La politique de voisinage de l’Union européenne face aux transformations politiques à l’Est

01/2016

L’Union européenne (UE) a été conceptualisée comme une « puissance transformatrice » (‘transformative power’1), mobilisant une gamme variée d’instruments pour accompagner le changement politique dans les pays candidats et les États de son voisinage. Cette puissance s’exerce de manière douce (‘soft power’2), par la diffusion de normes, d’idées et de modèles institutionnels. Elle repose sur le postulat de l’attractivité de l’UE au-delà de ses frontières. Lancée en 2003-2004, la Politique européenne de voisinage (PEV) entend utiliser cette attractivité pour inciter les pays situés aux marches orientales et méridionales de l’UE3 à entreprendre des réformes, en échange d’une intégration plus poussée avec l’Union. Le renforcement de la démocratie, de l’État de droit et des libertés fondamentales figurent en bonne place des priorités des Plans d’Action, les documents-clés de la PEV signés avec les pays partenaires au milieu des années 20004.

Pourtant, les révolutions de couleur (en Géorgie en 2003, puis en Ukraine en 2004) et le mouvement EuroMaïdan en Ukraine à l’automne 2013 donnent à voir, à une décennie d’intervalle, une image paradoxale de la puissance transformatrice européenne. Ils témoignent aussi bien de la force d’attraction de l’Union européenne que des contraintes qui grèvent son ambition transformatrice. Si elles témoignent avant tout de l’exaspération à l’encontre de gouvernants corrompus ou liés à de puissants oligarques, les manifestations qui ont récemment secoué l’Arménie5 et la Moldavie6 reflètent également les difficultés de l’Union européenne à initier des réformes approfondies dans son voisinage oriental.

Comment l’Union européenne a-t-elle appréhendé ces mouvements de contestation et, de manière plus générale, quel est le rapport de sa politique de voisinage aux transformations politiques dans les pays post-soviétiques qui en sont partenaires ? Pour comprendre tant les ressorts que les limites du ‘transformative power’ de l’Union européenne, cet article entend interroger, dans une perspective diachronique, le rapport de l’UE au changement politique et la nature des transformations qu’elle entend susciter dans son voisinage oriental. La première partie analyse le rôle de l’Union européenne dans les processus de contestation des pouvoirs et de mobilisation politique à l’est. Elle s’attache notamment à mesurer l’évolution des réponses apportées par l’UE aux changements politiques dans l’espace post-soviétique. La deuxième partie déplace la focale d’analyse vers les politiques européennes (politique de voisinage et Partenariat oriental) et explore la façon dont l’Union européenne appréhende les transformations politiques et les inscrit dans les réformes qu’elle préconise.

 

Une politique de voisinage en décalage avec les transformations politiques aux marches orientales de l’UE

Si l’Union européenne propose, dès 1995, une architecture d’ensemble pour son partenariat avec les pays du sud de la Méditerranée (« Processus de Barcelone »), il faut attendre les débuts de la politique de voisinage pour qu’une vision stratégique soit formulée à l’égard des pays d’ex-URSS. Cela ne signifie pas pour autant que l’UE, dans les années 1990, s’était désintéressée des transformations politiques affectant l’espace post-soviétique. Mais elle s’était contentée de les accompagner (par des accords de partenariat et de coopération instaurant un dialogue politique et comportant des clauses « droits de l’homme », par des projets d’assistance technique ciblant l’appui à la démocratisation7) plutôt que de tenter de les initier ou de les infléchir. Ces ambitions modestes s’expliquent tant par le regard que porte alors l’UE sur l’ex-URSS que par les limites intrinsèques de la politique étrangère européenne dans les années 1990. L’espace post-soviétique était alors encore largement une terra incognita pour une Union européenne concentrée sur son processus d’élargissement aux pays d’Europe centrale8 et disposant d’une boîte à outils diplomatique centrée sur l’économie. C’est donc seulement au début des années 2000, à l’approche de l’élargissement aux pays d’Europe centrale, que l’Union européenne engage une réflexion d’ensemble sur la nature des relations futures avec les anciennes républiques soviétiques.

