Le mouvement kurde toujours debout malgré le « politicide » orchestré par Erdoğan

04/2023

Face à une nouvelle spirale de répression du gouvernement turc contre le mouvement kurde qui dure désormais depuis près d'une décennie et que l’on peut qualifier de véritable « politicide », le mouvement politique kurde, dont le Parti démocratique des peuples (HDP) est devenu la colonne vertébrale dans le domaine légal, persiste à survivre. Ce parti est visé par une procédure d’interdiction déposée devant la Cour constitutionnelle turque en mars 2021. Celle-ci a conduit ses membres à se présenter aux prochaines élections législatives non sous ses propres couleurs mais sous la bannière du Parti vert de gauche (Yeşil Sol Parti), créé justement comme une « réserve » pour le cas (très probable) où la décision d’interdiction tomberait avant les scrutins du 14 mai. Ce texte fait le point sur la place du HDP sur la scène politique turque et sur les défis et contraintes qui conditionnent, ironiquement, son rôle dans les élections présidentielles et législatives imminentes et cruciales qui se tiendront le 14 mai 2023. Héritier d’une longue histoire de traditions de luttes menées par les minorités en Turquie, le HDP représente aujourd’hui 12% à 15% des électeurs et constitue la seule alternative démocratique et sociale (et la formation la plus à gauche) au sein des très autoritaires et nationalistes arènes politiques du pays. 

Le HDP comme lieu de construction d’un espoir commun, pour toute la Turquie 

Le Parti démocratique des peuples a été fondé en 2012 pour porter dans la sphère publique et électorale les aspirations du Congrès démocratique des peuples (HDK), formation pro-kurde créée l’année précédente et interdite par le pouvoir en place qui l’accusait de « séparatisme ». Le HDP est aussi conçu comme un espace de dialogue pour divers mouvements politiques et sociaux, organisations et individus qui travaillent à un projet politique commun. Les piliers de ce projet, devenu programme, sont la paix (entendue comme recherche de la mise en œuvre d’une résolution pacifique et politique à la « question kurde »), la justice sociale et la démocratisation (entendues et définies d’après un paradigme et des pratiques « radicales » décrites plus en détail ci-dessous). Le HDP est donc le produit de leçons, d’expériences et de perspectives issues de décennies de luttes collectives menées par plusieurs groupes sociaux longtemps marginalisés, réprimés ou criminalisés en Turquie. Il rassemble des Kurdes, des minorités non-musulmanes ou non-sunnites, une partie du mouvement féministe, des personnes aux orientations sexuelles « déviantes », des acteurs des nouveaux mouvements sociaux (notamment de l’écologie politique). L’union de ces différentes composantes, loin d’aller de soi, a été le fruit d’un profond renouvellement des conceptions politiques et ouvert de nouvelles perspectives politiques. Celles-ci sont portées par d’anciens partis pro-kurdes et des groupes politiques plus récents (proches des idées socialistes, féministes, écologistes, ou même libertaires) qui ont émergé ces dernières décennies dans les luttes sociales de la très autoritaire, nationaliste et patriarcale Turquie républicaine. Avec le HDP, pour la première fois, l’hétérogénéité, au lieu d’être stigmatisée comme une menace et un danger, a été valorisée. Ce parti politique s’est construit comme espace de dialogue et de recherche d’un terrain d'entente pour porter la voix et les revendications de ces différents groupes. 

Il faut insister sur le fait que le HDP est l’émanation d’un renouveau politique multiforme qui incarne plusieurs courants politiques, sociaux et ethniques. D’une part, il a embrassé la réorientation paradigmatique impulsée depuis sa prison par le leader historique du mouvement kurde, Abdullah Öcalan, invitant le mouvement à faire la critique du modèle de l’État-nation et à abandonner le nationalisme indépendantiste. Ce dernier propose de se battre pour une démocratisation réelle, authentique, radicale de la société, d’inspiration en partie libertaire, résolument multiculturaliste et d’emblée mise en œuvre au sein du mouvement (notamment par la mise en place de la parité homme/femme pour chaque niveau de responsabilité1), ce qui rejoint l’ambition des politiques « préfiguratives »2. L’idée de démocratie radicale se concrétise dans l’instauration de structures civiles destinées à réfléchir, orienter, décider et mettre en œuvre les aspirations politiques des personnes qui y participent et qui sont les premières concernées (conseils ou comités de quartier, de femmes, de jeunes, de proches de détenus, de résolution des conflits…).

