Démocratie fatiguée : le cas tchèque

02/2015

Dans toute l'Europe centrale et orientale, on peut faire le même constat : des élections et l’existence formelle d’institutions démocratique ne suffisent pas à donner substance au processus démocratique.

La République tchèque (et cela vaut en partie aussi pour la Slovaquie) représente un cas intermédiaire entre Pologne et Hongrie. Le pays présente toutes les apparences d’une démocratie stable où les élections sont un enjeu de gouvernement et non de régime comme à Kiev ou à Belgrade. Les législatives de 2013 ont porté au pouvoir une coalition formée autour du Parti social-démocrate, l’un des deux pôles qui, depuis vingt ans, structure le système partisan tchèque. Personne ne remet explicitement en cause le régime politique ; l’économie, tirée par sa voisine allemande, a surmonté la crise, le pays ne connaît ni mouvements sociaux ni problèmes de minorités (la xénophobie à l’égard des Roms reste très localisée au Nord de la Bohême et de la Moravie). Après le départ de Vaclav Klaus de la présidence, la République tchèque a retrouvé une relation apaisée avec l’Union européenne ; le pays fait aujourd’hui profil bas, une position très éloignée des discours provocateurs du précédent chef de l’Etat. 

Au-delà de ce tableau rassurant, l’envers du décor est moins brillant. Le vingt-cinquième anniversaire de la révolution de velours de 1989 n’a pas vraiment été célébré en novembre dernier. Les médias ont préféré parler des « événements de novembre ». Le contraste était saisissant avec les cent mille personnes venues le 9 novembre à Berlin fêter la chute du Mur. Ce n’est qu’après les propos désobligeants du président Milos Zeman sur les « révolutionnaires » de 1989 et le moment qui a donné naissance à la révolution de velours, le « massacre » du 17 novembre (intervention musclée de la police contre un cortège d’étudiants), qu’une manifestation de jeunes a revisité les lieux pour protester contre le chef de l’Etat. Celui-ci s’était déjà distingué quelques jours auparavant par des propos sévères envers l’opposant russe Mikhail Khodorkovsky et des paroles ouvertement grossières à l’égard des Pussy riots1.

L’introduction de l’élection du président de la République au suffrage universel n’a pas vraiment apporté le renouveau démocratique escompté, mais quelque peu déstabilisé un système fondé sur une Constitution parlementaire (où le président était élu par les deux Chambres du parlement). Un président fort de sa légitimité populaire face à un parlement faible fait craindre à certains une dérive présidentielle du régime qui, selon Petr Pithart, ancien président du Sénat, illustre une tendance vers un modèle « oriental » qui favorise la concentration des pouvoirs2.

Ce risque est renforcé par la décomposition du système partisan et la fragilité de l’actuelle coalition gouvernementale. Aux élections législatives d’octobre 2013, environ 40% des voix se sont portées sur les partis traditionnels : le Parti démocrate-civique (ODS), qui après avoir dominé la politique tchèque pendant vingt ans est aujourd’hui à 7% dans les sondages, et le Parti social-démocrate (autour de 20%), profondément divisé et menacé d’une scission orchestrée par le Président Milos Zeman. On assiste à la fois à une fragmentation du paysage politique et à l’émergence de nouveaux mouvements « antipolitiques », qui remettent en cause les partis et plus généralement les élites politiques3. Certains, comme le mouvement Usvit (Aube), dirigé par Tomio Okamura, préconise la défiance et le recours au référendum d’initiative populaire comme remède à tous les maux. Le mouvement ANO (Oui), créé moins d’un an avant les dernières élections législatives par le milliardaire slovaque Andrej Babis, a fait une percée spectaculaire (18,66% des suffrages) au scrutin d’octobre 2013. Son inspirateur n’a cependant pas précisé à quoi il disait « oui » et s’est contenté de formuler des propos désobligeants sur la politique parlementaire (qualifiée de « palabres ») et de proposer des solutions simples : « l’Etat doit être géré comme une entreprise ».

Andrej Babis, dirigeant de l’entreprise Agrofert et deuxième fortune du pays, qui au moment de se lancer dans la politique achète les deux principaux quotidiens du pays (MfDnes et Lidové Noviny), mérite le titre de « Berlusconi tchèque ». Et le fait qu’il inaugure sa campagne électorale en affirmant qu’il souhaite occuper le poste de ministre des Finances4 et qu’il l’obtient le poste est révélateur d’un phénomène qui dépasse le discrédit de la classe politique issue de la transition : l’avènement d’un populisme entrepreneurial. Le rejet des partis et élites en place se fait par un discours sur la simplicité et l’efficacité : « Je bosse » pouvait-on lire sous la photo du dirigeant du mouvement sur l’affiche électorale d’ANO). « Je préfère être riche et en bonne santé que pauvre et souffrant » aime également à dire le patron d’Agrofert. Les moyens financiers sont illimités et le programme n’exige ni réflexion ni débat : il s’agit de débarrasser le pays des parasites et de la corruption.

Celle-ci est, à juste titre, perçue par les Tchèques comme un problème majeur, mais ici la lutte contre la corruption se transforme en combat contre la caste partisane en place que l’on veut remplacer ou recomposer par les oligarques. Ceux-ci sont divisés en plusieurs groupes rivaux. Les  propriétaires de Penta, PPF, GMT sont devenus des acteurs majeurs de la scène politique et médiatique : Petr Kellner, soutien de Vaclav Klaus, et très implanté en Russie ; Zdenek Bakala, propriétaire d’un complexe minier qui s’était rapproché de Vaclav Havel, sans oublier Andrej Babis, le plus influent d’entre eux aujourd’hui, qui n’agit plus par procuration mais directement sur la scène politique pour son propre compte et celui du mouvement ANO, désormais membre du gouvernement.