Un rôle diffus dans les « révolutions de couleur »
La problématique des transformations politiques s’inscrit néanmoins d’emblée sur l’agenda de la politique de voisinage à l’est. Les « révolutions de Couleur » en Géorgie et en Ukraine se déroulent en effet au moment même où l’UE formule et lance sa politique de voisinage, en 2003-20049. Cependant, en dépit de cette simultanéité, l’interaction entre les deux processus est ténue.
D’une part, l’influence de l’Union européenne sur les « révolutions de couleur » est diffuse. Ces mouvements impliquent avant tout des acteurs locaux, bien que l’Union européenne ait joué un rôle central de référentiel, en Ukraine notamment. Des fondations et organisations non-gouvernementales occidentales présentes dans les deux pays depuis les années 1990 ont certes appuyé les protestations au lendemain d’élections (parlementaires en Géorgie, présidentielles en Ukraine) falsifiées10. Mais le rôle de l’Union européenne elle-même est ténu. Alors peu présente dans le Caucase du sud, l’UE est un acteur secondaire en Géorgie11. En Ukraine, les réformes démocratiques n’étaient pas la priorité de l’assistance européenne avant la « révolution orange »12. Au cours de celle-ci, l’UE a surtout joué un rôle de médiation dans l’organisation d’un nouveau scrutin. Encore ce rôle a-t-il principalement été assumé par le président d’un pays récemment entré dans l’Union, le président polonais Aleksandr Kwasniewski, agissant aux côtés du président lituanien Adamkus et d’un Haut représentant pour la politique étrangère de l’UE, Javier Solana, alors réticent à s’engager en l’absence d’un mandat clair des Etats membres13.

Par ailleurs, les changements politiques intervenus en Géorgie et en Ukraine n’ont pas fondamentalement altéré la stratégie de l’Union européenne dans ces deux pays14. La « révolution de la Rose » en Géorgie renforce l’intérêt européen pour le Caucase du sud, jusqu’alors placé à l’écart de la nouvelle politique de voisinage. Elle est l’un des facteurs qui pousse l’UE, sous l’impulsion du Parlement européen, à intégrer l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan à la PEV en 2004. Pour les nouvelles élites politiques géorgiennes, cette inclusion dans la politique de voisinage est fondamentale : le soutien de l’Occident est considéré comme une condition sine qua non de la sécurité du pays15. En Ukraine, si elle conduit à un renforcement de l’assistance européenne en faveur de la démocratisation et de la société civile, la « révolution Orange » n’altère pas l’approche européenne à l’égard de l’Ukraine16. Elle ne donne lieu qu’à des modifications mineures du Plan d’action négocié avec les précédentes autorités, sans que soient proposées de nouvelles incitations en faveur des réformes.

Ainsi, alors que les autorités russes les croient fomentées par les États-Unis et dans une moindre mesure l’Union européenne, agissant par l’intermédiaire de fondations et d’organisations non gouvernementales, les « révolutions de couleur » du début des années 2000 restent avant tout des processus guidés par des acteurs locaux, qui font intervenir des dynamiques politiques et sociétales propres à chaque pays. L’Union européenne y joue un rôle diffus, qui s’articule davantage autour des valeurs qu’elle incarne et auxquelles aspirent les populations géorgienne et ukrainienne que d’une action systématique d’appui à la démocratisation. Pour les élites politiques des deux pays, l’Union européenne est surtout perçue au prisme des relations avec la Russie, comme un contrepoids à celle-ci17.

Politique de voisinage et mobilisations politiques dans l’espace post-soviétique: un lien ténu

Le rôle de l’Union européenne dans les transformations politiques se renforce-t-il avec le développement de la politique de voisinage au cours des années 2000, puis le lancement du Partenariat oriental en 2009 ? Les processus de contestation observés au tournant des années 2010, puis tout récemment dans plusieurs pays du voisinage oriental mobilisent-ils davantage des acteurs extérieurs que les « révolutions de couleur » ?