Interlocuteur et artisan du processus de paix historique entre l’État turc et la guérilla kurde signé en 2013, unilatéralement et brutalement rompu par le gouvernement d’Erdoğan par la reprise des offensives belliqueuses et des arrestations massives, le HDP a néanmoins bénéficié de l’éclaircie et des espoirs suscités par les pourparlers en vue d’une résolution politique du « conflit kurde ». Aux élections générales du 7 juin 2015, malgré une campagne bouleversée par la reprise des offensives, des attaques violentes, des lynchages et des saccages à l’encontre des représentants et des bureaux de la formation par des ultra-nationalistes turcs, le HDP a recueilli 13,12% des suffrages. Ce résultat lui a permis d’obtenir 80 sièges à l’Assemblée nationale et de devenir le troisième parti politique de Turquie, un succès historique qui lui a également donné la capacité légale, à travers son groupe parlementaire, de s’opposer aux visées politiques les plus controversées du Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan, suscitant ainsi un espoir de changement et de démocratisation sans précédent. Revers de la médaille : devenant un obstacle significatif pour le parti au pouvoir, le HDP allait (re)devenir sa principale cible.

L’après-2015 : retour en force du « politicide » 

Auparavant grain de sable dans les rouages de la machine autoritaire du pouvoir turc, le HDP est devenu en 2015 une menace symbolique et réelle à l’avènement de la « Nouvelle Turquie » promue par l’AKP et ses alliés : un pays réconcilié avec ses traditions turques et islamiques, conservateur et néo-libéral. C’est dans ce contexte qu’une campagne « politicide » s’est déployée, utilisant une large palette de moyens (interdiction de partis, de médias, d’associations, etc.) pour détruire à la racine la manière et les conditions mêmes de possibilité, pour le HDP, de faire de la politique. Orchestrée par une coalition religieuse, nationaliste et conservatrice liant l’AKP et le Parti d’action nationaliste (MHP, formation d’extrême-droite), cette campagne a frappé le mouvement kurde et l’opposition qui s’était agrégée autour de lui, dans une spirale répressive qui n’a fait que s’accentuer depuis. 

À titre d’illustration - car la liste exhaustive des actions légales et extra-légales intentées pour paralyser le HDP excèderait les limites d’un tel article -, disons simplement qu’une vaste campagne de criminalisation et de diabolisation, renouant avec la sempiternelle rhétorique anti-terroriste et qualifiant le HDP d’« extension du PKK » a été initiée par l'alliance AKP-MHP au pouvoir, soutenue par la plupart des partis de l’opposition, c’est-à-dire des partis proche du kémalisme, hostiles au pouvoir en place mais également à la mouvance kurde incarnée par le HDP. Relayée par tous les médias du pays (dont on rappelle qu’une très grande majorité est détenue par des proches ou des clients du gouvernement), elle s’est accompagnée d’une censure stricte qui a privé la formation de la quasi-totalité de ses médias (journaux, radios, chaînes de télévisions locales) et de tout accès aux dans ses médias officiels. De nombreuses associations civiles émanant du mouvement kurde ou travaillant dans divers domaines (écologie, solidarité sociale, culture…) ont, dans la foulée, été fermées. Des enseignants, des fonctionnaires et des syndicalistes ont été licenciés ou mutés, ce qui a achevé de déstabiliser les réseaux et les activités qui soutenaient dans la société les aspirations portées par le HDP dans la sphère électorale.

La vague d’arrestations postérieure aux élections de 20153 a envoyé plus de six mille cadres du HDP, y compris ses coprésidents, un grand nombre de ses députés et co-maires4, derrière les barreaux, une répression exercée par le pouvoir contre toutes celles et tous ceux qui se sont liés au HDP d’une façon ou d’une autre. 

En 2019, le HDP, en dépit de la procédure de dissolution lancée à son encontre, parvient de nouveau à remporter plusieurs villes kurdes importantes lors des élections municipales. Dans près de deux tiers des municipalités des conseils d’arrondissement dirigés par le HDP, maires et élus municipaux, accusés de proximité avec le PKK, sont arrêtés et remplacés par des fonctionnaires directement nommés par l’État, sans organisation de nouvelles élections.

Les députés du parti ayant échappé à l’incarcération se voient souvent frappés de poursuites judiciaires (interdiction de quitter le pays, de créer un parti politique, etc.) et exclus du Parlement, en violation complète de la loi sur l’immunité parlementaire. Plus de 6 millions d’électeurs voient leur vote nié. 

Pour comprendre le retour de l’AKP, depuis près d’une décennie, aux « vieilles méthodes » militaristes et autoritaires - mode de gouvernement privilégié de la Turquie républicaine presque tout au long de son histoire, sous le règne des kémalistes comme sous celui des partisans de la synthèse turco-islamique - il faut pourtant le replacer dans un triple contexte, dans une configuration faite de crises et bouleversements se succédant à vive allure tant à l'échelle nationale qu’à l'échelle internationale, avec le Moyen-Orient comme théâtre d’affrontement. 

