Le pouvoir erdoğanien face à l’échéance électorale de 2023

04/2023

 Les prochaines élections présidentielle et législatives turques auront lieu le 14 mai 2023. Il s’agira du septième scrutin législatif auquel participera le Parti de la justice et du développement (AKP) et du troisième scrutin présidentiel auquel concourra Recep Tayyip Erdoğan, président de la République depuis le 10 août 2014. Si la stratégie déployée par les forces d’opposition pour ces prochaines échéances électorales a suscité l’attention de nombreux observateurs internationaux, l’intérêt porté à l’appréhension de ces élections par le pouvoir en place a été faible. En quoi la nature autoritaire de ce pouvoir tend à structurer son approche du scrutin de mai 2023 ? Comment la stratégie mobilisée par l’AKP révèle l’inscription de ce parti au sein de la grande famille des populismes de droite ?

Une approche autoritaire des élections

L’exploration du tournant autoritaire pris progressivement par l’AKP a été l’objet d’une littérature riche et dense. Ce tournant s’est illustré notamment par une mainmise croissante du pouvoir islamo-conservateur sur le champ médiatique, du fait de la réticence des autorités en place à concéder une visibilité (et une légitimité quelconque) aux discours critiques dont elles pourraient faire l’objet. La réaction du pouvoir aux séismes du 6 février dernier illustre parfaitement cette attitude, le président turc ayant qualifié de « provocateurs » les voix qui se sont élevées pour critiquer la gestion par le gouvernement des conséquences du tremblement de terre. Justifiant la suspension provisoire de Twitter, Recep Tayyip Erdoğan a affirmé : « Quelques personnes malhonnêtes et déshonorantes ont publié de fausses déclarations affirmant qu’aucun soldat et aucun policier se trouvait sur les lieux ». « Nos soldats et nos policiers sont des gens honorables. Nous n’allons pas laisser des gens peu recommandables parler d’eux de cette façon » a-t-il ajouté. Cet exemple récent témoigne de l’autoritarisme régnant actuellement en Turquie.

Or les régimes qualifiés d’autoritarismes compétitifs se caractérisent par l’ambivalence suivante : si le dirigeant exerce son pouvoir de manière autoritaire, il n’en demeure pas moins qu’une compétition électorale relativement ouverte perdure, en dépit des difficultés rencontrées par les partis d’opposition. Toutefois, un palier supplémentaire dans la limitation de la compétition inter-partisane tend à être franchi depuis plusieurs années par le pouvoir turc. Cette tendance s’est de nouveau manifestée à l’approche des prochaines élections. Ainsi, le 14 décembre 2022, le maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu – un temps pressenti pour être le candidat du Parti républicain du peuple (CHP) à la présidentielle – a été condamné à une peine de prison de deux ans, sept mois et quinze jours pour « insulte à des responsables », entraînant une interdiction de détenir un mandat politique pendant cette période. 

Il ne s’agit pas des premières tentatives de contrôle de l’offre électorale émanant du pouvoir en place : rappelons le soutien du Conseil supérieur des élections (YSK) au président général du Parti d’action nationaliste (MHP) Devlet Bahçeli lorsque celui-ci a fait face, en juin 2016, à une fronde au sein de sa formation, menée par la future fondatrice du Bon Parti (İyi Parti), Meral Akşener. Soulignons également la répression subie par les élus du Parti démocratique des peuples (HDP), ses anciens vice-présidents Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ étant incarcérés depuis le 4 novembre 20161. Cette instrumentalisation partisane des institutions judiciaires – en l’occurrence des tribunaux et du YSK  – et la volonté de subvertir les règles de la compétition électorale constituent des caractéristiques fréquentes des régimes engagés dans une dynamique autoritaire Une telle instrumentalisation n’est d’ailleurs pas sans conséquences sur le niveau de confiance accordée par l’opposition aux institutions : par exemple, Kemal Kılıçdaroğlu – président général du CHP depuis 2010, et candidat investi le 6 mars dernier par la « Table des six » (une alliance électorale conclue par six partis d’opposition) pour la prochaine présidentielle – avait affirmé quelques jours avant sa nomination que « Le YSK n’est pas une institution digne de confiance »2. Le leader kémaliste avait également déclaré, le 24 janvier : « Si nous faisions confiance au YSK, nous ne veillerions pas à la sécurité des urnes.3 » 

