Pérennité de la discrimination positive ? L’arrêt Fisher v. Université du Texas (2016)

01/2017

Le 23 juin 2016, dans une décision très attendue et dont le résultat a suscité l’étonnement de la plupart des observateurs, la Cour suprême des États-Unis a avalisé le programme de discrimination positive mis en œuvre par l’Université du Texas (UT) à Austin et caractérisé par la prise en compte explicite du facteur racial dans le traitement d’une partie des candidatures1. Bien que sa portée prête à controverse, cette décision, a minima, marque un nouveau coup d’arrêt dans le processus de démantèlement de l’affirmative action qui semblait pourtant engagé depuis le début des années 1990, processus dont l’inachèvement est aujourd’hui aussi manifeste que son existence même.

La discrimination positive (affirmative action), rappelons-le, octroie aux membres de groupes précédemment soumis à un régime discriminatoire un avantage potentiellement décisif dans la répartition de certains biens ou positions, et ce à l’étape finale de la sélection des individus en concurrence. Aux États-Unis, concernant les places dans les établissements d’enseignement supérieur d’élite, les principaux groupes en question sont les Noirs, les Hispaniques et les descendants des populations autochtones. L’objectif est de remédier à la sous-représentation statistique des membres de ces groupes dans la population étudiante –  que l’on impute au moins pour partie à la discrimination jadis exercée à leur encontre –, quand bien même cela exigerait d’écarter des candidats aux performances scolaires supérieures. L’affirmative action va donc à l’encontre d’une éventuelle norme de non-prise en compte des catégories raciales (color-blindness), d’une part, du principe méritocratique, d’autre part.D’après la jurisprudence antérieure à l’arrêt Fisher, la constitutionnalité d’un programme universitaire de discrimination positive dépendait à la fois de ses modalités et du but poursuivi. En vertu de la décision de la Cour suprême Regents of the University of California v. Bakke (1978), les quotas raciaux qui ne faisaient jouer la concurrence quant à l’obtention d’une proportion prédéfinie de places qu’au sein des groupes visés afin de contrebalancer les effets de la discrimination diffuse par eux subie avaient été déclarés invalides. En revanche, les jurys d’admission s’étaient vu autoriser à tenir compte du facteur racial dans l’examen des candidatures de manière plus informelle, pourvu que ce facteur n’apparaisse que comme un attribut individuel parmi d’autres susceptible de contribuer à la « diversité » des « expériences, [des] perspectives et [des] idées »2 au sein de la population étudiante. Un quart de siècle plus tard, la Cour avait implicitement confirmé l’importance de l’informalité en avalisant le programme d’affirmative action de la faculté de droit de l’Université du Michigan qui visait l’admission d’une « masse critique » d’étudiants noirs et hispaniques sans donner de celle-ci une définition numérique ni préciser la nature des moyens employés pour l’atteindre3, tout en invalidant le dispositif mis en œuvre par cette même université au niveau undergraduate, qui, lui, accordait systématiquement 20 des 100 points nécessaires à l’admission à tous les membres de ces deux minorités sous-représentées4. En un mot, tout se passait comme si la validité juridique d’un programme de discrimination positive était subordonnée à l’invisibilité du degré auquel le facteur racial était pris en compte.