À court terme, ce retour à la répression et à la marginalisation du mouvement kurde constitue une action pragmatique de la part du pouvoir d’Ankara qui entend désormais s’appuyer en priorité sur les nationalistes turcs. À moyen terme, il ne s’agit que de la réactualisation d’un tropisme national étatique séculaire contre un mouvement porté par une altérité ethnique qu’il n’est plus aussi facile qu’un siècle auparavant de réunir sous la bannière de la fraternité turco-kurde au nom de l’islam. Enfin, dans une logique de plus long terme, ce retour aux méthodes militaristes reflète le retour en force de l’enjeu de la suprématie au Moyen-Orient. Au plan géopolitique, la déstabilisation de l’État syrien voisin a sonné la relance de la guerre ouverte pour la suprématie régionale, dans un contexte qui a semblé favorable au reis turc - qui se voit en nouveau fer de lance et en bouclier de l’islam - pour la réalisation de ses ambitions néo-ottomanistes.5 Aux yeux de l’AKP, les Kurdes de Syrie, qui se sont très tôt organisés majoritairement selon les principes et les aspirations du paradigme du confédéralisme démocratique (comme la guérilla et le mouvement kurde légal de Turquie depuis le début des années 2000), qui ont proclamé des « cantons autonomes » et qui ont formé des forces d’autodéfense), représentent un obstacle au déploiement de la suprématie de la Turquie, et ce sur un plan symbolique, politique et militaire. 

C’est dans ce triple cadre que s’explique également le soutien d’Ankara aux organisations djihadistes dans le nord de la Syrie et l’intervention de l’armée turque en Irak et en Syrie, où elle gère désormais la « sécurité » au sein de larges zones frontalières pour empêcher l’avancée des Kurdes qui, aussi bien dans le champ civil que dans et par la lutte armée, s’y organisent au nom des principes de la « démocratie radicale » ou du « confédéralisme démocratique ». 

La démocratie a-t-elle une chance en Turquie ?

Alors que le politicide a éliminé en Turquie tous les espaces de contestation à l'échelle nationale comme locale et a poussé sur les routes de l’exil des milliers d’opposants et de journalistes, que des séismes ont ravagé les régions kurdes du pays (et de la Syrie voisine) et que le pays connaît une grave crise économique, à un mois des élections annoncées, dans quelle position se trouve le HDP ? La kyrielle des partis politiques en lice pour ce scrutin se sont efforcés de se regrouper en « blocs », se rassemblant en alliances parfois paradoxales. Des cinq blocs issus des tractations entre partis, si on laisse de côté les deux alliances minoritaires de l’« extrême droite dissidente » [ATA İttifakı, Alliance ATA] et de l’« extrême gauche nationaliste » [Sosyalist Güç Birliği, Union des forces socialistes], deux sont hégémoniques et potentiellement en position de remporter les élections. D’un côté l’Alliance populaire [Cumhur İttifakı], représentant la droite islamiste et nationaliste, qui regroupe l’AKP au pouvoir, l’extrême droite « historique » (MHP) et désormais (coup de théâtre récent qui a laissé perplexe nombre d’observateurs), l’émanation légale du Hizbullah kurde de Turquie (Hüda-Par), qui s’est distingué comme organisation djihadiste ultra-violente (d’abord instrumentalisée puis démantelée par le gouvernement turc) dans la terrible guerre qui a ravagé le Kurdistan de Turquie dans les années 1990. De l’autre, l’Alliance nationale [Millet İttifakı], qui agrège les kémalistes, des islamistes « modérés » ayant quitté l’AKP et d’autres composantes de la droite conservatrice, du centre démocrate-libéral et de l’« extrême droite modérée ». Si la volonté de ravir la direction du pays au président Erdoğan conduit ce second bloc à briguer implicitement les votes des électeurs du HDP, la ligne étatiste et nationaliste turque qui domine en son sein ainsi que le refus de certaines de ses composantes de négocier avec un « parti terroriste » ont conduit les cadres du HDP, dans un contexte plus que précaire, à tenter de constituer une voie alternative sous la forme d’un troisième bloc, l'Alliance pour le travail et de la liberté [Emek ve Özgürlük İttifakı], qui réunit la gauche pro-kurde et démocratique et une demi-douzaine de petits partis turcs d’obédience socialiste. Cette alliance, qui espère évincer l’AKP, semble finalement préférer soutenir le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu contre Recep Tayyip Erdoğan. Le discours public majoritaire semble avoir mis le HDP en position d’arbitrer « entre la peste et la choléra ». 