Les oligarques tchèques avaient préparé le terrain dès la fin de l’ancien régime et ont investi la scène politique dans les années 1990 lors des privatisations – peu transparentes – réalisées sous l’égide du Premier ministre Vaclav Klaus. Durant la dernière décennie, ils se sont centrés sur la « captation de l’Etat » et celle des médias. Andrej Babis a acheté deux quotidiens ; Zdenek Bakala est propriétaire du quotidien économique Hospodarske Noviny, de l’hebdomadaire Respekt et du site Centrum.cz ; Petr Kellner, la plus grosse fortune du pays (plus de 10 milliards de dollars), a pris le contrôle de TV NOVA et de l’hebdomadaire Euro ; Jaromir Soukup, homme d’affaire et ancien boxeur, possède une chaîne de télévision et deux hebdomadaires.
La « loi d’airain de l’oligarchie » du sociologue Robert Michels s’appliquait avant tout aux organisations partisanes. Nous assistons en Europe centrale à un processus où une partie importante de l’oligarchie économique tend à devenir une élite politico-médiatique et est en quête d’une légitimité démocratique. Les médias sont nécessaires aux oligarques qui ont besoin de conquérir l’opinion publique pour accéder au pouvoir.

Cette symbiose des pouvoirs économique, politique et médiatique pose au moins deux questions. La première concerne les médias. Il y a encore dix ans, à l’exception de Pravo, tous les quotidiens tchèques étaient détenus par des groupes allemands et les questions des menaces que cette situation faisait peser sur l’indépendance de la presse étaient alors récurrentes. Ces quotidiens sont aujourd’hui entre des mains tchèques mais les journalistes doutent avoir acquis une plus grande indépendance éditoriale et que le pluralisme soit mieux respecté.
La deuxième question concerne les liens entre les oligarques et le politique. Le gouvernement de Petr Necas a été contraint de démissionner en juin 2013 après l’intervention de l'unité de lutte contre le crime organisé (UOOZ) (brigade antigang) dans les bureaux du Premier ministre accusé de corruption. Le Parti démocrate-civique aurait visiblement entretenu des relations avec certains parrains. L’affaire n’a pas encore été jugée.

Il n’est donc pas étonnant que le thème de la corruption figure au cœur du discours d’Andrej Babis qui prétend nettoyer les « écuries d’Augias ». Plus généralement, c’est l’effacement de la frontière entre les fonctions de l’Etat, l’intérêt public et les intérêts privés qui est en cause. Un exemple récent l’illustre : en novembre 2014, le président Zeman est revenu de sa visite officielle en Chine dans l’avion privé de la société PPF appartenant à Petr Kellner, domiciliée (pour raisons fiscales) aux Pays-Bas, sous prétexte que l’appareil présidentiel aurait été obligé de faire une escale technique fatigante pour le président.

Une réflexion sur les origines et antécédents de la situation politique actuelle de la République tchèque doit commencer par le rappel de deux traits spécifiques au pays de la transition vers la démocratie. Le premier concerne le divorce entre Prague et Bratislava a menée à son terme, pacifiquement, par les deux vainqueurs (le Parti civique-démocrate de Vaclav Klaus et le Mouvement pour une Slovaquie démocratique de Vladimir Meciar) bien qu’aucun parti n’ait eu la fin de la Tchécoslovaquie, soit  la dissolution d’une démocratie fondée en 1918, dans son programme pour les élections de juin 1992. Le deuxième trait concerne le « pacte oppositionnel » conclu en 1998 entre les deux principales formations politiques du pays (Parti civique-démocrate et Parti social-démocrate), qui a permis au gouvernement social-démocrate minoritaire de l’époque de se maintenir en échange d’un « partage des dépouilles » de l’Etat (des privatisations) avec le Parti civique-démocrate. Ce pacte a permis une interpénétration des formations politiques et de l’Etat et a fait sauter les dernières entraves limitant la corruption. La lutte contre la corruption a en effet besoin d’une justice indépendante, mais d’abord d’une alternance politique. La corruption des années 1990 concernait les privatisations, celle de la dernière décennie, la captation des fonctions de l’Etat.

Cet état des lieux de la démocratie tchèque marquée par la coupure entre les élites politiques et la société, la décomposition du système partisan et la montée en puissance politique de l’oligarchie économique peut mener à une conclusion faussement rassurante : d’une part, la démocratie tchèque évite les dérives nationalistes-autoritaires de la démocratie « non-libérale » de Viktor Orban et d’autre part, on retrouve un quart de siècle après 1989 les signes de fatigue, voire d’épuisement, de la démocratie tchèque dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale.

  • 1. Les propos du président Zeman lors de l’émission Hovory z Lan (Entretiens depuis Lány) (entretien télévisuel mensuel inauguré par le président Masaryk dans l’entre-deux guerres et repris par Vaclav Havel après 1989) le 2 novembre 2014 ont largement contribué à la chute de sa cote de popularité. Le chef de l'Etat est passé en un mois de 60% à 37% d'opinions positives (résultats d’un sondage réalisé par CVVM à la fin du mois de novembre).
  • 2. Petr Pithart, « Opravovat nebo povolat vudce » (Corriger ou faire appel à un guide), Hospodarske noviny, 31 décembre 2013.
  • 3. Déjà lors des élections législatives de 2009, le mouvement Affaires publiques (VV), créé par le propriétaire d’une agence de sécurité, Vit Barta, avait fait son entrée au parlement et au gouvernement de Petr Necas, où son son associé politique, Radek John, se vit confier… la vice-président du gouvernement et le ministère de l’Intérieur.
  • 4. Andrej Babis, « Chci byt ministrem financi » (Je veux être ministre des Finances), Pravo, 4 septembre 2013.
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