Qui gouverne la défense européenne ? Les réseaux de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC)

par Samuel B.H. Faure

Un réseau politique est un ensemble de relations de pouvoir entretenues par des décideurs gouvernementaux (civils et militaires) et non gouvernementaux (industriels, lobbyistes). Ces relations de pouvoir sont institutionnalisées, c’est-à-dire stabilisées dans le temps, et relativement différenciées ou closes dans l’espace. Elles peuvent être formelles ou informelles et s’étendre au-delà des frontières nationales. La Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) recouvre plusieurs réseaux, dont certains façonnent davantage le processus décisionnel que d’autres.


Réseau transgouvernemental : le centre de la décision

Correspondant aux compétences limitées de l’Union européenne (UE) en matière de sécurité et de défense, la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) se caractérise d’abord par des réseaux transgouvernementaux formels, politiques et administratifs. La Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la PSDC ne sont pas soumises à la procédure législative ordinaire (article 24 du traité sur l’Union européenne). Par conséquent, les institutions européennes ne peuvent adopter d’actes législatifs dans les secteurs de la sécurité et de la défense, à l’inverse des autres domaines d’action publique où elles détiennent des compétences exclusives (article 3 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), partagées (article 4) ou encore d’appui (article 6). La PESC et la PSDC sont définies et mises en œuvre par les vingt-huit chefs d’Etat et de gouvernement, qui siègent deux fois par an au Conseil européen et par le Conseil des ministres. « C’est essentiellement sur la base des différents rapports sur la PESD des présidences successives de l’UE, que les grandes avancées de la PESD ont été permises, sous l’égide du Conseil européen » (Dumoulin et alii 2003 : 292). Ces deux instances sont régies par des logiques de négociations intergouvernementales et prennent par conséquent leurs décisions à l’unanimité. Le Conseil européen a été renforcé par le traité de Lisbonne (2007) qui lui a octroyé une présidence « permanente » de deux ans et demi.

Au sein du Conseil, les ministres et les ministères des Affaires étrangères et européennes (MAEE) et de la Défense des vingt-huit Etats membres sont en charge des enjeux stratégiques. Formellement, les Etats membres pèsent d’un même poids dans les négociations. En pratique, la France et le Royaume-Uni sont, grâce aux ressources stratégiques dont ils disposent (force nucléaire, siège au Conseil de sécurité de l’ONU, budget de défense, etc.), à l’avant garde du processus décisionnel que la culture du consensus de l’institution rend pour partie invisible. Une fois par mois, les ministres des Affaires étrangères des Etats membres se rencontrent pour traiter de l’ensemble des questions relatives à l’action extérieure de l’UE, y compris de la PSDC. En marge de ce rendez-vous mensuel, les ministres de la Défense se réunissent de manière informelle. Ces rencontres auxquelles le Haut Représentant aux Affaires étrangères et à la politique de sécurité prend part, se sont institutionnalisées par la pratique. Elles sont préparées, en amont, par le Comité des représentants permanents 2 (COREPER 2) qui réunit une fois par semaine à Bruxelles les « représentants permanents » ou « ambassadeurs » des vingt-huit Etats membres qui dirigent leur Représentation permanente (RP) respective. Ils réalisent un travail discret, continu et central en amont de la prise de décision politique, incarnant la volonté de bâtir une culture du compromis. Le COREPER 2 est lui-même préparé par le groupe Antici qui rassemble plusieurs hauts fonctionnaires nationaux et européens: un par Etat membre (le conseiller Antici), deux membres du Secrétariat général du Conseil, dont un juriste, et un membre de la Commission européenne. 

Par leur fonction d’intermédiaire, les Représentations permanentes des Etats membres apportent aux MAEE et aux ministères de la Défense respectifs les informations émanant des institutions  européennes sur la PSDC. Dans cette tâche, les Experts nationaux détachés (END) peuvent s’avérer de précieux contacts pour les Etats. Ce travail de coordination et de diffusion de l’information est complété dans certaines capitales nationales par un service administratif. C’est le cas en France du Secrétariat général des Affaires européennes (SGAE) qui rassemble près de 200 administrateurs chargés de la coordination interministérielle dans tous les domaines européens, à l’exception de la PESC.

Toutefois, le SGAE peut être partie prenante des enjeux stratégiques sur certaines problématiques (comme les enjeux liés au financement de la recherche, à la concurrence, aux marchés de défense et de sécurité où le secteur Marché intérieur, consommateurs, concurrence, aides d’Etat, armement (MICA) a une position centrale dans les relations entre l’administration nationale et les institutions européennes) ou à des moments particuliers (le secteur Présence et influence française (PIF) du SGAE a pris, en 2010, une part active dans la mise en œuvre du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) avec la direction de l’UE du MAEE et la RP).

