que nous disposons de peu d’outils de mesure des impacts pour certains enjeux comme la biodiversité. Il est nécessaire que la recherche se penche sur ces questions, que les politiques publiques évoluent en conséquence, mais aussi que les nomenclatures comptables et financières soient plus favorables à la prise en compte des limites planétaires. Il y a des enjeux de savoirs autour de la construction de ces outils et des enjeux de formation des décideurs. 

Pensez-vous qu'aujourd'hui, les décideurs sont correctement formés pour faire face au changement climatique ?

La formation des décideurs est cruciale et ce sont ces enjeux qu’une institution comme Sciences Po doit être en capacité de porter. Cependant, il est important de ne pas envisager cette formation de manière trop restrictive. Il faut bien entendu former les décideurs aux questions climatiques à travers ce qui est appelé “climat literacy”, une éducation au climat, pour leur transmettre une compréhension des enjeux et des mécanismes. Mais l’idée que de telles formations suffiraient à faire passer à l’action procède souvent d’une vision un peu naïve. La sociologie de l’expertise montre que la décision publique repose sur des formes d’appropriations institutionnelles des problèmes publics qui sont liées aux savoirs et aux outils mobilisés. 

De même, il est crucial de ne pas saupoudrer quelques enseignements ici ou là, afin d’éviter que les étudiants soient ballottés entre des enseignements de type “business as usual” et des cours sur la transition qui leur expliquent au contraire les dangers d’un statu quo. Il est important de structurer les cursus par des formations à la décision en contexte de changement climatique : comment prend-on aujourd’hui les décisions dans un monde dont le climat change ? Par exemple, comment envisage-t-on une politique publique, un investissement public ou privé, un aménagement urbain, une stratégie industrielle ou commerciale, une organisation d’un système de soin en prenant en compte les limites planétaires : les effets sur le climat, l’eau, la biodiversité ou encore la vulnérabilité des populations ? 

Les mobilisations d’étudiants, au sein des grandes écoles notamment, montrent que les jeunes ne veulent plus envisager des carrières qui contribuent au réchauffement du climat, ou résoudre les problèmes posés par les activités de leurs entreprises. C’est un enjeu fort pour l’enseignement supérieur et notamment pour Sciences Po qui forme les décideurs du public et du privé. Nous ne sommes plus à l’époque où la transition écologique concernait des métiers de niche : chaque diplômé, quel que soit son secteur ou son métier, doit être en mesure d’intégrer les enjeux environnementaux, climatiques, et de biodiversité dans toutes ses décisions. Cette réflexion doit être intégrée au cœur des parcours de formation et non pas comme une spécialisation optionnelle pour quelques étudiants motivés.

Entretien réalisé par Anna Egea du Centre de sociologie des organisations

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Légende de l'image de couverture : Sophie Dubuisson-Quellier, directrice adjointe du Centre de sociologie des organisations (crédits : Celine Bansart / Sciences Po)