Trafic ou commerce ? Des échanges économiques au Sahara contemporain

Judith Scheele*

07/2013

Le monde s’intéresse de nouveau au commerce transsaharien. Depuis que le nord du Mali a déclaré son indépendance, sous le drapeau toujours inquiétant des « islamistes » de toutes les couleurs, les liens entre « trafics » et « djihad » semble aller de soi. Ainsi peut-on lire dans le Daily Telegraph du 26 janvier 2013, que les « usagers britanniques de la cocaïne aident au financement des groupes islamistes terroristes » au Sahara. Des idées similaires sont véhiculées à travers l’ensemble de la presse et dans de nombreux rapports officiels qui informent la politique des gouvernements européens. Alors que tout le monde cherche des renseignements de première main et que rares sont ceux qui en trouvent réellement, le postulat selon lequel « le trafic », c’est-à-dire les trafics de drogues et d’armes, alimente « le terrorisme » n’est jamais vraiment questionné. Pourtant, jusqu’à présent, mis à part quelques cas précis, rien n’a démontré qu’il existait un lien durable et organisationnel entre les deux. Nous sommes donc sur le terrain du sens commun (occidental) qui est, comme toujours, glissant. Et en l’occurrence, toute appréciation erronée de la situation actuelle au Sahara peut avoir des conséquences très graves sur la vie et la survie des populations locales, aujourd’hui et dans les décennies à venir. L’accent mis presque systématiquement sur le commerce de la drogue nie l’historicité des rapports sociaux et économiques mis en jeu et la nature réelle de la plupart des échanges entrepris, qui portent principalement sur des produits alimentaires et de consommation de base. Interrompre de tels échanges au nom de la lutte « mondiale » contre le terrorisme et le narcotrafic paraît donc impossible, et la seule tentative d’y parvenir risque de détruire de fragiles équilibres régionaux, ce qui ne ferait qu’aggraver la situation actuelle. Le présent texte vise à démontrer l’ancienneté des relations mises en jeu et leur enracinement dans les liens de sociabilité de la région, puis à décrire le rôle somme toute marginal du commerce de la drogue dans ces réseaux d’échanges, et finalement à indiquer les contradictions internes du lien présumé organique entre « trafic » et « terrorisme islamique ».

Le Sahara a de tout temps été une terre d’échanges : une région où, dans la durée, la survie des populations locales dépendait des stratégies de négoce avec leurs voisins plus ou moins proches. Le commerce y est au cœur des économies locales, essentiel pour leur subsistance, et il constitue dans bien des endroits la motivation majeure de l’établissement des lieux de sédentarisation. La vaste majorité de ces échanges se déroulait à une échelle plutôt modeste et concernait des marchandises bien prosaïques : des dattes, des céréales, du bétail, de la main-d’œuvre. Des entreprises plus vastes s’y greffaient, certes, au gré de la conjoncture, mais l’infrastructure de base qui reposait sur des liens sociaux et des besoins de ravitaillement en vivres restait nécessairement régionale. Ainsi, l’économie d’échange n’y est pas un plus qui met en relation des structures sociales et des lieux existants, mais elle les crée et les maintient : la mobilité et les relations extérieures n’y sont pas une menace, mais une nécessité, pas une exception qui indiquerait une crise, mais une condition sine qua non de la vie locale. Ces échanges n’ont pu être organisés que grâce à des réseaux familiaux dispersés, maintenus et étendus par des contacts fréquents, des mariages répétés, et des relations de patronage, souvent doublés d’échanges religieux. Cela ne veut pas dire que le Sahara historique constituait un monde pacifique, égalitaire et joyeusement « mondialisé » avant la lettre, mais plutôt que toute capacité d’exploitation des ressources et du travail des autres était nécessairement projetée dans l’espace, et intimement liée au potentiel de mobilité des uns et des autres.