C’est dans ce contexte jurisprudentiel que s’inscrit l’arrêt ici examiné. Son point de départ est l’invalidation de l’ensemble des politiques d’affirmative action précédemment en vigueur dans les établissements d’enseignement supérieur texans à la suite d’une décision d’une Cour d’appel, Hopwood v. Texas (1996). Celle-ci avait rapidement entraîné l’adoption d’une variété de mesures substitutives formellement color-blind mais en réalité destinées à contrecarrer la chute spectaculaire de la proportion d’étudiants noirs et hispaniques dans les universités les plus prestigieuses consécutive au démantèlement de la discrimination positive. Parmi ces mesures figurait un « programme [d’admission] par pourcentage » (percentage plan) institué par le législateur texan en 1997 et dont le principe consistait à garantir aux 10% d’élèves les mieux classés à l’échelle de leur lycée d’origine un droit d’accès automatique à n’importe quelle université publique de l’État (à la condition – introduite en 2009 – que les étudiants admis par ce biais ne représentent pas plus des trois quarts des effectifs de première année). Étant donné l’existence d’une corrélation entre l’identité ethno-raciale et la performance scolaire, qui voit les Asiatiques et les Blancs obtenir des résultats supérieurs aux Noirs et aux Hispaniques5, la conjonction de cette restriction de l’espace concurrentiel au cadre du lycée et de la ségrégation raciale de fait toujours observée dans le système d’enseignement secondaire texan – au point que nombre de lycées ne comptent pratiquement que des élèves noirs ou hispaniques – assurait l’efficacité du dispositif au regard de son objectif sous-jacent. Cette forme de discrimination positive est indirecte, puisque le percentage plan, qui, ex post, opère globalement à l’avantage des membres des deux principales minorités sous-représentées, n’établit aucune différence de traitement entre les individus en fonction de leur identité ethno-raciale. Elle est aussi intentionnelle, dans la mesure où cet effet prévisible de la procédure constituait la raison première de son adoption.
Malgré les progrès enregistrés en partie grâce à sa mise en place6, en 2005, l’Université du Texas à Austin, prenant appui sur la décision Grutter v. Bollinger, décidait cependant de réintroduire le facteur racial parmi les « circonstances particulières » dont la prise en compte viendrait affiner l’appréciation des indicateurs de performance scolaire habituels en les contextualisant, dans le cadre de l’« examen global » (holistic review) du dossier des candidats non automatiquement admis en vertu du percentage plan. C’est la validité juridique de cette réintroduction d’une référence explicite à la « race » en dépit de l’existence (maintenue) d’un dispositif pouvant apparaître au premier abord comme l’équivalent fonctionnel déracialisé de l’affirmative action qui était en jeu dans l’arrêt Fisher. Une discrimination positive de type direct est-elle autorisée lorsqu’elle se surimposerait – à titre de complément – à une « discrimination positive indirecte »7 ayant déjà permis une nette augmentation de la proportion d’étudiants noirs et hispaniques, sans toutefois que celle-ci atteigne le niveau recherché ?

À cette question, la Cour suprême, par quatre voix contre trois8, a finalement donné une réponse positive. Celle-ci a constitué pour beaucoup une surprise, car jamais auparavant Anthony Kennedy, le juge de centre-droit à qui l’on doit l’opinion majoritaire, ne s’était prononcé en faveur de la constitutionnalité d’un dispositif d’affirmative action. Il avait même indiqué trois ans plus tôt qu’il incomberait à UT Austin de démontrer rigoureusement le caractère indispensable de la prise en compte du facteur racial dans l’examen des dossiers des candidats pour lesquels l’Université conserverait une marge de manœuvre, tâche malaisée s’il en est9. On pouvait donc s’attendre à ce que la Cour invalide l’initiative texane en raison de son caractère redondant et de la nature marginale de sa contribution à l’objectif visé, en se fondant sur l’existence, en l’espèce, d’une autre méthode d’obtention d’un degré acceptable de diversité ethno-raciale – le percentage plan –, qui rendrait cette initiative non strictement nécessaire, et partant constitutionnellement inadmissible. Toutefois, de par la volte-face de Kennedy, qui, rétrospectivement, peut sembler s’inscrire dans le prolongement de ses prises de position antérieures sur d’autres questions « de société »10, cette prédiction a été démentie par les faits.
Au-delà de l’issue du litige étroitement définie, l’arrêt Fisher comporte au moins deux éléments nouveaux. Le premier est la reconnaissance à demi-mot – non fondée sur des données empiriques – de l’effet potentiellement négatif du percentage plan sur la « réputation » de UT Austin comme institution « d’excellence »11, étant donné l’écart de niveau entre les lycées principalement fréquentés par des élèves noirs et hispaniques issus de milieux désavantagés et les autres. A priori, les efforts de l’Université pour « diversifier » la population étudiante par des moyens moins périlleux – à commencer par la disposition mise en cause – n’auraient donc rien de déraisonnable. Le second élément nouveau est l’acceptation de fait par la Cour d’un double élargissement de la « diversité » comme objectif justifiant l’existence d’une politique de discrimination positive de type direct. D’une part, à ce qu’il semble, la diversité visée peut désormais l’être tant à l’échelle de la salle de classe qu’au niveau de la population étudiante dans son ensemble12. D’autre part, elle inclut dorénavant la diversité observable au sein même de telle ou telle minorité ethno-raciale, dont les bénéfices attendus comprennent notamment l’infirmation des stéréotypes ambiants via l’admission délibérée de candidats présentant un profil économico-culturel atypique. Parmi eux figureraient, par exemple, « l’enfant [afro-américain ou hispanique] d’un couple de cadres de Dallas » classé juste en-dessous de la barre des 10% dans son lycée d’origine majoritairement blanc où la compétition est rude13, le Noir « escrimeur » ou « l’Hispanique maîtrisant le grec ancien »14, candidats qui, en l’absence du programme litigieux, passeraient entre les mailles du filet. Au-delà des arguties induites par la mise en forme juridique de la décision adoptée, c’est bien ce double élargissement qui, de manière largement implicite, détermine le résultat final.

