Un Noël dans la brume : la Bulgarie, vingt-cinq ans après la chute du communisme

02/2015

Moins de deux ans : tel est le temps qu’il aura fallu à Bojko Borisov, l’ancien Premier ministre qu’une vaste mobilisation sociale avait acculé à la démission en février 2013, pour revenir au pouvoir. A l’issue des élections parlementaires anticipées du 5 octobre 2014, sa formation GERB (droite populiste) remportait 32,67% des voix, deux fois plus que son adversaire, le Parti socialiste bulgare-Bulgarie à gauche (15,40%). En termes de sensibilités politiques, la palette couverte par la nouvelle coalition gouvernementale n’est pas moins chatoyante que la précédente : l’exécutif compte, au-delà des représentants de GERB, des sociaux-démocrates, des libéraux et des conservateurs ; il dépend en outre du soutien d’une petite formation xénophobe radicale au Parlement. Comment comprendre la réitération de ces alliances « transversales », celles-là mêmes contre lesquelles plusieurs dizaines de milliers de manifestants s’étaient élevés semaine après semaine en 2013, appelant à une refonte des règles du jeu politique ? Vingt-cinq ans après la chute du communisme, sept ans après l’entrée dans la Bulgarie dans l’Union européenne, le renouvellement partiel des élites politiques et économiques, l’émergence d’une génération qui n’a pas connu la dictature et le timide développement d’une classe moyenne éduquée ne parviennent pas à se traduire par la formulation d’une notion de l’intérêt général jugée crédible par la majorité, ni par la conclusion d’un contrat social à même de conforter la légitimité des institutions.

Et le gouvernement Borisov II fut

Au sortir d’un scrutin électoral au taux de participation atone (49,51%), faute de majorité absolue à l’Assemblée, GERB s’est retrouvé contraint de quérir des partenaires de coalition. Deux options s’offraient à l’ancien garde du corps Bojko Borisov : se tourner vers l’hétérogène mouvance de droite pro-européenne agrégée autour de l’ancienne commissaire européenne en charge de la Protection des consommateurs, Meglena Kuneva (à la condition de conforter l’assise de la nouvelle coalition au-delà de ce seul duo) ou passer un accord avec le Mouvement des droits et libertés (DPS), organisation familière du rôle de « pivot » mais cible privilégiée des attaques de GERB jusqu’à la veille des élections. Bojko Borisov a choisi la première option.

A cette architecture, il a adjoint le parti de gauche lancé par l’ancien Président de la République, Georgi Părvanov (2002-2012). Ce choix vaut à Ivajlo Kalfin, ex-ministre des Affaires étrangères socialiste, d’occuper le prestigieux poste de vice-Premier ministre et de ministre du Travail et des Affaires sociales d’un gouvernement de droite. En franchissant ce Rubicon, Bojko Borisov confirmait que tous les passages droite-gauche sont désormais permis dans la vie politique bulgare, l’ancienne ligne de démarcation entre bleus (anti-communistes) et rouges (ex-communistes) ne fournissant plus de repères qu’à un noyau dur d’électeurs… sans affecter les choix de la classe dirigeante. A l’autre extrémité du spectre partisan, le Front patriotique - coalition xénophobe que co-président le patron de télévision Valeri Simeonov et un acteur politique qui confirme ainsi sa longévité, Krasimir Karakačanov - a accepté, tout en restant en dehors du pouvoir exécutif, d’appuyer la nouvelle formule au Parlement en échange de (bons) offices au sein de l’appareil d’Etat.