Du point de vue du pouvoir, ce contrôle de l’offre électorale est d’autant plus assumé que l’opposition est perçue comme illégitime. Comme le relèvent Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, la contestation de la légitimité de l’opposition constitue un trait généralement partagé par les populismes de droite aux aspirations autoritaires, qui se singularisent par le refus du principe de « tolérance mutuelle » : « La tolérance mutuelle se réfère à l’idée qu’aussi longtemps que nos rivaux jouent à travers les règles constitutionnelles, nous acceptons qu’ils aient un droit égal à exister, à concourir pour le pouvoir et à gouverner. […] En d’autres termes, la tolérance mutuelle est la volonté collective des politiciens d’être d’accord sur le fait de ne pas être d’accord.4 » L’attitude inverse caractérise donc les populismes autoritaires de droite, pour lesquels toute possibilité d’alternance, de passation de pouvoir à l’opposition est inconcevable et inacceptable. Effectivement, pour reprendre les mots de Jan-Werner Müller, « s’ils ne détiennent pas le pouvoir, c’est parce qu’ils ne lorgnent pas tant que cela vers une majorité silencieuse mais vers une majorité silenciée [souligné par l’auteur]. Quelqu’un ou quelque chose doit avoir empêché la majorité de faire entendre sa voix. Ainsi les populistes insinuent souvent qu’ils n’ont pas réellement perdu une élection mais que les élites corrompues ont dû manipuler les choses en coulisses »5. En témoignent ce qu’il s’est passé lors des élections municipales en 2019 à Istanbul : malgré une première victoire d’Ekrem İmamoğlu le 31 mars, l’AKP n’a concédé sa défaite qu’après l’organisation d’un second scrutin le 23 juin suivant, scrutin au cours duquel le résultat du candidat CHP a d’ailleurs été supérieur à celui qu’il avait obtenu en mars. Par conséquent, en cas de défaite électorale en mai prochain, rien ne garantit que le parti d’Erdoğan reconnaisse le verdict des urnes ni qu’une passation de pouvoir se déroule dans un climat apaisé. En outre, si nous retenons le scénario d’une victoire en demi-teinte pour l’AKP – réélection de Recep Tayyip Erdoğan, mais perte de sa majorité à la Grande Assemblée nationale de Turquie –, rien ne laisse supposer une future coexistence sereine entre le président reconduit et la nouvelle majorité parlementaire. Rappelons qu’après le revers enregistré par l’AKP aux législatives du 7 juin 2015, le pouvoir avait organisé un nouveau scrutin le 1er novembre suivant, par lequel l’AKP a retrouvé sa majorité absolue perdue quelques mois plus tôt. 

Une stratégie résolument droitière

Le Parti de la justice et du développement, durant de nombreuses années, a articulé sa communication autour de deux types d’enjeux : les questions sociétales bien évidemment, mais aussi les préoccupations matérielles de la population. D’ailleurs, les succès économiques des premiers gouvernements AKP (ayant clôturé la période de crise des années 1990) ont d’autant plus légitimé ce choix discursif. 

Les difficultés économiques que connaît depuis plusieurs années la société turque – consécutives, notamment, à la dégradation de la valeur de la livre – ont obligé la formation islamo-conservatrice à ajuster sa stratégie de communication. Alors que le discours erdoğanien alliait jusque-là une politisation conjointe des enjeux économiques (dans une perspective libérale) et culturels (cadrée par un référentiel conservateur et religieux), la crise a considérablement amoindri la possibilité de s’appuyer sur la situation économique du pays pour faire campagne – le pouvoir imputant d’ailleurs cette crise à des facteurs extérieurs, telle que l’action supposément malveillante des milieux financiers internationaux contre la Turquie. Ces difficultés économiques ont donc entraîné un repli du parti au pouvoir sur les thèmes identitaires. Certes, Recep Tayyip Erdoğan a toujours mis ces derniers en avant, mais cette attitude s’est accentuée avec le temps, comme en témoigne son recours au nationalisme religieux.