La comparaison conduite par Lucan Way et Steven Levitsky entre les processus de démocratisation en Europe centrale et dans l’espace post-soviétique conduit à formuler l’hypothèse d’une influence renforcée de l’Union européenne dans les transformations de l’espace post-soviétique après le lancement de la politique de voisinage. Fondant leur étude sur le contraste entre une Europe centrale « relativement démocratique » et un espace post-soviétique « hautement autocratique »18, Levitsky et Way identifient le rôle des acteurs extérieurs comme le facteur essentiel pour expliquer la divergence de trajectoire politique entre les deux régions. En particulier, la densification des liens (« linkages ») avec l’Union européenne et les États-Unis (dans le cadre du processus d’accession à l’UE et à l’OTAN) a procuré aux acteurs occidentaux des leviers d’influence (« leverage ») sur les pays d’Europe centrale, favorisant ainsi leur démocratisation. Levitsky et Way expliquent alors l’autoritarisme persistant dans l’espace post-soviétique par la faiblesse des liens avec l’Union européenne et les États-Unis et l’absence de leviers d’influence de ces derniers. En suivant ce raisonnement, la densification des relations avec l’UE depuis le début des années 2000 devrait aboutir, en renforçant les leviers d’influence de l’UE, à accélérer les transformations politiques dans le voisinage oriental.

Or plusieurs constats invalident cette hypothèse.
Tout d’abord, si les trajectoires de réformes dans le voisinage oriental de l’UE restent extrêmement diverses, aucun des six pays partenaires de l’UE (pas même les deux pays où se sont déroulées les « révolutions de couleur ») n’a suivi de trajectoire linéaire vers la démocratisation. L’Ukraine, longtemps présentée par l’UE comme un pays pionnier dans le cadre de la politique de voisinage, a par exemple connu une net tournant vers l’autoritarisme sous la présidence Ianoukovitch. La Géorgie de Saakachvili, concentrant l’essentiel du pouvoir dans les mains de l’exécutif, a elle aussi montré une inflexion autoritaire, évidente notamment au moment de la violente répression des manifestations de l’automne 2007. Si les élections d’octobre 2012 ont donné lieu à la première alternance démocratique dans le pays, la pratique du pouvoir (en particulier, les arrestations d’anciens membres de l’équipe Saakachvili et la récente tentative de prise de contrôle de la chaîne de télévision Rustavi 2) continue de refléter l’intervention de l’exécutif (ou de proches de l’exécutif), tant dans le système judiciaire que dans les médias. Si aucun des pays du Partenariat oriental ne s’est engagé de manière continue dans des transformations démocratiques, certains, à l’instar de l’Azerbaïdjan ont en revanche consolidé leur système autoritaire.
Ces évolutions interrogent le positionnement de l’Union européenne face aux transformations politiques dans l’espace post-soviétique. Un rapide passage en revue des processus de contestation montre que l’Union européenne est restée en marge des mouvements de mobilisation qui ont émaillé le voisinage oriental ces dernières années. En Ukraine fin 2013, comme en Moldavie en 2009, les valeurs portées par l’UE représentent un référentiel central pour les manifestants. Ainsi, c’est la décision du président Viktor Ianoukovitch de suspendre la signature de l’Accord d’association qui a déclenché la mobilisation des manifestants sur la place Maïdan. Pourtant, l’Union européenne a tardé à répondre aux répressions violentes du mouvement de protestation EuroMaïdan. Ce n’est qu’en février 2014, trois mois après le début des protestations et de leur répression, qu’elle a introduit des sanctions ciblées à l’encontre des proches de Viktor Ianoukovitch et des responsables des répressions policières à Kiev19. L’Union européenne a fait preuve de réactions similaires (tardives et marginales) dans d’autres pays du voisinage oriental. Ainsi, tout récemment en Arménie, elle s’est bornée à dénoncer les violences policières à l’encontre des manifestants du mouvement "#Electric Yerevan". En Moldavie, c’est lors d’une visite à Chișinău six mois après l’annonce de la disparition d’un milliard de dollars que la commissaire au Commerce, Cecilia Malmström, a exprimé sa préoccupation face au scandale bancaire à l’origine des protestations20. Dans les récents mouvements de contestation à Chișinău et Erevan, la place de l’Union européenne comme référentiel dans les manifestations est d’ailleurs secondaire, voire inexistante (par exemple en Arménie).