Si le pendule de Calder version 2014 peut espérer jouir d’un équilibre plus stable que la friable alliance entre Parti socialiste, Mouvement des droits et libertés et Ataka (parti d’extrême-droite) de la précédente mandature, l’Assemblée devrait être une fois encore le théâtre de reclassements partisans à mesure que s’affirmeront des logiques de votes individualisées et des préférences négociables. De cette texture singulière de la loyauté politique, les premières illustrations ont été offertes en décembre dernier lors du vote d’une réforme controversée du système de retraite : l’un des présidents de l’alliance populiste Bulgarie sans censure (BBC), le journaliste Nikolaj Barekov, a alors démissionné de son poste avec éclat pour protester contre le soutien de la coalition au texte. De surprenantes promotions politiques ont par ailleurs d’ores et déjà suggéré le coût que pouvait représenter, pour les actuelles élites gouvernantes, les compromis(sions) auxquelles la mathématique des sièges les contraint : Slavi Binev, ancien champion de taekwondo reconverti dans la sécurité privée, soupçonné d’implication dans l’économie illicite, propulsé député européen d’Ataka entre 2007 et 2014, a ainsi été nommé président de la Commission parlementaire à la culture au mois de novembre. La virulente protestation des milieux de la culture l’a cependant conduit à se retirer.

Est-ce à dire que les élections d’octobre représentent un tour pour rien, comme le scrutin anticipé de mai 2013 qui avait porté les socialistes au pouvoir ? On s’en souvient, les manifestations déclenchées à la suite de la nomination d’un magnat de la presse à la tête de l’Agence de sécurité en charge de la lutte contre la criminalité organisée, étaient sous-tendues par une aspiration au renouvellement du champ partisan, de la loi électorale et de la Constitution. S’appuyant sur les réseaux sociaux, une variété d’univers générationnels (des étudiants aux cinquantenaires) et de milieux sociaux (plutôt urbains et éduqués) avaient alors clamé leur lassitude devant une démocratie consumée par les collusions entre élites politiques et élites économiques et la concurrence en matière d’accaparement des marchés publics et/ou des fonds structurels européens. Que reste-t-il de ces espérances ? A défaut d’une transformation en profondeur des rationalités du champ partisan, trois tendances se sont dessinées à l’occasion du scrutin d’octobre dernier, qui concernent l’érosion des anciens grands monolithes, l’émergence d’une coalition réformatrice sur les ruines de l’Union des forces démocratiques (SDS) et la consolidation d’un vote populiste et xénophobe.

Composition, recomposition, décomposition : une circularité sans issue ?

En janvier 2014, l’ancien chef d’Etat socialiste, G. Părvanov, avait annoncé la formation d’une Alternative pour la Renaissance bulgare (ABV), puisant ses cadres et ses soutiens parmi les militants du Parti socialiste. L’initiative avait bouleversé les rangs d’une formation centenaire qui, même au plus fort de sa remise en question dans les années 1990, était parvenue à rester unifiée à défaut d’être unie. De justesse, ABV a franchi le seuil électoral des 4% (4,15%). La promotion de certains de ses cadres au sein du gouvernement pourrait faciliter la consolidation institutionnelle de cette entreprise politique. L’autre pilier inébranlable du monde partisan, le Mouvement des droits et libertés (DPS) formé en 1990 pour représenter les intérêts des minorités musulmanes de Bulgarie et tenu d’une main de fer parAhmed Dogan pendant plus de vingt ans, avait connu une scission profonde en 2011, après le départ du numéro deux du parti, Kasim Dal. Ce dernier a depuis lors pris la tête d’une petite formation, le Parti populaire Liberté et dignité. En se faufilant dans les rangs du nouveau Bloc réformateur de Meglena Kuneva, Liberté et dignité est parvenu à faire élire Korman Ismailov, ex-président de l’organisation de jeunesse du Mouvement des droits et libertés (2006-2009), à la vice-présidence du groupe parlementaire du Bloc. Si le DPS se maintient en termes de mandats (36 sur 240), il siège désormais dans l’opposition et a vu sa capacité à se poser comme l’unique représentant des Turcs et musulmans de Bulgarie remise en question.

L’inflexion la plus notable reste toutefois la percée du Bloc réformateur. Après plusieurs faux départs, Meglena Kuneva, candidate malheureuse à la présidence de la République en 2011, a fini par réussir son retour en politique en prenant le leadership d’un éclectique regroupement de sept formations, dont le noyau dur est issu de l’ancienne Union des forces démocratiques (SDS), coalition qui a dominé la vie politique bulgare dans les années 1990. Bien qu’il n’ait obtenu que 8,89% des voix et 23 sièges, le Bloc réformateur a décroché plusieurs maroquins ministériels, dont le poste de vice-Premier ministre en charge des Affaires européennes pour Meglena Kuneva, les ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de la Justice, de l’Economie, de l’Education et de la Santé. Au-delà de leurs divergences, les composantes du Bloc se retrouvent autour de la dénonciation de la bipolarisation du spectre partisan (socialistes/GERB) ; la coalition prône également la mise en place d’une administration technocratique et pro-européenne en Bulgarie.