D’autres comités qui regroupent des experts, civils ou militaires, participent au processus décisionnel de la PSDC comme le comité politique et de sécurité (COPS), le comité militaire de l’UE (CMUE) et l’état-major de l’UE (EMUE) qui ont été créés par le traité de Nice. On peut également citer le comité armement (COARM), qui vise à favoriser le contrôle des exportations d’équipements de défense. Ces comités demeurent sous l’autorité du Conseil des ministres. En revanche, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la présidence de ces groupes est assurée par des agents du Service européen pour l’action extérieure. Ce service préside également l’Agence européenne de défense (AED) composée de vingt-sept des Etats membres de l’UE (le Danemark bénéficie d’une option de retrait ou opt-out), de la Norvège, de la Suisse et de l’Agence spatiale européenne (ESA). L’AED a pour but de promouvoir le développement des capacités militaires et de simplifier les procédures d’acquisition. Les décisions y sont prises à l’unanimité. Financé par les Etats membres, elle est composée d’un peu plus de cent agents et gère un budget de 30 millions d’euros auquel il faut ajouter une enveloppe budgétaire de près de 200 millions d’euros utilisée pour la valorisation de différents projets et programmes d’armement.

Le centre satellitaire de l’UE (EUSC) et l’Institut d’études de sécurité de l’UE (IES-UE) complètent la cartographie transgouvernementale de la PSDC. Le premier soutient la fonction d’alerte rapide de l’état-major de l’UE (EMUE) et du Haut Représentant de l’Union aux Affaires étrangères et à la Politique de sécurité. Le second joue un rôle de think tank. S’il est difficile d’évaluer sa portée, ses publications (Les Cahiers de Chaillot) sont d’une qualité remarquable et jouissent d’une large diffusion (3 000 exemplaires).
Les institutions qui composent le réseau transgouvernemental, lui-même situé au centre du processus décisionnel de la PSDC, sont en relation étroite avec le réseau d’acteurs et d’institutions supranationaux caractérisé par une position d’intermédiaire stratégique.


Réseau supranational: une position d’intermédiaire stratégique

La PESC/PSDC est exécutée par le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), principale innovation institutionnelle du traité de Lisbonne. Le SEAE est le résultat d’une fusion de l’ensemble des services de la Direction générale (DG) Relations extérieures (RELEX) avec la moitié de ceux de la DG Développement (DEV) de la Commission européenne et de ceux de la DG-E du Secrétariat général du Conseil des ministres. En dehors de Bruxelles, les délégations de l'UE sont rattachées au SEAE.

Le SEAE est donc une instance sui generis dirigée par le Haut Représentant aux Affaires étrangères et à la politique de sécurité (article 18 du traité sur l’Union européenne) qui est également vice-président de la Commission européenne et président du comité de direction de l’AED composée des ministres de la défense des Etats qui en sont membres. Il est secondé par un secrétaire général, un cabinet, un « cabinet élargi », le Secrétariat général du Conseil et des Représentants spéciaux.

La Commission européenne et le Parlement européen détiennent une position d’intermédiaire stratégique et constituent, comme le SEAE, le réseau supranational de la défense européenne. Par l’intermédiaire de la DG Marché intérieur et services (DG MARKET) et de la DG Entreprise et Industrie (DG ENT), la Commission conserve un rôle actif dans l’établissement d’une réglementation européenne qui encadre les industries de défense. En témoignent les deux premières directives dans le secteur de la défense entrées en vigueur en 2009 : la 2009/81/CE relative aux procédures de passation des marchés publics de la défense et de la sécurité (MPDS) et la 2009/43/CE concernant les conditions des transferts de produits liés à la défense au sein de l’Union (TIC).

Au Parlement européen, le secteur « sécurité et défense » est représenté par une sous-commission parlementaire (SEDE) dont les marges de manœuvre sont restreintes par sa commission de tutelle (Affaires étrangères) qui lui impose son agenda. Toutefois, son rôle normatif se renforce tendanciellement par les rapports publiés. En outre, elle a acquis une légitimité qui lui permet d’être désormais une enceinte incontournable de mise en débat et de structuration des débats politiques sur la PSDC.