Ces mouvements de protestation expriment avant tout une frustration à l’égard d’autorités corrompues et faisant un usage démesuré de la force. Sur la place Maïdan, les slogans initiaux centrés sur l’identification à l’Europe ont ainsi fait place dès les premières violences perpétrées des forces de l’ordre à des mots d’ordre dénonçant la brutalité du régime, puis appelant à sa chute. En Arménie comme en Moldavie, c’est avant tout un système de gouvernance que dénoncent les protestataires. Dans les trois cas évoqués brièvement ci-dessus, la contestation se développe certes avec en toile de fond la concurrence entre deux projets d’intégration économique portés par l’UE et la Russie (les Accords d’association et de libre-échange complet et approfondis proposés par l’UE, l’Union économique eurasienne initiée par la Russie). Mais ce sont bien les failles des transformations politiques depuis le début des années 1990 qui sont à la racine des protestations dans chaque pays.

Exercée tardivement lors des mobilisations politiques, la « diplomatie déclaratoire » de l’Union européenne est dissociée de toute conditionnalité politique21. Ainsi, c’est seulement après la condamnation de Ioulia Timochenko, en octobre 2011, que l’Union européenne a réfléchi à l’instauration d’une conditionnalité politique en Ukraine. Cette conditionnalité, liée à la signature de l’Accord d’association, est décidée par le Conseil des ministres fin 201222. Pourtant, tant les décisions antérieures des autorités ukrainiennes (ainsi l’annulation de la réforme constitutionnelle de 2004, décidée dès septembre 2010) que les évolutions politiques du pays (ainsi la tenue des élections locales de 2010) laissaient présager d’un glissement vers l’autoritarisme. L’Azerbaïdjan est un autre exemple flagrant de l’absence de conditionnalité politique. Le pouvoir a procédé, depuis mi-2014, à l’arrestation de plusieurs défenseurs des droits de l’homme et à la fermeture d’organisations non gouvernementales. Pourtant, seul le Parlement européen a dénoncé la mise au pas de la société civile, dans une résolution (non contraignante) de septembre 201523.

Avec la politique européenne de voisinage, l’Union européenne n’a ni modifié sa réponse aux mouvements de mobilisation civique, ni renforcé son influence dans le processus de transformations politiques dans l’espace post-soviétique. Cette continuité s’explique pour partie par le fonctionnement même de l’action extérieure européenne et en particulier, par son caractère intergouvernemental et le rôle-clé du consensus, pourtant de plus en plus difficile à obtenir dans une Union élargie.

Une conception technocratique des transformations
dans le voisinage oriental

Ce décalage entre d’une part, des mouvements de contestation faisant souvent appel aux valeurs européennes ou revendiquant une intégration plus poussée avec l’UE, et d’autre part, la réaction tardive et limitée de l’Union européenne invite à s’interroger sur la nature des transformations que celle-ci entend promouvoir dans son voisinage oriental.
Une analyse plus poussée des instruments mis en place dans le cadre de la politique de voisinage et du Partenariat oriental, lancé en 2009, met en lumière les paradoxes de l’action européenne en matière de promotion de la démocratie.

L’Union européenne a récemment renforcé sa boîte à outils conceptuelle et opérationnelle de promotion de la démocratie dans son voisinage. Depuis 2011 (en réaction aux bouleversements politiques dans les pays du sud de la Méditerranée), elle s’attache à promouvoir une nouvelle approche privilégiant une « démocratie saine » et « approfondie », définie comme « le type de démocratie qui dure parce que le droit de vote est assorti du droit de s'exprimer librement, de former des partis politiques d'opposition et d'être jugé de manière impartiale par des juges indépendants, le droit à la sécurité assurée par des forces de police et une armée fiables, et un accès à une fonction publique compétente et intègre »24. Au-delà du critère de base que constituent des élections libres et régulières, l’Union entend donc jauger les transformations politiques à l’aune de la pratique du pouvoir et renforcer la différenciation entre pays partenaires en fonction des progrès de chacun. Elle a également créé de nouveaux instruments, tels que le Fonds européen pour la Démocratie (FEDEM, ou European Endowment for Democracy), pour « soutenir les acteurs locaux du changement démocratique dans le voisinage ». Le FEDEM a notamment pour objectif d’appuyer les acteurs les plus vulnérables de la société civile ("supporting the unsupported")25, quelle que soit la source de leur vulnérabilité (par exemple, durcissement de la législation dans le cadre de régimes autoritaires, ou absence de pratique des financements internationaux conduisant à une fragilité financière).

