Privatiser l’État de l’intérieur. Santé publique et politiques d’assistance dans l’état de São Paulo au Brésil

Isabel Georges (IRD-Institut de recherche pour le développement)

12/2021
Sao Paulo, Brazil, Photo by ESP Professional for Shutterstock_Dossier_CERI

Pourquoi étudier la protection sociale dans les pays du sud ? Quel est l’intérêt du contexte latino-américain en particulier ? Changer de point de vue, en observant la protection sociale au sud et notamment en Amérique latine, et non plus seulement en Europe, a des vertus heuristiques. D’une part, ce décentrement du regard permet de dénaturaliser nos catégories d’analyse. D’autre part, il permet d’anticiper les dynamiques nationales et/ou européennes. En effet, depuis les années 1990, l’Amérique latine est un laboratoire des formes d’interventions étatiques. La protection sociale dans cette région revêt une signification différente de celle qu’elle a dans nos sociétés européennes. En outre, ces significations évoluent dans le temps et l’espace des différents contextes nationaux latino-américains. Ces formes d’expérimentation sociale, composées d’un assemblage de politiques, de programmes et de mesures, suivent leur propre temporalité. Leur inscription temporelle et territoriale révèle ce qui se joue dans les différents processus de construction des États-nations latino-américains. Ces expérimentations ont émergé au cours de trois périodes distinctes : d’abord dans le courant des années 1990, sous l’égide du Fonds monétaire international, des politiques de réductions des coûts sociaux ont été lancées, suivant une logique néolibérale ; ensuite, jusqu’au milieu des années 2010, une période s’est ouverte que l’on pourrait qualifier de « laboratoire de politiques sociales », souvent décrite comme « plus volontariste » et enfin la période actuelle, au cours de laquelle l’Amérique latine s’est muée en zone d’expérimentation de formes multidimensionnelles de privatisation, d’hybridation étatique, de répression accrue qui, au final, marquent une dérive autoritaire. 

Partant du postulat que les formes de protection sociale font la société, l’observation et l’analyse des configurations de l’État-providence et de ses articulations avec la démocratie dans le sud peuvent apporter des clefs de compréhension des dynamiques en cours dans les sociétés nord-américaines et européennes. L’observation de l’hybridation des acteurs étatiques et non étatiques (tel que cela se produit dans le système de santé publique français) ainsi que des modes de financement du régime public de retraites au Canada nous offre notamment des clefs de compréhension des formes de privatisation indirectes. Si les niveaux d’inégalités et la place du travail dans la protection sociale diffèrent radicalement dans le sud, leurs liens avec les transformations radicales que connaissent les institutions démocratiques sont particulièrement saillants. L’autre caractéristique centrale des processus en cours en Amérique latine comme en Europe est le rôle de l’État en tant qu’acteur central de la marchandisation du social. Dans ce contexte, la question ne doit pas être celle du plus ou moins d’État – ou même, dans une perspective duale, celle de l’absence de l’État – mais celle de sa (re)configuration. L’étude des protections sociales dans les régions du sud permet aussi d’examiner l’imbrication entre l’internationalisation des acteurs, le territoire national et les ajustements et l’interdépendance des politiques aux niveaux régional et local. En effet, en mettant l’accent sur cette partie du monde en regard d’autres régions comme l’Europe, nous pouvons interroger la transversalité des processus à l’œuvre et le rôle des acteurs internationaux. 

Travail et protection sociale au Brésil : une approche historique de l’action publique

Historiquement, l’émergence progressive de la protection sociale en Amérique latine a été associée exclusivement au salariat, et ce alors que le statut de salarié concernait une minorité de la population. Cela a été le cas notamment dans le Brésil des années 1940 sous la présidence de Getúlio Vargas qui a mis en place le droit du travail dans ce pays (Carvalho, 2001). Au cours de la période post-dictatoriale des années 1980 en Amérique latine, la conception bismarckienne de la protection sociale a cédé la place à une approche beveridgienne qui a introduit une perspective plus « universaliste »1 de la protection sociale dans laquelle l’accès aux droits sociaux a été à la base d’une citoyenneté élargie. Cet accès a toujours été restreint dans les deux perspectives mais pour des raisons différentes. À l’heure actuelle et depuis les manifestations de juin 2013, la notion même de droits sociaux, que ceux-ci soient articulés au travail ou à la citoyenneté, a été remise en question. 

