L'aggravation de la précarité énergétique ? Réflexions sur la crise sanitaire

17/01/2022

Entretien avec François Bafoil, Ferenc Fodor et Rachel Guyet

Comment définissez-vous la précarité énergétique ?

En matière de précarité ou de pauvreté énergétique, il est nécessaire de distinguer les différences existant quant à l’accès à l’énergie entre les pays développés et ceux qui sont en développement.
Dans ces derniers, la pauvreté énergétique se traduit par l’absence d’accès physique à l’énergie. Selon le rapport 2021 sur l’objectif de développement durable 7 Energie propre et d’un coût abordable, le nombre de personnes privées d’électricité est passé de 1,2 milliard en 2010 à 759 millions en 2019. Ceci sans compter les 2,6 milliards de personnes qui disposent de modes de cuisson traditionnels polluants en 2019 et qui peuvent être affectés de maladies respiratoires en raison des fumées qu’ils produisent. On estime même le nombre de décès prématurés en raison de la pollution intérieure du logement à 1,5 million par an. A ce problème d’accès physique aux infrastructures énergétiques s’ajoute celui du coût de l’énergie qui rend la consommation énergétique inabordable pour un grand nombre d’individus. La possibilité d’un accès physique à l’électricité n’est donc pas forcément synonyme d’un réel accès à ce service.

En Europe, la précarité énergétique se traduit par un manque d'accès à des services énergétiques adéquats dans les foyers, en hiver comme en été. Ainsi, selon le 3e rapport de l’observatoire européen de la précarité énergétique, 33,8 millions de ménages (soit 6,6%) étaient dans l’incapacité de régler leur facture énergétique en 2018 au sein de l’Union européenne (à 28 membres) et vivaient donc sous la menace d’une coupure de l’électricité. 37,4 millions (soit 7,3%) déclaraient avoir froid dans leur logement. Dans de nombreux cas, les ménages sont contraints de se priver d’autres biens et services essentiels pour pouvoir payer leur facture d’électricité, situation qui met en danger leur santé physique et mentale. Les Européens ne sont pas les seuls frappés de vulnérabilités énergétiques. Ces quelques chiffres illustrent l’importance d’un phénomène dont les causes sont à rechercher dans le système macro-économique et dans l’incapacité des gouvernements à développer des politiques publiques pour prévenir la précarité énergétique ou la traiter de manière systémique.

Quelles ont été les conséquences de la crise sanitaire du Covid-19 sur les ménages confrontés à la précarité énergétique ?

À partir du début de la crise sanitaire en 2020, de nombreux gouvernements ont opté pour une solution inédite (à l’époque moderne) pour protéger les populations contre la propagation du virus : le confinement. Ces décisions inédites ont révélé les profondes inégalités préexistantes en lien notamment avec l’accès au logement, dont la qualité influe sur le niveau de consommation énergétique. Les fermetures d’entreprises et la mise en chômage partiel d’un grand nombre de salariés en raison du ralentissement de l’économie, les pertes de revenus consécutives à ces mesures ont accru le poids des dépenses énergétiques dans le budget des ménages. Une étude conduite par Eurofound entre avril et juillet 2020 au sein de l’Union européenne a montré qu’une personne sur dix déclarait être confrontée à des arriérés de factures, un chiffre plus élevé parmi les demandeurs d’emploi. En France par exemple, une hausse de 5% à 7% de la facture énergétique des ménages avait été anticipée pendant la période du premier confinement.

Aujourd’hui, la crise sanitaire se double d’une crise des prix énergétiques sans précédent : la Banque mondiale estime que les prix de l’énergie vont augmenter de 80% en 2021 par rapport à l’année précédente. La hausse de la demande générée notamment par les programmes de relance économique n’y est pas étrangère. Ces augmentations risquent d’avoir des conséquences dramatiques sur les quelque 80 millions de ménages européens qui, avant la crise des prix de l’énergie, consacraient déjà à leurs dépenses énergétiques une part de leur revenu deux fois plus élevée que la moyenne de la population. Les plus vulnérables devraient donc être de nouveau les plus durement frappées par ces hausses de prix.

Source : http://www.engager-energy.net/covid19/

 

Un groupe de quatre chercheures, membres du réseau européen de recherche sur la précarité énergétique ENGAGER, a lancé dès le début de la pandémie en mars 2020 une cartographie des mesures d’urgence prises par les gouvernements nationaux et les entreprises pour garantir un accès continu à l’énergie pendant la période des confinements. Ce travail de collecte à l’échelle du monde repose sur les annonces officielles faites par les gouvernements. La liste des mesures collectées n’est pas exhaustive pour des raisons d’accès à l’information. Comme on le voit sur la carte ci-dessus, il arrive qu’aucune mesure ne soit mentionnée pour un pays, ce qui ne signifie pas pour autant qu’aucune n’ait été mise en œuvre. Certains pays ont en effet mis en place des trêves hivernales pour les coupures d’électricité ou des transferts sociaux bien avant la pandémie. La carte de l’Europe montre que la majorité des Etats membres ont décidé en urgence d’interdire les coupures, parfois conjointement à la mise en place d’un gel des tarifs. Dans de nombreux cas, des délais et des échéanciers personnalisés de paiement ont permis d’alléger le poids des factures énergétiques. Toutefois, ces mesures ont été temporaires et elles peuvent avoir entraîné, pendant cette période protégée, une accumulation d’arriérés qui ont pu à leur tour provoquer des difficultés supplémentaires pour les ménages vulnérables lorsqu’elles ont été levées.