Tant l’évolution de la définition de la démocratie (une démocratie réelle et plus seulement formelle) que celle des bénéficiaires de l’appui européen entendent répondre aux critiques précédemment formulées à l’encontre de l’Union, d’abord au Sud de la Méditerranée mais également à l’Est de l’Europe. Ainsi, la focalisation excessive de l’Union européenne sur le dialogue avec les gouvernements des pays voisins a-t-elle été critiquée notamment en Ukraine et en Moldavie. En Ukraine, l’UE a certes noué des liens avec les organisations non gouvernementales, mais celles-ci sont restées à l’écart de son dialogue avec les autorités26. En Moldavie, la société civile a vivement critiqué l’UE, accusée de complaisance avec un gouvernement affichant ses ambitions pro-européennes mais jugé corrompu par beaucoup d’ONG du pays27. Dans l’ensemble du voisinage oriental, les organisations de la société civile n’ont pas été associées à la supervision de l’utilisation des fonds européens, alors même que ceux-ci sont désormais en majorité versés directement aux gouvernements des pays partenaires (par le mécanisme de l’appui budgétaire) en échange de réformes sectorielles. Dès lors, la pratique des relations UE-pays voisins, centrée sur le dialogue avec les gouvernements, conduit de fait à marginaliser la société civile, quel que soit l’appui que l’UE fournit à celle-ci par ailleurs.

Émanant en grande partie de la société civile des pays partenaires, ces critiques touchent aux fondements même de l’action européenne dans son voisinage, notamment depuis le lancement du Partenariat oriental. Au cours des six dernières années, l’Union européenne a placé en tête de ses priorités l’harmonisation législative avec des normes techniques (européennes et internationales) en vue de conclure des Accords d’association et de libre-échange complet et approfondi et de mener à bien le processus de libéralisation des visas. Les pays partenaires engagés dans ces négociations28 doivent reprendre la majeure partie de l’acquis communautaire en matière de commerce, c’est-à-dire l’ensemble des règles européennes dans des secteurs tels que la propriété intellectuelle, les standards sanitaires et phytosanitaires, les obstacles au commerce et la concurrence. Pour certains chercheurs, cette coopération fonctionnelle correspond à un tournant dans l’approche européenne de la promotion de la démocratie29. Elle complète les stratégies traditionnelles de "leverage", défini comme une démarche top-down utilisant la conditionnalité politique pour inciter les élites des pays partenaires à accomplir des réformes politiques, et de "linkage", défini comme une démarche bottom-up d’appui à la société civile pour susciter des changements30. Les politiques sectorielles de l’UE comprennent en effet des clauses impliquant la mise en place d’une gouvernance démocratique31. Ainsi, l’Union européenne ne ciblerait plus les institutions politiques en tant que telles, mais promouvrait indirectement la démocratie par l’inclusion de principes démocratiques (tels que la transparence, la participation, la responsabilité des autorités) dans la coopération sectorielle.

