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26.09.2024

Avortement, contraception : le plus politique des droits des femmes

Jeudi 19 septembre 2024, Geneviève Fraisse, philosophe de la pensée féministe, directrice de recherche émérite au CNRS, a donné la conférence de rentrée du Programme de recherche et d'enseignement des savoirs sur le genre de Sciences Po. Elle est revenue sur la question du contretemps de l’émancipation des femmesRevenir à l’Habeas corpus, un acte juridique adopté par le Parlement anglais en 1679, c’est revenir à “un ancêtre des droits humains” qui prévoit un droit au corps : “You Shall Have the Body”. C’est ce que la philosophe comprend dans les slogan des luttes féministes du XXème siècle : “Our bodies, our selves”, “mon corps m’appartient”.

Ruptures démocratique et scientifique, une double révolution

“L’avortement et la contraception ont toujours existé” rappelle Geneviève Fraisse. Lors de l’adoption en 1967 et 1975 des lois Neuwirth et Veil autorisant la contraception et dépénalisant l'interruption volontaire de grossesse, il s’agit de “faire passer dans l’espace du droit, ce qui était de l’espace du fait, ou d’une réalité”

En retraçant une généalogie de ces droits, Geneviève Fraisse perçoit deux ruptures historiques. D’une part, une rupture démocratique lorsque le babyboom des années d’après guerre impose de penser la santé reproductive et le contrôle de la fécondité. D’autre part, une rupture scientifique : la science va permettre de contrôler et planifier les naissances (invention du diaphragme vaginal au XIXème siècle, de la pilule contraceptive en 1956, de la pilule abortive en 1982, de la congélation des ovocytes dans les années 1980, etc.). Reprenant une réflexion entamée en 1998 lors d’un colloque au Collège de France, Geneviève Fraisse évoque une “révolution copernicienne” : un renversement des représentations du monde. Le sujet passe au centre : ça n’est plus moi qui tourne autour de la nature, mais la nature qui tourne autour de moi, et j’ai le choix d’utiliser cette nature pour faire un enfant, ou pas, dans la temporalité que je souhaite”. Comme dit le slogan d’alors : “un enfant si je veux quand je veux”.

De la fragilité de l’espace juridique

Trois siècles après l’adoption de l’Habeas corpus en Angleterre, qui instituait le droit du corps comme un droit civil, comment droit à la contraception et droit à l’avortement sont-ils représentés dans l’espace juridique ?

Geneviève Fraisse revient sur l’enjeu de la légalisation face à celui de la dépénalisation, en citant l’exemple des État-Unis d’Amérique où l’annulation de l'arrêt Roe vs Wade datant de 1973, met à mal la protection du droit à l'avortement par la Constitution fédérale. Elle rappelle également la dépénalisation de l’avortement en France qui abroge la pénalisation du Code pénal en 1975. Il faut attendre 2001 pour que l’avortement ne relève plus de code pénal mais du Code de la santé publique. Elle revient également sur l’intégration en mars 2024 dans l'article 34 de la Constitution française de “la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse” ; même si le mot droit a été remplacé par le mot liberté. 

Le droit à la contraception et à l’avortement, droits fondamentaux, sont toujours des droits civils, mais cela évoluera peut-être avec des évolutions constitutionnelles. 

Le corps et l'esprit : clés de l’émancipation

Entre “conquêtes”“hésitations”, et “retours en arrière”, Geneviève Fraisse identifie deux freins à l’émancipation, qui peuvent empêcher les femmes de “pratiquer l’égalité”.

D’abord un frein lié à l’esprit : l’accès au savoir. Elle rappelle qu’il a fallu attendre 1924 en France pour que soit instauré un baccalauréat identique pour les filles et les garçons, et que depuis 2022 en Afghanistan les femmes sont interdites de vie publique, donc de vie scolaire.

Ensuite, un frein lié au corps : c’est le droit – éminemment politique – à disposer de son corps, qui permet l’émancipation et l’autonomie économique des femmes, qui leur permet d’être libres.

Le pouvoir de donner la vie

“L’accès à l’avortement n’est pas seulement un enjeu de droit, c’est aussi l’enjeu de la vie” explique Geneviève Fraisse. Un enjeu, l’enfantement ou l’engendrement, qui se situe entre privilège et absurdité : que l’anthropologue Françoise Héritier qualifiait de “privilège exorbitant”, et que la philosophe Simone de Beauvoir nommait, dans Le Deuxième Sexe, “fécondité absurde”. 

Contraception et avortement sont aussi liés au concept de biopouvoir développé par les philosophes Michel Foucault et Giorgio Agamben, un pouvoir qui s’exerce sur la vie, qui contrôle les corps et les populations.

 

Pour conclure, Geneviève Fraisse rappelle le titre du Colloque du Collège de France au cours duquel elle était intervenue en 1998 : "Contraception : contrainte ou liberté ?". Vingt-cinq ans après, cette réflexion est toujours d’actualité, et le concept de la double-révolution, renversement de la représentation du monde avec le passage du sujet de la périphérie vers le centre, toujours opérant. La propriété des femmes sur leur corps est une question fondamentalement politique, au cœur de l'histoire.

Écouter la conférence de Geneviève Fraisse

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