Quelles solutions peut-on trouver pour réduire la précarité énergétique liée à cette double crise ? 

Au cours de la période des confinements, un consensus a émergé parmi les Etats membres de l’Union européenne pour mettre en place des mesures susceptibles de garantir l’accès de l’ensemble des ménages aux services essentiels de l’énergie. Trois catégories de mesures d’urgence se distinguent : l’interdictions des coupures ; des actions sur les prix de l’énergie afin de compenser les hausses de consommation et des offres de paiement différées des factures ou la mise en place de modalités de paiement plus souples et personnalisées pour les personnes confrontées à des difficultés de paiement avant le confinement ou générées par celui-ci. 

Ces mesures, temporaires, qui visaient à amortir le choc de la crise sanitaire, ont révélé l’importance centrale de l’accès à l’énergie au quotidien. La crise actuelle liée à la hausse des prix de l’énergie est différente car elle résulte du fonctionnement des marchés et de la hausse globale de la demande de gaz. Les gouvernements nationaux ont été plus ou moins réticents à intervenir et les mesures de soutien aux plus modestes sont essentiellement financières (transferts monétaires ou réduction temporaire de taxes habituellement prélevées à partir de la facture de la consommation d’énergie). La hausse des prix de l’énergie a poussé la Commission européenne à introduire une « boîte à outils » qui entérine les mesures déjà prises à l’échelle nationale et qui incite les Etats membres qui n’ont pas encore introduit de programmes de soutien à le faire dans le respect des règles européennes.

Si la crise actuelle fait de la précarité énergétique un enjeu central des politiques publiques nationales et du Pacte vert européen, elle soulève également la question de la capacité de l’Union européenne à atténuer les effets des hausses des prix sur les ménages à court terme mais également à prévenir le risque énergétique sur le long terme. Ce dernier est d’autant plus crucial à anticiper que l’action climatique européenne va contribuer à renchérir le coût de la production d’électricité et de chauffage par la taxation du CO2. 

Une conclusion s’impose : si l’action climatique est nécessaire, elle doit être accompagnée de mesures de protection durable pour les ménages les plus modestes. La flambée des prix de l’énergie a remis à l’agenda européen l’importance de la justice sociale dans les secteurs énergétique et climatique mais celle-ci est loin de faire l’unanimité. 

Quelles sont, selon vous, les questions de long terme qui se posent ?

Sans prétendre bien entendu clore le débat, trois d’entre elles se posent de manière aigue. 

  • La redistribution est sans doute la première qui est amenée à émerger pour les raisons avancées à l’instant, notamment celles qui touchent l’inégalité de l’accès à l’électricité, le mal-logement, la hausse des besoins énergétiques mais également la demande croissante due à la multiplication des appareils connectés à Internet. L’effet ciseau qui résulte de la croissance de la demande et de la perte de revenus ne peut être compensé que par l’intervention de l’État et des entreprises en faveur d’une solidarité renforcée. A partir de là, peut-on repenser un retour de l’État dans le secteur énergétique afin de garantir une forme de service public de l’énergie ?
  • La gouvernance, c’est-à-dire la forme que pourrait prendre ce retour de l’État comme acteur central de l’énergie mais au travers d’un renouvellement des partenariats tant avec les régions qu’avec les acteurs économiques, est une autre question centrale. Quelle répartition des tâches envisager ? Quelle place laisser à la société civile ? A l’échelle nationale et internationale ? On le voit, chercher à intégrer les conséquences de la pandémie nous oblige à approfondir nos réflexions sur la gouvernance et à nous interroger sur les capacités de l’État à assurer la sécurité, la paix, la durabilité et la redistribution mais aussi sur l’expérience et l’échec de la concurrence dans le secteur de l’énergie (avec des promesses de baisse de prix non tenues). Des éléments qui expliquent aussi le retour de l’Etat.
  • Enfin, l’acceptation sociale de la politique climatique et énergétique européenne par les citoyens passe par une répartition plus équitable des coûts et bénéfices entre les « perdants » et les « gagnants » de la transition énergétique. Cependant, comment les ambitions européennes vont-elles être financées ? Les citoyens seront-ils encore en capacité et auront-ils encore la volonté d’y participer ? Un citoyen en capacité d’investir dans des installations renouvelables (notamment les panneaux solaires) peut devenir auto-consommateur et se protéger ainsi des hausses de prix. La crise actuelle des prix de l’énergie va-t-elle renforcer de tels souhaits au sein de la population ? 