Pourtant, la pratique du Partenariat oriental montre que l’Union européenne n’a suscité qu’occasionnellement l’incorporation de principes démocratiques. L’UE a en revanche mis l’accent sur les normes relatives à la sûreté (par exemple celle des marchandises destinées à accéder au marché européen). Le processus de libéralisation des visas fournit une illustration de cette hiérarchie. Il suppose en effet l’adoption de normes liées, d’une part, à la démocratie et au respect du droit de l’homme (par exemple en matière de droit d’asile, d’accueil des réfugiés, de non-discrimination) et d’autre part à la sécurité et à la lutte contre les migrations irrégulières. Or les recherches conduites montrent que dans la pratique des relations (notamment dans ses évaluations des réformes accomplies par les pays partenaires), l’Union européenne a toujours accordé une priorité plus grande aux secondes par rapport aux premières32. Ce constat d’une attention moindre aux changements politiques est corroboré par le fait que l’UE ait accepté le statu quo politique dans les pays du voisinage oriental s’engageant dans un processus d’association. Dans le cadre des accords d’association et de libre-échange complet et approfondi, l’UE s’est en effet attachée à promouvoir une conditionnalité technique et non des exigences liées à la démocratie (à l’exception de l’Ukraine après 2012)33. Ainsi, plusieurs pays du Partenariat oriental, à l’instar de l’Arménie au cours de la période 2010-2013 ou de la Moldavie, ont entrepris des réformes substantielles pour aligner leur législation commerciale et leurs standards techniques sur ceux de l’Union européenne, sans pour autant que les pratiques politiques des autorités et le système de gouvernance de ces pays soient appelés à évoluer. Dès lors, l’ « européanisation » s’est imposée, pour les élites de ces pays, comme une stratégie de survie politique. Cela a par exemple été le cas en Arménie de 2010 à 2013, alors que les autorités au pouvoir étaient fragilisées tant par le contexte régional après la guerre en Géorgie, que les tensions persistantes à la suite de la violente répression des manifestations post-électorales de 200834. La mise en place des réformes demandées par l’Union européenne a été d’autant plus aisée que celles-ci correspondaient au besoin de modernisation du pays, sans pour autant induire des coûts politiques pour l’élite au pouvoir.

Ces exemples relativisent la portée des transformations politiques que l’Union européenne entend susciter ou accompagner dans son voisinage oriental. La politique de voisinage ne poursuit pas comme objectif premier la démocratisation mais bien la stabilisation des pays partenaires et le développement de liens par la coopération fonctionnelle et l’alignement sur l’acquis communautaire35.


L’Union européenne conserve, dans le voisinage oriental, une force d’attraction considérable. Pour l’ensemble des pays du Partenariat oriental, l’Union européenne est d’abord un contrepoids géopolitique face à une Russie qui considère la région comme son « étranger proche ». Pour beaucoup des pays inclus dans la politique de voisinage (à l’exception de la Biélorussie et de l’Azerbaïdjan), l’Union européenne est également la seule à proposer un modèle de réformes viable et propice à la modernisation, en contraste avec la Russie dont l’Union eurasiatique suscite doutes et craintes.
Cependant, si la politique de voisinage et plus encore avec le Partenariat oriental constituent un modèle de développement qui fait défaut dans la région, si les normes européennes sont devenues un référentiel incontournable, l’Union européenne peine à influencer les transformations politiques dans les États post-soviétiques.

Cela tient surtout à la nature du changement qu’elle entend promouvoir dans son voisinage oriental et aux objectifs qu’elle y poursuit. Les solutions qu’elle propose ont pour but de parvenir au triptyque « prospérité, stabilité, sécurité » qui sont les objectifs-clés que l’UE poursuit dans son voisinage. L’Union européenne entend promouvoir un changement graduel par la diffusion de normes et standards qui sont au cœur même de son processus d’intégration et par des méthodes adaptées de sa politique d’élargissement. La boîte à outils de sa politique de voisinage est donc très largement inspirée par ses propres expériences et peu adaptée dans l’immédiat au contexte post-soviétique, aux circonstances régionales (face à une Russie n’hésitant pas à user de la coercition) et aux aspirations des pays voisins (qu’elles soient politiques ou sécuritaires).