Au-delà de l’arithmétique électorale, le HDP se trouve dans une impasse. D'un point de vue mathématique (c'est l'un des seuls faits sur lesquels tous les instituts d’opinion s'accordent), avec un potentiel de votes de 11%-13%, voire 15%, il est en mesure de déterminer l'issue de la prochaine bataille électorale. Si elle n’était dramatique, on pourrait qualifier de cocasse cette situation qui place une formation en position d’être « faiseur de roi » par son soutien à un candidat (qu’il appartienne à l’une ou à l’autre des deux grandes alliances), sans aucune perspective que cela ne lui rapporte quoi que ce soit. 

Si le bloc au pouvoir est l’exécutant direct du politicide que j’ai décrit, il faut rappeler que les deux composantes majeures de l'alliance de l’opposition (le kémaliste Parti républicain du peuple et l’ultranationaliste Iyi Parti – Bon Parti) en ont été les complices zélés et continuent de se prononcer ouvertement « contre le processus de paix » entre le gouvernement et la guérilla kurde. Ils considéraient les pourparlers engagés par l’AKP au tournant de la décennie 2010  -avant que celui-ci tourne définitivement la page des « ouverture kurde », « ouverture alévie » et « ouverture démocratique » qui lui avaient permis d’accéder au pouvoir grâce aux voix progressistes qu’il a depuis écrasées - comme sa « faute la plus grave ».  

Au vu de la configuration politique actuelle, le HDP devrait, lors de l’élection présidentielle de mai, faire pencher la balance en faveur de l’alliance de l’opposition emmenée par les kémalistes, en dépit de ses positions anti-kurdes, anti-immigrés et aussi bellicistes que celles de l’AKP-MHP en matière de politique étrangère.

 Le scrutin présidentiel ne constitue pas, pour le HDP, une priorité. Bien plus décisives seront les élections législatives. Pour l’heure, il s’agit surtout d’éviter que ne s’élargisse la fissure qui lézarde déjà l’Alliance pour le travail et la liberté. Certaines composantes, en raison de l’isolement croissant du HDP - qui s’annonce durable - dans les arènes politiques officielles, envisagent déjà de présenter leurs candidats sous leurs propres couleurs aux législatives au lieu de le faire sous la bannière commune, un choix qui diminuerait d’autant les chances de remporter un grand nombre de députés et de constituer une réelle force d’opposition parlementaire. Davantage que vers le cercle vicieux de l’élection présidentielle, le HDP entend se centrer sur la consolidation et la mobilisation de sa base, fort éprouvée ces dernières années. La chute de l’AKP pourrait ouvrir au moins la perspective d’une reconquête et d’une reconstruction progressive des espaces et des réseaux détruits ou perdus sur le terrain du social, des idées et de la solidarité. 

Photo de couverture : Istanbul, avril 2015, meeting de soutien au 
Parti démocratique des peuples lors du lancement de la campagne électorale de 2015. Crédit photo : Wirestock Creators pour Shutterstock.

  • 1. Cf. Drechselová, L. (2020), Local Power and Female Political Pathways in Turkey - Cycles of Exclusion, Palgrave Macmillan.
  • 2. Kutan, B. & Çelik, A. (2021), “Prefiguring Post-National Futures: The case of the Peoples’ Democratic Congress (HDK) in Turkey", ESRC Grant No: ES/R00403X/1. Final Project Report. Brighton: University of Sussex.
  • 3. À l’issue des élections de juin 2015, le succès du HDP prive l’AKP de la majorité absolue qui lui aurait permis de gouverner seul. En perspective d’un nouveau scrutin qu’il programme pour novembre (et qui lui permettra en effet de retrouver sa majorité absolue), le pouvoir déclenche une vague d’arrestations contre les élites kurdes. Signalons que de façon concomitante, le processus de dialogue entre l’État et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est définitivement abandonné, ce qui permet à Erdoğan d’assimiler le HDP au PKK et de justifier la répression.
  • 4. Chaque institution kurde (parti, municipalité, association etc.) est co-dirigée par un binôme homme/femme (pour les postes officiels, seul l’un des deux codirigeants est reconnu par l’État et l’administration, mais dans la pratique, chaque poste est assumé à deux de manière paritaire, un principe instauré par le mouvement kurde en vue de féminiser la vie politique et d’instaurer du dialogue, de l’horizontalité et du partage de responsabilité dans la prise de décision).
  • 5. Celik, A (2021). « La proposition kurde et le HDP : l'espoir d'une troisième voie ? », Le Monde hors-série « Où va la Turquie ? », n°78, pp. 50-51.
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