Réseaux transnational et international: une position périphérique

Les acteurs non gouvernementaux (industriels, lobbies, think tanks, ONG) qui gravitent autour des institutions nationales et européennes forment des réseaux périphériques au processus décisionnel de la PSDC. Les principaux industriels de la défense européenne (BAE Sytems, EADS, Finmeccanica, Thales, Safran, Rolls-Royce, MBDA, Dassault) disposent chacun d’un ou de plusieurs départements de relations institutionnelles et d’affaires publiques qui font un travail de lobbying actif auprès des administrations nationales et des institutions européennes. Ils sont particulièrement actifs sur les questions ayant trait aux marchés publics de sécurité et de défense et aux transferts intra-communautaires. Si les industriels de défense ont tendance à s’autonomiser par rapport aux Etat-nations, leur position ne doit pas être surévaluée : ils demeurent fortement dépendants de ces derniers. Le blocage de l’Allemagne lors du projet de fusion d’EADS et BAE Systems à l’automne 2012 en est une illustration. Les représentants des industriels ou des lobbies sont également présents simultanément dans les capitales nationales et à Bruxelles pour représenter et défendre leurs intérêts. Le lobby Aerospace Defense and Security(ADS), qui représente à Bruxelles les intérêts des industriels dans le secteur de l’aéronautique militaire et du spatial, est ainsi le pendant du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS).

Les think tanks réalisent un travail d’expertise en publiant des working papers et en organisant des séminaires. C’est le cas des think tanks britanniques comme le European Policy Centre (CPE) et Centre for European Policy Studies (CEPS), des fondations allemandes (Konrad Adenauer Stiftung, Friedrich Ebert Stiftung, German Marshall Fund of the United States), et des centres d’expertise français (Fondation pour la recherche stratégique, Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire, Institut de relations internationales et stratégiques, Institut français de relations internationales). Par ailleurs, des organisations comme Egmont et Security and Defence Agenda (SDA) visent à mettre en réseau des acteurs de la PSDC par des réunions régulières à Bruxelles, Wilton Park et le Kangaroo Group remplissent une fonction similaire respectivement au Royaume-Uni et en Allemagne. Enfin, certaines ONG comme International Crisis Group (ICG) ou Oxfam visent à se positionner sur certains enjeux de la PSDC.

La « toile » de la PSDC s’étend au-delà des frontières de l’UE. Les Etats-Unis et l’OTAN entretiennent des relations privilégiées avec la défense européenne depuis le lancement de la PESD. La proximité géographique (Bruxelles) et institutionnelle (avant de devenir Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, Javier Solana avait occupé les fonctions de Secrétaire général de l’OTAN) mais surtout les intérêts partagés par l’OTAN et l’UE en matière de sécurité et de défense (éviter les duplications, s’engager dans une complémentarité) font que l’on ne peut penser les réseaux de la PSDC sans l’OTAN et Washington. Le Secrétaire général de l’OTAN participe aux réunions informelles des ministres de la Défense des Etats membres de l’UE. Les missions lancées par l’OTAN et, les interventions que les Etats-Unis définissent comme priorités stratégiques façonnent la PSDC.


In fine, la gouvernance de la défense européenne ne se limite pas à des négociations interétatiques ou à des institutions supranationales et marchandes. Elle se compose de multiples réseaux organisés en cercles concentriques au sein desquels des décideurs gouvernementaux et non gouvernementaux des vingt-huit Etats membres de l’UE entretiennent des relations de pouvoir quotidiennes qui façonnent l'élaboration de la décision. Le réseau transgouvernemental constitue le centre de gravité de la PSDC. Le réseau supranational, représentés par le SEAE, la Commission et le Parlement occupent une position d’intermédiaire stratégique. Les réseaux transnational (industriels et lobbies) et international (OTAN et Etats-Unis) se situent à la périphérie du processus décisionnel de la PSDC

Pour en savoir plus

-    Charillon Frédéric, Ramel Frédéric, « Action extérieure et défense : L’influence française à Bruxelles », Cahiers de l’Irsem, 1, 2010.
-    Dumoulin, André, Raphael Mathieu, Gordon Sarlet. 2003. La Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD). De l’opératoire à l’identitaire. Brussels : Bruyant.
-    Maulny Jean-Pierre, Nivet Bastien, Les acteurs et réseaux de la Politique européenne de sécurité et de défense, Centre d’études en sciences sociales de la défense, 2008.
-    Mérand Frédéric, Hofmann Stephanie C., Irondelle, Bastien, Transgovernemental Networks in European Security and Defence Policy, in Vanhoonacker, Sophie, Hylke Dijkstra and Heidi Maurer (eds), Understanding the Role of Bureaucracy in the European Security and Defence Policy, European Integration online Papers (EIoP), Special Issue 1, Vol. 14, 2010.
-    Mérand, Frédéric, Hofmann C., Stéphanie, Irondelle, Bastien. 2011.  « Governance and State Power: A Network Analysis of European Security ». Journal of Common Market Studies. 49 (1): pp. 121-147.


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