Pendant la campagne électorale, les réformateurs avaient vu leur image quelque peu ternie par les rumeurs relatives au prix de vente des positions d’éligibilité sur les listes électorales. Les défenseurs de Meglena Kuneva mettent cependant en exergue ses savoir-faire bureaucratiques et son expérience européenne. Les critiques rappellent qu’elle est liée, par son époux, aux milieux de l’ancienne nomenklatura communiste et interrogent son aptitude à incarner un renouveau des manières de faire en politique. La légitimité de l’entreprise risque en outre d’être affaiblie par le ralliement à Bojko Borisov, dont le mode de gouvernement avait été inlassablement vilipendé pendant la campagne. Reste enfin à préciser l’identité de la formation : s’agit-il d’un dernier effort de sauvetage de la droite anti-communiste moribonde ou d’une entreprise capable de porter un projet d’avenir ?

Depuis de longues années déjà, les bleus n’en finissent plus de se déliter dans une atmosphère d’amertume et de désillusion. Rarement ce sentiment aura-t-il été aussi vif qu'à l’occasion de l’anniversaire des vingt-cinq ans de la création de l’Union des forces démocratiques, célébré le 7 décembre 2014 dans ce qui fut le quartier général historique du SDS. Au cours de la première moitié des années 1990, cette coalition bricolée dans l’urgence avait réussi à contraindre les élites communistes à poursuivre, au-delà d’une simple réforme pérestroïkiste, la démocratisation du pays. C’est à cet engagement que la Bulgarie doit d’être parvenue à s’arrimer aux démocraties européennes et à l’Union européenne en dépit de l’inexpérience, des erreurs de jugement et des campagnes de lustrations menées au sein de la coalition bleue. Depuis la création du Bloc réformateur, l’adresse du 134 boulevard Rakovski, immeuble sis en plein cœur de Sofia, avait cessé d’arborer les couleurs du SDS. Le 6 décembre 2014 au soir encore, les immenses posters qui recouvraient la façade étaient estampillés RB (Reformatorski blok). Le lendemain matin, les symboles du SDS étaient de retour - pour combien de temps ? -, une exposition photographique enveloppant l’immeuble d’images d’un autre temps, celui des cheveux trop longs, des jeans trop larges, des visages de femmes politiques préservés des intrusions de la chirurgie esthétique, des temps d’enthousiasme et d’espoir dont les jeunes générations n’ont ni mémoire ni connaissance. A l’heure des célébrations, les anciennes figures historiques du SDS s’étaient rassemblées, la majorité ayant déjà quitté la scène politique, certains anciens cadres écrivant leurs mémoires, d’autres essayant de survivre à leurs souvenirs. Que reste-t-il donc de ces rêves brouillons de démocratie et de justice ?