Le Parti de la justice et du développement est également contraint par son alliance avec le Parti d’action nationaliste, cette union l’incitant d’autant plus à se centrer davantage sur les questions identitaires. En effet, à travers l’Alliance du peuple (Cumhur İttifakı), le MHP a retiré un plus grand bénéfice de sa coalition avec l’AKP que ce dernier, notamment au cours des municipales de 2019 – les nationalistes ayant alors remporté, dans le cadre de candidatures distinctes, plusieurs municipalités jusque-là administrées par les islamo-conservateurs, tandis que l’AKP a rencontré des difficultés pour récupérer l’intégralité des voix qui s’étaient portées sur le MHP lors du précédent scrutin municipal6. Sortie renforcée de ces élections, la formation nationaliste pèse donc désormais de tout son poids dans la stratégie suivie par le mouvement erdoğanien, d’où la similarité que l’on peut observer entre les discours actuels de l’AKP et du MHP. Ainsi, en juillet 2022, Devlet Bahçeli, le président général du MHP, s’est fait photographier avec une carte qui présentait comme turques des îles appartenant à la Grèce. Or, lors d’un sommet s’étant déroulé à Prague en octobre dernier (et qui rassemblait 44 chefs d’Etat et de gouvernement en vue de la création d’une « communauté politique européenne »), Recep Tayyip Erdoğan s’est inscrit dans une logique similaire : à la suite d’une altercation avec le Premier ministre grec Kyriákos Mitsotákis, le président turc a déclaré que « Nous pouvons arriver subitement durant la nuit », faisant allusion à une potentielle opération militaire contre la Grèce. Le fait qu’Ahmet Davutoğlu et Ali Babacan, anciens représentants de l’aile libérale du Parti de la justice et du développement, aient rejoint les rangs de l’opposition incite d’autant moins Recep Tayyip Erdoğan à modérer sa ligne. En effet, si le « noyau dur » des fondateurs de l’AKP était issu du courant islamiste, la formation a ensuite accueilli en son sein des personnalités issues du centre-droit libéral ou du conservatisme modéré, ce qui a contribué à en faire le parti qui pouvait incarner le « vote utile » pour les électeurs de droite. Si le vote islamo-conservateur continue de prospérer sur l’attachement à la figure de Recep Tayyip Erdoğan au sein d’une fraction toujours importante de l’opinion publique turque, la nature composite de l’électorat de l’AKP pose avec d’autant plus d’acuité la question de l’après-Erdoğan pour cette formation, aujourd’hui recentrée sur la base la plus loyaliste à l’égard de l’actuel président. 

Photo de couverture : drapeaux du Parti de la justice et du développement dans les rues d'Istanbul. Crédit photo : Alexandros Michailidis pour Shutterstock.

  • 1. Le 20 mai 2016, la Grande Assemblée nationale de Turquie (TBMM) a voté la suppression de l’immunité parlementaire pour les élus faisant l’objet de poursuites judiciaires, une mesure qui visait surtout les députés du HDP, cette formation de gauche pro-kurde étant accusée de collusion avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le 4 novembre 2016, douze parlementaires du HDP ont été arrêtés, dont ses deux vice-présidents, Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ. Le 17 janvier 2017, les procureurs ont requis 142 années cumulées de prison pour le premier et 83 années pour la seconde. Plusieurs maires membres du HDP ont été également ciblés par des vagues de destitutions et d’arrestations, notamment en 2016 et 2019.
  • 2. Cité dans « Kılıçdaroğlu aday için ‘Önce YSK kararı’ dedi », Diken, 1er mars 2023.
  • 3. Cité dans « CHP lideri Kılıçdaroğlu'ndan Yüksek Seçim Kurulu açıklaması: Güvenmiyoruz arkadaş, bu kadar açık », Cumhuriyet, 24 janvier 2023.
  • 4. LEVITSKY Steven, ZIBLATT Daniel, How Democracies Die. What History Reveals About Our Future, Londres, Penguin Books, 2019 (1ère éd.: 2018), p. 102.
  • 5. MÜLLER Jan-Werner, Democracy Rules, Londres, Penguin Books, 2022 (1ère éd. : 2021), pp. 59-60.
  • 6. ROBERT Max-Valentin, « Municipales turques : une élection en trompe-l’œil », Le Club de Mediapart, 4 avril 2019.
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