En Amérique latine en général, et au Brésil en particulier, l’accès à l’emploi salarié constituait au mieux l’horizon d’attente de la majorité des travailleurs mais la plupart du temps, cette perspective ne se concrétisait pas. Historiquement, pourtant, la majorité des droits sociaux ont été associés à l’emploi salarié sous la forme de la « citoyenneté régulée » (cidadania regulada, Santos, 1979). Les niveaux de formalisation du marché du travail ont rarement dépassé les 50% dans cette région du monde, en dépit d’améliorations notables au cours de la première décennie du XXIe siècle en raison de la priorité donnée à ces questions par les gouvernements dits « de gauche » qui étaient au pouvoir à l’époque (Georges, Tizziani, 2020). Une grande partie de la population n’a donc que partiellement, et temporairement, eu accès aux droits sociaux conférés par le travail salarié. Dans de telles circonstances, la combinaison de différentes situations d’emploi et diverses formes de cumuls d’activités pour garantir la reproduction sociale de la population pauvre est devenue la norme. Les pauvres peuvent cumuler, légalement ou non, deux activités salariées ou bien un emploi salarié et la tenue d’un commerce ambulant.

Au cours des années 1960-70, dans un contexte de lutte contre les divers régimes dictatoriaux en place en Amérique latine, les sociétés civiles se sont organisées et elles ont mis à l’agenda la question des droits sociaux (Monteleone et al., 2016). Dans les années 1980 au Brésil, la mobilisation de la société civile fait apparaître de « nouveaux acteurs » : groupes de mères de famille, communautés ecclésiales de base2, syndicats de l’industrie métallurgique. Leur action a été particulièrement importante dans la région de São Paulo (Sader, 1988). Dans le contexte d’une (re)démocratisation, les mouvements sociaux qui avaient affronté la dictature (au pouvoir au Brésil entre 1964 et 1985) ont remis à l’agenda l’accès aux droits sociaux, tels que la santé, les transports, l’éducation et le logement, qui garantissent à la population pauvre les conditions de base de sa reproduction sociale. Au cours des années 1990, ces demandes ont débouché sur un processus ambigu appelé « confluence perverse » (Dagnino et al, 2006) qui impliquait la mise en œuvre tronquée d’un certain nombre de services publics parallèlement à des politiques néolibérales de réduction des dits « coûts sociaux », imposées par le Fonds monétaire international, soucieux que le pays rembourse sa dette extérieure. Le mouvement par lequel l’action publique a détourné son attention de la question du travail pour la porter sur celle de la gouvernance suit une tendance internationale de même qu’elle répond à une demande politique émanant de la population. Les formes d’institutionnalisation de l’accès aux droits sociaux répondent donc à une exigence de participation politique. L’opérationnalisation des services sociaux qui résulte de ces injonctions contradictoires permet de répondre aux demandes des mouvements sociaux et de réduire les coûts en organisant la participation de la population. Celle-ci intervient selon différentes modalités selon le contexte national, ce qui contribue à conférer un sens différent aux politiques publiques pour les citoyens dans les différents pays d’Amérique latine, y compris dans le cas de politiques ayant des architectures similaires comme les programmes de transferts conditionnels de fonds (TCF) (Destremau & Georges, 2017).

Des formes multidimensionnelles de privatisation : le cas des politiques de santé et d’assistance à São Paulo 

Dans la plupart des États latino-américains, la période contemporaine se caractérise par la persistance des inégalités structurelles, et ce en dépit d’une amélioration temporaire des niveaux de vie des classes ouvrières au cours de la première décennie du XXIe siècle dans le contexte de l’émergence de formes d’activation associées à la mise en œuvre de « nouvelles » politiques sociales. La réflexion sur les inégalités est devenue essentielle à l’analyse des dynamiques sociales, économiques et politiques des États de la région depuis le début de ce siècle (Kessler, 2014). Elle est tout aussi essentielle à l’évaluation des politiques sociales (Georges, Tizziani, 2020). D’une part, les arènes de l’action publique se sont internationalisées et, d’autre part, on a constaté une forte dégradation de l’ordre social, économique et politique dans les différents pays. Au-delà des contextes nationaux particuliers, certaines tendances communes peuvent être observées dans la région : en plus de la détérioration de la situation économique, que l’on peut partiellement rattacher à la concurrence du marché chinois, les compromis sociopolitiques qui ont caractérisé les gouvernements latino-américains qualifiés par certains comme néo-développementistes ont disparu au cours de la deuxième décennie du XXIe siècle. 