Avec les changements politiques, économiques et techniques survenus lors de la colonisation, les guerres mondiales, puis les indépendances nationales, ces échanges se sont modifiés. La mécanisation des transports a permis aux commerçants de contrôler eux-mêmes la mobilité de leurs marchandises, avec le résultat qu’un certain nombre de convoyeurs – ceux qui avaient accès aux capitaux nécessaires, souvent par leurs relations privilégiées avec les Etats alors présents dans la région – se sont reconvertis dans le commerce. Ainsi, certains acteurs ont su profiter de circonstances exceptionnelles pour asseoir un quasi-monopole, d’autres ont tout perdu : mais comme avant, succès ou échec dépendait largement de leur capacité à tirer profit des réseaux sociaux régionaux qui, mutatis mutandis, semblent survivre aux changements, et à les adapter aux nouvelles circonstances. Les hasards des voyages transsahariens et les aléas politiques dans la région restaient tels que, même au volant d’un camion tout-terrain, on était obligé de pouvoir compter sur le soutien de ses amis, collègues et cousins tout au long du trajet. D’autant plus que les priorités restaient largement les mêmes : il serait erroné de tenter d’expliquer le commerce comme un but en soi, là où il est souvent un moyen de faire fonctionner des réseaux sociaux. Là où l’on pourrait penser que ce sont des mariages stratégiques qui permettent le succès des opérations commerciales, du point de vue local, il s’agit plutôt du commerce qui permet de contracter des mariages prestigieux, avec tout ce que cela veut dire en terme de renégociation des hiérarchies sociales locales et régionales – observation qui est d’ailleurs toujours valable aujourd’hui.

Malgré sa longévité et son enracinement social, ce commerce a toujours été très adaptable à la conjoncture régionale, voire mondiale. Depuis les indépendances, le bétail venant des pays du Sahel n’est donc plus (ou peu) échangé contre des dattes, mais plutôt contre de la semoule, des biscuits, des pâtes alimentaires et du lait en poudre subventionnés au Maghreb et interdits à l’exportation. Du point de vue des pouvoirs publics, ces échanges sont illégaux, mais localement ils sont considérés comme légitimes car indispensables au ravitaillement de la région. D’ailleurs, les douaniers, gendarmes et autres policiers postés le long des pistes sahariennes ferment souvent les yeux sur ces pratiques, moyennant rétribution, lorsqu’ils n’y participent pas eux-mêmes. Il ne faut donc surtout pas penser le commerce saharien moderne comme évoluant en marge des Etats, ou parler des commerçants comme s’ils ne connaissaient ni pays ni frontières : au contraire, ces facteurs géographiques sont essentiels au bénéfice qu’ils peuvent espérer de leur travail, et ont une grande influence sur les modalités d’échanges dans la région. Les Etats régionaux ne fournissent pas seulement des produits subventionnés, et des infrastructures routières (souvent rudimentaires, certes), mais leurs agents jouent un rôle actif dans le commerce, en protégeant les uns ou les autres, en y investissant eux-mêmes, ou en fournissant des capitaux aux jeunes qu’ils jugent prometteurs. Si, dans ces régions, l’Etat ne se comporte pas comme les institutions onusiennes le souhaiteraient (mais quel Etat le fait ?), cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, ou qu’on peut l’écarter de l’analyse. Depuis une trentaine d’années, d’autres activités commerciales, transsahariennes voire transcontinentales, se sont greffées sur ces infrastructures transfrontalières : des cigarettes d’abord, puis des armes et des stupéfiants. Ce commerce, en s’appuyant sur une main-d’œuvre locale, a entraîné la restructuration d’une partie des réseaux commerciaux régionaux et remis en cause d’anciennes hiérarchies sociales locales et régionales. La drogue vient de l’Amérique du Sud, et repart, pour la plus grande partie, loin du Sahara. Vu les distances parcourues et l’ampleur des capitaux requis, ce commerce demande une organisation sophistiquée et transnationale à laquelle les transporteurs sahariens ne participent que de manière marginale et subalterne. Et malgré leurs récits interminables des traversées héroïques du désert, la gendarmerie en chasse, ils en sont bien conscients. Les jeunes transporteurs de drogue sont les salariés des patrons qui résident sur place, mais qui agissent à leur tour pour le compte d’organisations plus larges, localement appelées « mafias » d’après les films d’Hollywood suivis à la télévision. Ces « mafias » seraient organisées comme des Etats : avec un « ministère des Affaires étrangères », un « ministère des Finances », un « ministère de la Justice », une « police », une « armée » - d’ailleurs, chuchotent les uns et les autres, « tout le monde sait » que le trafic est entre les mains de « hauts dignitaires de l’État » : une description qui reflète leur propre marginalité, mais peut-être pas seulement. Comme indiqué plus haut, les Etats ont toujours été indispensables à de grandes opérations commerciales dans la région, et les arrestations récentes (et souvent très temporaires) d’agents de l’Etat dans le nord du Mali montrent clairement que ces logiques perdurent. Ainsi, une politique qui vise à renforcer la capacité de l’Etat dans la région pourrait par là même renforcer les capacités d’organisation des « mafias » : ici comme ailleurs, pour tout ceux qui cherchent à établir une organisation régionale, il est toujours plus économique de se greffer sur des structures qui existent déjà – et qui, comme l’Etat, sont faciles à comprendre de l’extérieur.