Enfin, malgré ces discrètes innovations, l’arrêt Fisher s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence antérieure sur un point remarquable : l’acceptation d’une certaine opacité comme condition de la validité d’un programme de discrimination positive. En effet, la majorité des juges n’a rien trouvé à redire à l’affirmation de l’Université selon laquelle l’avantage accordé aux candidats noirs et hispaniques présenterait un caractère si informel qu’il lui serait impossible d’identifier – et, a fortiori, de dénombrer – les étudiants admis du fait de son existence. Elle a aussi avalisé l’« imprécis[ion] délibérée »15 avec laquelle les autorités universitaires définissent la « masse critique » de membres de ces deux minorités qu’elles s’efforceraient néanmoins d’atteindre au moyen de la disposition litigieuse, « masse critique », qui, paradoxalement, n’est caractérisée que par les effets bénéfiques censés résulter de son obtention, sans faire l’objet d’une description quantifiée. Elle a également confirmé que la constitutionnalité des formes de discrimination positive indirecte parallèlement mises en œuvre n’était pas en cause, alors même que leurs effets négatifs sur la probabilité d’admission des candidats blancs et asiatiques sont d’une toute autre ampleur et que leur caractère « racial[ement] neutre »16, comme on l’a vu, est illusoire.

L’avenir de l’affirmative action, cependant, demeure largement incertain.
D’une part, les tribunaux ainsi que l’Office for Civil Rights du ministère de l’Éducation fédéral examinent actuellement de nouvelles plaintes arguant du caractère indirectement discriminatoire de la promotion de la « diversité » sur les candidats d’origine asiatique. Ces derniers, en effet, bien qu’ils appartiennent à une minorité jadis en butte à des formes d’exclusion explicites, se situent aujourd’hui au sommet de la hiérarchie définie par les performances scolaires et parascolaires (notes et scores obtenus aux tests en vigueur). L’adjonction de tout autre critère de sélection leur est donc singulièrement défavorable. Les plaintes enregistrées visent plusieurs universités de renom (Harvard, Yale, Brown, Dartmouth et l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill). Il s’agit là d’un sujet épineux sur lequel la Cour suprême n’a jamais eu l’occasion de se prononcer jusqu’à présent.
D’autre part, et au-delà de cette question inédite, la portée de l’arrêt Fisher demeure sujette à débat. Si même une discrimination positive directe venant se surajouter à un dispositif de discrimination positive indirecte partiellement efficace est juridiquement valide, doit-on en conclure que,
a fortiori, les mesures d’affirmative action mises en œuvre dans la très grande majorité des cas où un tel dispositif n’existe pas – et qui dès lors constituent le seul moyen d’obtenir le niveau de diversité ethno-raciale recherché – seront également validées ? Ou bien, au contraire, le fait que ces mesures opèrent de manière bien moins limitée que le programme texan, qui, en raison du percentage plan, ne portait que sur le quart des places disponibles, apparaîtra-t-il comme leur talon d’Achille ? Sans doute l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis – et les anticipations qui en découlent quant au profil du juge qui devrait être nommé à la Cour suprême en remplacement d’Antonin Scalia – rendent-elles le second de ces deux scénarios plus probable.
En outre, dans tous les cas, le démantèlement de la discrimination positive (directe) pourrait toujours se poursuivre, de manière progressive, à l’échelle infranationale. En effet, la Cour suprême, deux ans avant Fisher, a confirmé la constitutionnalité des lois référendaires ayant conduit, dans tout ou partie du secteur public, à l’élimination de l’affirmative action dans une demi-douzaine d’États17. Si d’autres étaient appelées à leur faire suite, par le truchement du fédéralisme, la nature fondamentalement politique du problème posé reviendrait alors au premier plan.