Aux yeux d’une frange des électeurs, rien. Depuis une décennie, le taux de participation électorale se contracte par à-coups, connaissant des plongées abyssales lors des élections européennes et une érosion sourde à l’occasion des consultations parlementaires. Ce désengagement a pour pendant la consolidation d’un vote populiste dont le poids électoral oscille désormais entre 15% et 20%. En octobre dernier, Ataka a connu un fort recul, victime de ses revers d’alliances successifs, de l’usure du charisme de son dirigeant et de la diversification de l’offre populiste. Deux nouveaux venus, le Front patriotique de Valeri Simeonov et Bulgarie sans censure de Nikolaj Barekov, ont toutefois obtenu près de 15% des sièges à eux seuls. Ces formations combinent appel à la restauration de l’autorité de l’Etat et dénonciation de la corruption et de la xénophobie (anti-rom et anti-turque). Leurs promoteurs ont en partage un usage immodéré des chaînes cathodiques et satellitaires dans un pays où, en milieu rural et périurbain, la télévision semble être devenue la seule ouverture sur le monde extérieur. C’est à la chaîne de télévision Skat que le journaliste Volen Siderov, leader d’Ataka, avait dû le lancement de sa carrière politique. Après avoir rompu avec son ancien protégé, le patron de la chaîne, Valeri Simeonov, a décidé de placer le support audiovisuel au service de ses propres ambitions politiques. Quant à Nikolaj Barekov, ancien animateur de talk shows, il avait profité de la vague de mécontentements de 2013 pour ménager son entrée en politique : se parant des atours de chevalier blanc de la lutte contre la dépravation des mœurs politiques, il avait commenté en direct la découverte de quelque 350 000 bulletins dans une imprimerie appartenant à des proches du pouvoir à la veille des élections législatives de mai 2013. Les rumeurs selon lesquelles sa campagne aurait été financée par des cercles économiques peu transparents, à commencer par les responsables de la banque KTB dont la faillite a ébranlé le système financier bulgare à l’été 2014, n’ont pas empêché Bulgarie sans censure d’entrer à l’Assemblée nationale. 

En dernier ressort, la nouvelle arithmétique devrait permettre à la Bulgarie de sortir de la période d’instabilité politique qu’elle a connue en 2013-2014 ; mais le pays s’apprête à amorcer un nouveau cycle électoral avec les élections municipales de l’automne 2015 et la présidentielle de 2016. D’ici là, le gouvernement sera mis au défi d’engager les réformes longuement attendues, dans les secteurs de la justice et de la police notamment.

Le rêve de tout gouvernement ? Qu’un beau matin le peuple ait disparu et qu’il ne reste que le budget1

« Réformes signifie stabilité ». C’est avec cette déclaration sibylline que le chef de l’Etat bulgare, Rosen Plevneliev (GERB), a conclu son discours du nouvel an il y a quelques semaines. Pour l’heure, le gouvernement a surtout adopté un budget d’austérité, tablant sur une croissance faible (0,8%) et une réduction de la fonction publique pour limiter le déficit. Rappeler que la Bulgarie affiche un revenu moyen par habitant qui se situe à environ 47% de la moyenne de l’Union européenne, que 24% de la population y vit au-dessous du seuil de pauvreté, que le salaire moyen avoisine les 396 euros par mois et le montant des retraites 90 euros n’éclaire que faiblement la palette des expériences sociales. Si les frustrations envers la classe politique ne connaissent pas de frontières sociales, les quotidiens, eux, apparaissent profondément stratifiés. Ne cesse de se creuser le fossé entre la capitale Sofia, quelques centres économiques et l’essentiel de la province, d’une part ; entre une minorité à l’opulence parfois insolente et une majorité réduite à la précarité, d’autre part. La grille des rémunérations et des patrimoines échoue à refléter les définitions des hiérarchies sociales tenues pour légitimes dans les milieux éduqués ; la fortune y est volontiers associée à l’incompétence et à l’inculture.

En cet hiver pourtant, Sofia avait revêtu un manteau d’éclairages dorés - publics et privés (les gentils donateurs arborant fièrement leur sigle je te propose le nom de leur entreprise sur les guirlandes de lumière) - qui lui donnait plus que jamais l’apparence d’une capitale européenne parmi d’autres, une capitale embrumée autour de laquelle le mont Vitosha dessinait une couronne de cimes enneigées. Chaque mois y apporte son lot de façades ravalées, invitant les regards à redécouvrir une architecture de l’entre-deux-guerres influencée par le Bauhaus ; la rénovation des trottoirs a rendu les déambulations plus légères ; un bouillonnement commerçant illumine les ruelles étroites de boutiques dont l’inventivité n’est pas sans évoquer les grandes cités espagnoles et italiennes. A Sofia, des nouvelles couches aisées ont émergé pour qui prendre l’avion constitue une action banale, qui résident dans des gated communities et investissent dès le jardin d’enfants dans le choix d’institutions privées polyglottes à même de garantir à leur progéniture une réussite future.