  • 1. Heather Grabbe, The EU's Transformative Power. Europeanization through Conditionality in Central and Eastern Europe, Londres: Palgrave McMillan, 2005; Tanja A. Börzel, Thomas Risse, “The transformative Power of Europe. The European Union and the Diffusion of Ideas”, KfG Working Paper n°1, 2009.
  • 2. Joseph S. Nye, “Soft power”, Foreign Policy, Fall 1990; “Soft Power and American Foreign Policy”, Political Science Quarterly, 119 (2), 2004, pp. 255-270.
  • 3. La politique européenne de voisinage inclut, à l’est, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine, et au sud l’Algérie, l’Autorité palestinienne l’Egypte, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, la Syrie et la Tunisie.
  • 4. Le Plan d’action signé avec l’Ukraine mentionne ainsi en tête de liste « le renforcement de la stabilité et de l’efficacité des institutions garantissant la démocratie et l’État de droit ; le déroulement démocratique des élections présidentielles et parlementaires, en conformité avec les standards de l’OSCE ; la garantie du respect de la liberté des médias et de la liberté d’expression ». EU-Ukraine ENP Action Plan, 2005.
  • 5. Initialement organisées via les réseaux sociaux, les manifestations du mouvement « Erevan électrique » (#Electric Yerevan) ont réuni en juin-juillet 2015 des milliers de personnes protestant contre la hausse (en dépit des promesses des autorités) des tarifs de l’électricité. Ces protestations interviennent dans un contexte de crise économique, alors que le secteur énergétique arménien est passé sous le contrôle d’entreprises russes. Les Réseaux d’électricité d’Arménie (ENA) appartiennent ainsi au Russe Inter-RAO.
  • 6. À l’appel de la plate-forme civique « Dignité et Vérité », des dizaines de milliers de personnes ont protesté à Chișinău au printemps, puis en septembre-octobre 2015 contre la corruption généralisée, la captation des ressources administratives et financières par les dirigeants des partis au pouvoir, et le contrôle des institutions par les principaux oligarques du pays. La « disparition » d’un milliard de dollars (soit 15% du produit intérieur brut moldave), constatée début avril par la Banque centrale de Moldavie, a été l’élément déclencheur de la contestation.
  • 7. Notamment le programme « Démocratie », créé pour les pays d’Europe centrale et orientale et étendu en 1993 aux pays issus de l’URSS. Ce programme avait pour objectifs : - « l’acquisition et la mise en œuvre des connaissances et des techniques concernant la pratique parlementaire, par des groupes d’hommes politiques représentatifs de divers partis ; - le renforcement d’organisations non gouvernementales et d’associations qui, par leur vocation comme par leurs activités, contribuent de façon permanente à promouvoir le développement d’une société démocratique et pluraliste ; - le transfert de compétences spécialisées et de savoir-faire dans les domaines des pratiques démocratiques et de la règle de droit aux groupements professionnels et autres associations des pays concernés ». Commission européenne, Final Report. Evolution of the Phare and Tacis Democracy Programme, 1992-1997, Bruxelles, 1998.
  • 8. Laure Delcour, Shaping the Post-Soviet Space? EU Policies and Approaches to Region-Building, Farnham: Ashgate, 2011.
  • 9. Commission européenne, L’Europe élargie-Voisinage: un nouveau cadre pour nos relations avec nos voisins de l’Est et du Sud, Bruxelles, 11 mars 2003, COM (2003) 104 final ; European Neighbourhood Strategy Paper, COM (2004) 373 final, 12 May 2004.
  • 10. Marina Muskhelishvili, Gia Jorjoliani, “Georgia’s Ongoing Struggle for a Better Future Continued: Democracy Promotion through Civil Society Development”, Democratization 16 (4), 2009, pp. 682–708.
  • 11. Damien Helly, “EU’s Influence in its Eastern Neighbourhood: The Case of Crisis Management in the South Caucasus”, in: Laure Delcour, Elsa Tulmets, Pioneer Europe? Testing European Foreign Policy in the Neighbourhood, Baden-Baden: Nomos, pp. 191-202.
  • 12. Susan Stewart, “Democracy promotion before and after the ‘colour revolutions’ », Democratization, 16 (4), 2009, p.650.
  • 13. Michael MacFaul and Richard Youngs, “Ukraine: External Actors and the Orange Revolution”, in: Kathryn Stoner, Michael MacFaul (dir.), Transitions to Democracy: A Comparative Perspective. Washington: John Hopkins University Press, 2013, pp.120-144.
  • 14. Susan Stewart, op.cit., p.650.