  • 1. Fisher v. University of Texas, 579 U.S. __ (2016).
  • 2. Regents of the University of California v. Bakke, 438 U.S. 265 (1978), p. 314.
  • 3. Grutter v. Bollinger, 539 U.S. 306 (2003).
  • 4. Gratz v. Bollinger, 539 U.S. 244 (2003).
  • 5. Richard Nisbett, « The Achievement Gap: Past, Present, and Future », Daedalus, 140 (2), 2011, p. 90-100.
  • 6. À l’automne 1996, avant l’entrée en vigueur de la jurisprudence Hopwood, les Noirs et les Hispaniques formaient respectivement 4,1% et 14,5% des étudiants de première année à UT Austin ; en 2004, ces proportions étaient de 4,5% et 16,9%.
  • 7. Gwénaele Calvès, Renouvellement démographique de la fonction publique de l’État : vers une intégration prioritaire des Français issus de l’immigration ?, Rapport à la DGAFP, Paris, La Documentation française, 2005, p. 65-67.
  • 8. La majorité comprend les juges Anthony Kennedy, Stephen Breyer, Ruth Bader Ginsburg et Sonia Sotomayor, la minorité étant composée de Samuel Alito, John Roberts et Clarence Thomas. La juge Elena Kagan, plutôt favorable à l’affirmative action, parce qu’elle avait déjà eu à connaître de l’affaire à un stade antérieur avant sa nomination à la Cour suprême, en tant que Solicitor General (haut fonctionnaire chargé de présenter la position du gouvernement fédéral auprès de la Cour), n’a pas pris part au vote. Le juge conservateur Antonin Scalia est décédé en février 2016 et son successeur n’a pas encore été nommé. Seuls sept juges sur les neuf que compte habituellement la Cour suprême se sont donc prononcés.
  • 9. Fisher v. University of Texas, 570 U.S. __ (2013).
  • 10. En effet, Kennedy est l’auteur de l’opinion majoritaire dans la décision Obergefell v. Hodges (2015), par laquelle la Cour suprême a finalement garanti l’accès au mariage des couples composés de deux personnes de même sexe.
  • 11. Fisher v. University of Texas, 579 U.S. __ (2016), opinion majoritaire du juge Kennedy, p. 7.
  • 12. Ibid., opinion dissidente du juge Alito, p. 20-22.
  • 13. Ibid., p. 29-30.
  • 14. http://www.supremecourt.gov/oral_arguments/argument_transcripts/11-345.pdf, p. 43-44, 61.
  • 15. Fisher v. University of Texas, 579 U.S. __ (2016), opinion dissidente du juge Alito, p. 14.
  • 16. Ibid., opinion majoritaire du juge Kennedy, p. 17.
  • 17. Schuette v. Coalition to Defend Affirmative Action, No. 12–682 (2014). Les États en question sont la Californie depuis 1996, l’État du Washington depuis 1998, le Michigan depuis 2006, le Nebraska depuis 2008, l’Arizona depuis 2010 et l’Oklahoma depuis 2012. À cela s’ajoutent deux États ayant mis un terme à la discrimination positive par d’autres moyens : la Floride, en 1999, à la suite d’une décision du gouverneur Jeb Bush ; le New Hampshire, en 2012, à l’initiative de l’Assemblée législative.
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