Quel contraste avec une province sinistrée, livrée au noir profond de la nuit. Dans les petites et moyennes villes du Nord du pays, les visages étaient en ce mois de décembre creusés par le froid, la recherche vaine d’un emploi, l’appréhension des factures de chauffage à venir et l’usure d’une vie de parcimonie, si ce n’est de privations. La précarité qui touche plus de la moitié de la société transforme en épreuve l’accomplissement de ces démarches administratives dont est émaillé le quotidien, conduisant maints requérants à offrir des cadeaux et/ou verser des commissions à leurs interlocuteurs dans l’espoir de diligenter les procédures engagées auprès de la justice, de la police, du monde médical ou des services sociaux. Ce sans qu’ils puissent déterminer si un mot a bien été glissé en leur faveur et si, n’étaient ces transactions corrompues, l’issue des sollicitations eut été différente.

Là où dans les couches plus prospères il est désormais possible d’instaurer une ligne de séparation étanche entre un monde politique (volontiers ridiculisé) et les destinées personnelles, dans des univers sociaux plus fragiles, la dépendance envers les élus et les employeurs introduit une mise à distance.  Dans les anciennes villes mono-industrielles, un seul et même entrepreneur contrôle souvent le bassin d’emploi local ; il n’est pas rare qu’il siège au Conseil municipal, quand il n’est pas tout simplement maire. Là où petites et moyennes entreprises subsistent, elles n’ont d’autre issue que de cultiver des relations amènes avec les édiles dans l’espoir d’obtenir des marchés publics. De petites féodalités se sont constituées, qui confèrent un caractère abstrait aux principes de liberté de parole ou de vote.

En ces périphéries, avancer que l'intégration à l’Union européenne n'a pas délivré les bénéfices attendus, relève de l’euphémisme. L’horizon rétréci y est chargé de rumeurs d’enrichissements frauduleux, de passe-droits et d’iniquité ; le sentiment d’impuissance nourrit une rancœur rance et une colère tue. Doit-on alors s’étonner que certains rêvent d’une solution poutinienne, d’un dirigeant fort qui saurait tenir en respect aussi bien les oligarques que l’Occident, offrant une alternative à une démocratie de marché en déshérence ?

Le grand retour de la Russie ?

Ceux qui s’étonnent de voir la Hongrie de Viktor Orban, ce pays écrasé par les chars soviétiques en 1956, vanter les mérites de la Russie d’aujourd’hui, auraient tâche plus aisée à éclairer la fascination exercée par Poutine sur certains segments de la société bulgare. L’ombre de Moscou – jugée par certains protectrice, par d’autres impériale – domine les destinées nationales depuis la seconde moitié du XIXe siècle. En 1878, la Bulgarie avait dû son accession à l’indépendance à une guerre russo-ottomane. Très vite, le spectre politique national s’était structuré autour de l’opposition entre russophiles et russophobes, ces derniers redoutant une satellisation du jeune Etat balkanique par le grand frère slave. Sous le communisme, le dictateur Todor Jivkov avait parié sur l’Union soviétique pour accélérer la modernisation économique du pays, faisant le choix d’une loyauté sans faille en échange d’un accès à bas coût aux matières premières et aux marchés d’exportation soviétiques. A l’époque, la voie soviétique n’était d’ailleurs pas vue par les classes dirigeantes comme une option alternative à une modernité européenne mais comme le chemin le plus sûr pour y accéder. En 1989, la chute du communisme avait coïncidé avec un désir d’émancipation par rapport à la tutelle de Moscou, maints intellectuels bulgares s’étant lassés de voir leur pays traité en « seizième république de l’Union soviétique ». La droite était alors parvenue à formuler un projet de retour en Europe en rupture avec un modèle russe en crise. Vingt-cinq ans plus tard, le désenchantement européen favorise la reconstitution d’une césure profonde entre partisans d’un rapprochement avec Moscou et adversaires de ce qui est vu comme un glissement vers l’Est. Ce clivage n’épouse qu’imparfaitement l’opposition droite/gauche : au-delà du Parti socialiste et de l’Alliance pour la Renaissance bulgare, la liste des thuriféraires de Poutine comprend en effet l’extrême-droite bulgare, ainsi que certaines anciennes figures de l’Union des forces démocratiques, à l’image de l’ex-maire de Sofia, Stefan Sofianski.