Du point de vue des petits fraudeurs, c’est précisément ce lien ou au moins cette ressemblance avec l’Etat qui rend les « mafias » suspectes (en plus du fait que, quoiqu’on en dise, il ne peut pas y avoir de doute que les drogues sont harâm11, ce dont s’accommodent les jeunes, mais qui posent plus de problèmes pour un père de famille respectable et respecté). Si le transport de la drogue peut enrichir très rapidement, l’argent ne vaut que là où il peut être converti en prestige social. Tout le monde ne réussit pas à se faire recruter par des « mafias », et peu de gens ont envie de passer leur vie dans une position de dépendance. Le commerce de la drogue reste donc, somme toute, marginal dans un monde d’échanges qui portent toujours majoritairement sur des vivres, du pétrole, des voitures, du bétail, et d’autres produits de première nécessité. Même les chauffeurs de la drogue sont le plus souvent payés en voitures, et se trouvent donc rapidement en mesure de se mettre à leur propre compte, d’employer leurs cousins et petits frères, et ainsi de perpétuer des relations régionales et familiales anciennes. Par conséquent, la plupart des familles commerçantes font un peu de tout : du commerce de sel et de bétail, de l’élevage, de l’immobilier pour le grand frère, de la fraude de vivres et de la cigarette pour les jeunes avant qu’ils ne songent à se marier. Le « trafic », distingué localement de la fraude, est donc à la fois extérieur et intérieur aux structures sociales locales : il est intégré dans des parcours de vie comme une possibilité d’enrichissement parmi d’autres, mais il reste en grande partie sujet aux systèmes de valeurs locaux.

Qu’en est-il, donc, des « terroristes islamistes » dans tout cela ? Au Mali, les média et même de nombreux « experts » supputent qu’ils sont venus d’ailleurs, qu’ils ont pris le contrôle ou même qu’ils aient importés des « trafics criminels », et qu’ils ont ainsi criminalisé toute une zone, largement indépendamment de la volonté des populations locales. Or, il est important de tenir compte des dynamiques locales, ne serait-ce que pour se prémunir des généralisations trop hâtives. D’abord, cela fait longtemps qu’il y a des « islamistes » - c’est-à-dire des gens qui prônent une version réformiste, hautement politisée et parfois militarisée de l’Islam - au nord du Mali, et si une partie d’entre eux vient en effet d’Algérie, cela fait partie des relations transfrontalières qui existent depuis toujours. Comme leurs prédécesseurs, les Algériens qui arrivent « du maquis » pour se « reposer » au nord du Mali depuis les années 1990 se sont conformés au modèle historique : ils se sont mariés sur place, et sont ainsi rentrés dans des conflits religieux et socio-économiques de longue date, et c’est sous cet angle – et non pas celui d’un « djihad mondial » - que leurs positions religieuses et politiques sont d’abord lues localement. Souvent, d’ailleurs, ils ne sont pas seuls : des Maliens ont depuis longtemps été recrutés pour se battre en Algérie, et nombreux sont ceux qui résident ou ont résidé en Algérie. Si ces « islamistes », venus d’ailleurs ou pas, ont essayé de trouver leur place dans les réseaux d’échanges régionaux, ils ne les contrôlent ni plus ni moins que d’autres. Mais à l’instar d’autres groupes qui parlent et agissent au nom de la religion, ils doivent faire attention de ne pas y être associés de trop près. Car, si vu de l’extérieur, il est facile d’écarter tout appel à la religion comme étant stratégique, localement, les discours de justice, de droit et de pureté basés sur l’Islam ont une grande force, mais sont aussi toujours âprement disputés. Finalement, là où, avec les événements de 2012, ces « islamistes » sont forts militairement, ils ont certainement offert des escortes ou pris de l’argent en contrepartie de la protection des fraudeurs de tout genre mais, en cela, ils n’agissent pas différemment de tous ceux qui disposent, temporairement ou à long terme, des moyens de la violence : les agents de l’Etat, les groupes tribaux puissants, des groupes armés (aussi appelés « mafias »). Les imbrications entre intérieur et extérieur, logiques locales et régionales sont donc multiples, comme elles l’ont toujours été.


*Judith Scheele, chercheur à All Souls College, université d’Oxford, auteur de Smugglers and Saints of the Sahara : regional connectivity in the twentieth century (Cambridge, University Press, 2012) et Saharan Frontiers : Space and Mobility in Northwest Africa, (dir. avec J. McDougall), Bloomington & Indianapolis, IN, Indiana University Press, 2012.

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