Quelles solutions peuvent-elles être mises en œuvre pour étendre cette forme d’autonomie énergétique, onéreuse et donc inaccessible à certains ? On peut en effet penser que la politique climatique de l’Union européenne ne sera acceptée socialement et politiquement que si les citoyens sont impliqués dans les processus de décision et dans les systèmes de production (par le biais par exemple de communautés d’énergie renouvelable définies par la directive révisée de 2018 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables comme des entités légales regroupant des membres (citoyens, autorités locales, PME) qui décident d’investir dans les énergies renouvelables afin de produire des bénéfices économiques, environnementaux et sociaux à ses membres et/ou à la collectivité).

Ces questions demeureront longtemps à l’agenda des politiques publiques et seront sans cesse traversées par d’autres interrogations tout aussi importantes et inévitables qui touchent les innovations et les investissements, désormais seulement pensables en lien avec les exigences d’une politique climatique ambitieuse.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Le projet Covid, vulnérabilités et crises de la démocratie qui se déroulera du 1er avril 2021 au 31 décembre 2022 s’inscrit dans la foulée de plus d’une décennie de coopération de recherche entre le CERI-Sciences Po et EDF R&D durant laquelle ont été traités des sujets aussi variés que la précarité énergétique, la justice énergétique, le changement climatique et la transition énergétique ou encore les relations entre le populisme et les politiques de redistribution énergétique, qui sont à la base de plusieurs de nos ouvrages1 (Consultez les travaux du groupe de recherche Energie et cohésion : gouvernance, régulations et négociations). 
En 2021, l’importance de la pandémie du Covid-19 à l’échelle de la planète nous a invité à inscrire notre réflexion dans le vaste courant de recherche qui cherche à comprendre et à évaluer les impacts de cette pandémie tant au niveau des acteurs que des métiers et des filières ou encore des territoires.

A ne s’en tenir qu’au thème de la précarité énergétique qui est notre fil conducteur, on comprend combien les conséquences de la pandémie sur les ménages et les individus les plus vulnérables mettent à l’épreuve nos modèles d’Etat-providence et leur capacité à répondre efficacement au creusement des inégalités entre les citoyens. Mais il ne s’agit pas seulement des pays développés. Les Etats les moins développés souffrent tout autant de difficultés d’accès à l’électricité qui sont consécutives à la pandémie. Nous devons donc réfléchir aux « bricolages » locaux élaborés pour faire face à ces disparités d’accès et d’usage mais aussi à la capacité des entreprises énergétiques à faire face aux défauts de paiement. A cela s’ajoute, toujours en lien avec la précarité énergétique, le risque de hausse des prix de l’électricité, conséquence notamment de la fermeture des centrales de charbon que nous comptons aborder dans notre dernier séminaire. La sortie du charbon s’inscrit en effet dans la politique climatique et énergétique européenne qui envisage de faire de l’Europe la première région neutre en carbone à l’horizon 2050. C’est ce que le EU Green Deal ou Pacte vert européen proposé par la Commission dès 2019 s’emploie à atteindre en incitant à la réduction des émissions de carbone dans les transports, l’énergie, l’agriculture, l’industrie, etc. Il se traduit par un paquet d’initiatives « Ajustement à l’objectif 55 » (Fit for 55) dont les directives doivent encadrer la réduction des émissions de carbone de 55% d’ici 2030. Consciente que cette transformation risque d’être douloureuse pour de nombreux individus (salariés du charbon, consommateurs et habitants des régions en transition), la Commission, en 2021, a annoncé la création d’un Fonds social pour le climat, censé amortir les effets sociaux et distributifs de la transformation climatique et énergétique. La perspective d’une transition juste qui veille à n’abandonner personne figure ainsi au cœur des préoccupations.

Référénces

  • François Bafoil, Ferenc Fodor, Rachel Guyet, Dominique Le Roux, Accès à l’énergie, les précaires invisibles, Presses de Sciences Po, 2014.
  • François Bafoil, Ferenc Fodor, Rachel Guyet, « Penser la justice énergétique en Europe et en Asie », L’Europe en formation, 2015/4 (n° 378).
  • François Bafoil, Rachel Guyet, « Combattre la précarité énergétique », Cogito, juillet 2019.
  • 1. Voir notamment François Bafoil, Ferenc Fodor, Rachel Guyet, Dominique Le Roux, Accès à l’énergie, les précaires invisibles, Presses de Sciences Po, 2014 ; François Bafoil, Ferenc Fodor, Rachel Guyet, « Penser la justice énergétique en Europe et en Asie (Energy and Justice in the EU and in Asia), L’Europe en formation, 2015/4 (n° 378).
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