Deux thèmes polarisent les discussions : le conflit en Ukraine et l’énergie. Au moment du déclenchement de la crise en Crimée en février 2014, le pouvoir exécutif bulgare, alors dominé par les socialistes, avait exprimé une forte empathie à l’égard de la position russe, les médias réveillant des nostalgies de grandeur d’un autre temps. L’accent était mis sur la provocation occidentale, les échos (fascisants) de la Seconde Guerre mondiale et le précédent kosovar. Appartenance communautaire oblige, la Bulgarie a cependant appliqué les sanctions économiques de l’Union européenne envers la Russie. Le retour au gouvernement de Bojko Borisov devrait être accompagné d’une inflexion dans la rhétorique diplomatique, notamment après la confirmation au poste de ministre des Affaires étrangères de Daniel Mitov, ancien membre du think tank National Democratic Institute (NDI, 2010-2013), qui occupait déjà ce poste dans le gouvernement intérimaire formé en août 2014.

La réorientation semble devoir être encore plus explicite encore dans le domaine de l’énergie. La gauche et une partie de l’extrême-droite partagent un rêve : faire de la Bulgarie un « centre énergétique » dans les Balkans. A ce titre, les socialistes avaient dénoncé la fermeture – acceptée au titre des négociations d’adhésion à l’Union européenne – de deux réacteurs de la centrale nucléaire de Kozlodui. Les anciens communistes s’étaient de même prononcés en faveur de la construction d’une deuxième centrale nucléaire sur le site de Belene, qui est en zone sismique et où les premières fondations (soviétiques) avaient été posées avant la chute du communisme. Après son arrivée au pouvoir en 2009, Bojko Borisov avait suspendu ce projet dispendieux dont la rentabilité était jugée incertaine. En contrepartie, il avait poursuivi les pourparlers relatifs à la construction du tronçon bulgare du gazoduc paneuropéen South Stream. Ce projet défendu par Moscou aurait permis d’acheminer du gaz depuis la Russie, la mer Caspienne et le Kazakhstan vers l’Italie et l’Autriche, en passant par la mer Noire, la Bulgarie, la Serbie et la Hongrie. Il n’avait fallu que quelques semaines aux socialistes, après le changement de majorité de mai 2013, pour relancer le projet de Belene et entreprendre de finaliser les paramètres financiers de South Stream. En juin 2014, l’Union européenne, lancée dans un bras de fer avec la Russie, a engagé une procédure à l’encontre de Sofia pour manquement à ses obligations réglementaires dans le secteur énergétique (en raison d’irrégularités présumées dans la gestion des appels d’offre liés à South Stream). L’une des premières actions du cabinet Borisov fut de reporter la délivrance des autorisations nécessaires à la poursuite du projet South Stream. Il n’est pas à exclure que cette décision ait contribué à convaincre la Russie d’annoncer son abandon définitif.


A écouter les débats parlementaires et les expertises qui se sont affrontées dans l’espace public bulgare ces derniers mois, il est difficile de ne pas se rappeler les discussions de la fin du XIXe siècle, quand le jeune Etat bulgare négociait le tracé de ses futures voies de chemin de fer avec de puissants protecteurs aux ambitions géopolitiques concurrentes.
Au-delà de leur diversité, les développements précédents suggèrent que l’emploi d’un cadre d’analyse « post-communiste » ne suffit désormais plus à éclairer l’écriture du présent en Bulgarie. Est-ce à dire qu’il faille lui substituer une lecture circulaire du temps qui ferait fi de la polyphonie des mutations actuelles ? Sans doute pas. Et pourtant, dans un pays qui semble inlassablement reprendre l’œuvre d’édification du capitalisme et de formation des élites entamée à la sortie de l’Empire ottoman, la voix de Tancredi Falconeri, alias Giuseppe Tomasi di Lampedusa, résonne dans un murmure : « Il faut que tout change, pour que rien ne change ».

  • 1. La formule est empruntée au journal satirique Stăršel.
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