  • 15. David Lane, “’Coloured Revolution’ as a Political Phenomenon”, Journal of Communist Studies and Transition Politics, 2009, vol.25, n°s 2-3, p.129.
  • 16. Iryna Solonenko, “External democracy promotion in Ukraine: the role of the European Union”, Democratization, 16 (4), 2009, p.711.
  • 17. Kataryna Wolczuk, “Integration without Europeanisation: Ukraine and its Policy towards the European Union”, EUI Working Papers RSCAS n°2004/15.
  • 18. Steven Levitsky, Lucan A. Way, “Linkage, Leverage, and the Post-Communist Divide”, East European Politics and Societies, 27(21), 2007, pp. 48-66.
  • 19. Conseil de l’Union européenne," Council Conclusions on Ukraine/ Foreign Affairs Council meeting", Bruxelles, 20 février 2014
  • 20. Cecilia Malmström, “The EU and Moldova - Partners for Growth”, discours prononcé lors de la conference “Making the Most of the DCFTA”, Chișinău, 23 octobre 2015
  • 21. La Biélorussie fait exception.
  • 22. Conseil de l’Union européenne,"Council conclusions on Ukraine 3209th FOREIGN AFFAIRS Council meeting”, Bruxelles, 10 December 2012
  • 23. Parlement européen, European Parliament resolution of 10 September 2015 on Azerbaijan (2015/2840(RSP)
  • 24. Commission européenne et Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Une stratégie nouvelle pour un voisinage en mutation, COM (2011) 303, Bruxelles, 25 mai 2011.
  • 25. « Les bénéficiaires du Fonds, qui seront soutenus de manière impartiale, peuvent être, entre autres, des mouvements pro-démocratie et d'autres acteurs pro-démocratie favorables à un multipartisme pluraliste fondé sur une assise démocratique, des mouvements et des acteurs sociaux, des organisations de la société civile, de jeunes dirigeants (notamment dans le cadre d'un programme d'invitation européen s'adressant aux jeunes qui ont montré leur intérêt pour la démocratisation), des médias et des journalistes indépendants (y compris des blogueurs, des militants des médias sociaux, etc.), des organisations non gouvernementales, notamment des fondations et des établissements d'enseignement fonctionnant également en exil, à condition qu'ils adhèrent tous aux valeurs démocratiques essentielles, qu'ils respectent les droits de l'homme et qu'ils souscrivent aux principes de la non-violence ». Conseil de l’Union européenne, « Déclaration sur la création d'un Fonds européen pour la démocratie », Bruxelles 20 décembre 2011. Cf. également site Internet du Fonds européen pour la démocratie,
  • 26. Iryna Solonenko, The EU’s ‘transformative power’ towards the Eastern neighbourhood: the case of Ukraine, Berlin: Institut für Europäische Politik, 2010.
  • 27. Focus groupe avec des acteurs de la société civile moldave, organisé à Chișinău en mai 2014 dans le cadre du projet ANR EUIMPACTEAST (« Exploring the impact of the European Union on Domestic Change in post-Soviet Countries »).
  • 28. Quatre pays (l’Arménie, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine) ont finalisé des négociations pour Accords d’association et de libre-échange complet et approfondi avec l’UE ; trois d’entre eux (la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine) ont signé ces accords en juin 2014.
  • 29. Sandra Lavenex, Frank Schimmelfennig, “EU Democracy Promotion in the Neighbourhood: From Leverage to Governance?” Democratization 18 (4), 2011, p.887.
  • 30. Ibid., p.885.
  • 31. Tina Freyburg, Sandra Lavenex, Frank Schimmelfennig, Anne Wetzel,“Democracy promotion through functional cooperation? The case of the European Neighbourhood Policy”, Democratization, 18 (4), 2011, pp. 1026-1054.
  • 32. Florian Trauner, Imre Kruse, Bernhard Zielinger, “Values versus Security in the External Dimension of the EU Migration Policy: A Case Study on the EC Readmission Agreement with Russia” in Noutcheva, G., Pomorska, K., Bosse, G., Values versus security? The choice for the EU and its neighbours, Manchester University Press, 2013, pp.201-217.
  • 33. Laure Delcour, Kataryna Wolczuk, “Spoiler or facilitator of democratization?: Russia's role in Georgia and Ukraine”, Democratization, 22 (3), pp.459-478.
  • 34. Laure Delcour, Kataryna Wolczuk, “The EU’s Unexpected ‘Ideal Neighbour’? The Perplexing Case of Armenia’s Europeanisation”, Journal of European Integration, 2015, pp.491-507.
  • 35. Nariné Ghazaryan, The European Neighbourhood Policy and the democratic values of the EU, Oxford and Portland: Hart Publishing, 2014.
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