L’état de São Paulo au Brésil, et singulièrement la municipalité de São Paulo, cœur économique du pays, sont un exemple saillant de formes multidimensionnelles de privatisation de l’État de l’intérieur sur le long terme. On y observe tout d’abord une tendance historique à la privatisation de l’opérationnalisation de l’assistance sociale depuis les années 1950, au moins au niveau municipal (Sposati, 1988). Ainsi, le secteur de la santé publique est divisé entre une partie privée plus lucrative, et des parties moins rentables, telles que celles qui gèrent le traitement des maladies chroniques ou de long terme. Ce dualisme existe depuis la période dictatoriale (1964-1985) (Veras, 2008). On peut également mentionner le secteur éducatif dans lequel l’enseignement secondaire est actuellement soumis à un processus brutal de privatisation. Il s’agit là de tendances lourdes qui sont impulsées par des gouvernements de droite. Plus récemment, au cours de la période des politiques sociales « volontaristes » ou « développementalistes » qui ont caractérisé le début du siècle actuel, l’opérationnalisation des politiques sociales, déléguée aux municipalités depuis les années 1990, et les réformes de décentralisation témoignent de diverses formes de privatisation venues de l’intérieur. Parmi celles-ci, on peut citer la délégation ou l’externalisation de l’assistance sociale et des politiques de santé aux organisations non gouvernementales (qui sont près de 1 000 à agir dans le secteur de l’assistance sociale dans la municipalité de São Paulo) et aux organisations sociales (OS) ou organisations de la société civile d’intérêt public (OSCIP-Organização da sociedade civil de interesse público)3 dans le secteur de la santé publique, ce qui créé des formes diverses de marchandisation du social et ce qui, par la création de « marchandises politiques »4 (Misse, 1997), entretient différentes formes de pratiques clientélistes. Il existe également des formes croisées de privatisation entre différents secteurs des politiques publiques qui concernent aussi bien la captation de sources de financement que les conditionnalités de l’accès aux aides et aux droits sociaux. Ainsi, par l’intermédiaire de la loi Rouanet5, sous forme de prélèvement d’impôt direct les ressources du secteur de la culture peuvent être investies dans un autre secteur, comme celui de la santé. Par ailleurs, les droits à la santé et à l’éducation se transforment en conditionnalités pour l’accès à l’assistance, y compris la Bolsa família, programme brésilien de transfert conditionnel de fonds. Plus généralement, l’association de formes de contrainte et de consentement pour les femmes pauvres – principales bénéficiaires de ces politiques – conduit à une privatisation de l’intérêt général qui, en vidant de son sens la notion même de droit social, rend socialement acceptable l’introduction de services marchands, à commencer par le secteur de la santé. Cette dynamique prépare le terrain à l’introduction de services privés qui se substituent progressivement aux services publics, indépendamment de la classe sociale.

Image de couverture : Sao Paulo, Brésil. Copyright : Shutterstock (ESB Professional).

Bibliographie

- Carvalho, José Murilo de. Cidadania no Brasil: o longo caminho. Rio de Janeiro: Civilização Brasileira, 2001.

- Dagnino, Evelina; Oliveira, Alberto; Panfichi, Alado (orgs.). A disputa pela construção democrática na América Latina. São Paulo: Paz e Terra, 2006. 

- Destremeau, Blandine ; Georges, Isabel, « Introduction. Gouverner les pauvres en Amérique latine. Gérer les femmes par l’assistance. » In : Destremau, Blandine ; Georges, Isabel. (Org.). Le care, face morale morale du capitalisme. Assistance et police des familles en Amérique latine. 1ed. Bruxelles : Peter Lang, 2017, v. 1, pp. 15-56.

- Georges, Isabel. Informalidades do Estado e dispositivos de ordenamento: uma abordagem territorial, setorial e comparativa, Communication présentée au Encontro Anual da ANPOCS, Minas Gerais, 2014.

- Georges, Isabel, Tizziani, Ania, « La crise de la démocratie et le capitalisme néolibéral à la lumière de la situation brésilienne, Formes d’intervention de l’État et politiques du travail et de l’emploi en Amérique latine », 2020, Sens public, l’Univeristé de Montréal, 

- Kessler, Gabriel, Controversias sobre la desigualdad: Argentina, 2003-2013, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2014. 

- Misse, Michel, « As ligações perigosas: mercado informal ilegal, narcotráfico e violência no Rio », Contemporaneidade e Educação, 1 (2), pp. 93-116, 1997.

- Monteleone, Joana, Ceravolo, Haroldo Sereza, Sion, Vitor, Amorim, Felipe, Machado, Rodolfo, À espera da verdade. Empresários, jusristas e elite transnacional. Histórias de cívis que fizeram a ditadura militar. São Paulo, ed. Alameda, 2016.

- Rocha, Sílvio Luís Ferreira da, Terceiro Setor, São Paulo, Melheiros, 2003.

- Sader, Eder, Quando Novos Personagens Entraram em Cena: experiências e lutas dos trabalhadores da Grande São Paulo 1970-1980. São Paulo, Paz e Terra, 1995 [1988]. 

- Santos, W. Guilherme dos, Cidadania e justiça, Rio de Janeiro, Campus, 1979.

- Sposati, Aldaíza, Vida urbana e gestão da pobreza, São Paulo, Cortez, 1988.


- Veras de Oliveira, Roberto. Processos de heterogeneização entre trabalhadores do serviço público da saúde e previdência social no Brasil e em Pernambuco, Communication au 32° Congrès de l’ANPOCS, Caxambú, Brésil, 2008. 

  • 1. Cette approche s’inspire de l’économiste et homme politique britannique William Beveridge qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a proposé de fonder la protection sociale sur l’appartenance à une communauté nationale et sur les principes d’unité, d’universalité et d’uniformité, indépendamment des contributions individuelles. Dans ce cas, la protection égalitaire de base est fournie directement par l’État.
  • 2. Les Communautés ecclésiales de base (CEB) sont une forme d'organisation née de la communauté des laïcs catholiques, et notamment des adeptes de la théologie de la libération. Ce courant, répandu dans toute l'Amérique latine, s'est développé à partir de la période de la dictature au Brésil. Le théologien Leonardo Boff et l'archevêque Hélder Câmara (1909-1999) en sont les représentants les plus connus.
  • 3. Ces deux entités juridiques ont été créées dans les années 1990 pour faciliter l’externalisation des services publics. L’Organisation sociale a été créée par la mesure provisoire n° 1 648 avant de devenir une loi le 15 mai 1998 (loi n° 9.637).“L'organisation sociale est un nouveau type de personne morale privée. (...) Il s’agit de (…) fondations ou d’associations à but non lucratif qui ont obtenu le titre juridique spécial d’organisation sociale, attribué par les autorités publiques, en fonction de leur respect des critères prévus par la loi ». (Rocha, 2003, p. 1, notre traduction). « Le processus de qualification des organisations de la société civile d'intérêt public (OSCIP) est établi par la loi n° 9 790 du 23 mars 1999. Cette loi, qui prévoit la qualification des personnes morales de droit privé à but non lucratif en tant qu’organisations de la société civile d’intérêt public, établit et réglemente la durée du partenariat et prévoit d’autres dispositions. Le certificat de qualification OSCIP est destiné aux personnes morales à but non lucratif qui ont été constituées et exercent une activité régulière depuis au moins trois ans, à condition que les objectifs sociaux et les règles statutaires respectifs répondent aux exigences établies par la législation. Le certificat est accordé une fois que toutes les exigences légales ont été remplies et que les documents justificatifs appropriés ont été fournis ». Voir ce lien (notre traduction).
  • 4. Ici, nous faisons référence à la définition d’une « marchandise politique » selon Michel Misse (1997) : « Tout produit (marchandise) qui combine des coûts politiques et des ressources (dont l’État est dépossédé ou non) qui produisent une valeur d’échange politique ou économique ».
  • 5. La loi Rouanet (loi n° 8 313 du 23 décembre 1991) offre un mécanisme légal de collecte de dons, en particulier dans le cadre du mécénat et de la responsabilité sociale des entreprises privées, qui permet à celles-ci de réinvestir leurs impôts dans des projets culturels de leur choix (Georges, 2014).
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