Face à la politique migratoire de Trump : un renouveau du mouvement « Sanctuaire » aux Etats-Unis ?

Auteur(s): 

Damien Simonneau, post-doctorant, Centre Emile Durkheim – Sciences Po Bordeaux

Date de publication: 
Juin 2017
Illustration

A Tucson en Arizona, comme ailleurs aux Etats-Unis, des organisations se mobilisent depuis l’élection de Donald Trump pour s’opposer à l’augmentation des expulsions de migrants non autorisés, prévue par l’administration fédérale. Parmi elles, les congrégations religieuses sont à la pointe, conformément à leur tradition d’hospitalité envers les migrants latinos, expérimentée depuis le mouvement « Sanctuaire » des années 1980.

2017 : la constitution de nouveaux « sanctuaires »

Le 20 décembre 2016, le maire de Tucson qualifiait sa ville de « communauté accueillante pour les migrants ». Le chef de la Police de Tucson annonçait que ses équipes ne collaboreraient pas avec les forces de l’ordre fédérales pour arrêter des migrants non autorisés. Les juristes de l’organisation Keep Tucson Together. Legal Clinic ainsi que la Southside Presbyterian Church réfléchissaient à la création de « lieux sûrs » pour les migrants. Elles constituaient des listes de contacts, organisaient des formations juridiques pour les migrants ainsi que des ateliers d’actions non violentes pour les activistes1. Nationalement, le nombre des congrégations religieuses déclarant être un « sanctuaire » est passé de 400 à 800 après l’élection de Trump (sur les 350 000 congrégations du pays)2.
En février, le Ministère à la Sécurité Intérieure a émis un mémo sur les expulsions conformément au décret de Trump du 25 janvier sur l’immigration3. Le mémo accorde un pouvoir discrétionnaire aux agents fédéraux pour poursuivre les migrants ayant commis des « crimes ». En juin, l’administration a supprimé un programme d’Obama qui empêchait l’expulsion des parents de citoyens ou de résidents autorisés4. L’administration Trump est donc par à-coups en train de réaménager les modalités du dispositif de contrôle des immigrants latinos du pays.
La militarisation de la frontière avec le Mexique (ou border enforcement) représente une part importante du dispositif en complémentarité avec l’interior enforcement ou la traque, la détention puis l’expulsion des migrants à l’intérieur du territoire5. La volonté fédérale d’augmenter le nombre d’expulsions des quelques 11 millions de migrants non autorisés a donc remobilisé les congrégations religieuses de l’Arizona, déjà engagées dans les années 2000 dans une action humanitaire envers ceux qui traversent la frontière.

Années 2000 : crise humanitaire en Arizona

Depuis la fin des années 1990, les mobilités non autorisées à travers la zone frontalière se sont intensifiées suite à la militarisation du sud de la Californie. Localement, le secteur de Tucson était le principal corridor de mobilités le long de la frontière avec l’arrestation par la Garde Frontalière de 616 346 personnes en 20006. La traversée à pied du désert de Sonora a conduit à la mort d’environ 6000 personnes depuis 1994 soit entre 122 et 280 corps retrouvés par an dans le comté de Tucson7. Face à cette crise humanitaire, des ONG se sont constituées.
Humane Borders créée en 2000 place dans le désert des tanks à eau signalés par des drapeaux. Les Tucsons Samaritans créés en juillet 2002 mènent des marches dans les endroits reculés du désert pour y déposer de l’eau et de la nourriture et offrir des soins et des indications aux migrants. No More Deaths, créée à l’automne 2003, organise également des marches de volontaires et des camps sur plusieurs semaines dans la région. Leur création repose sur la foi chrétienne et l’hospitalité « inconditionnelle8 » envers les migrants, pourtant limitée, en pratique, par ce que la loi autorise : pas de transports, ni de dons de téléphone par exemple.
Outre ces actions humanitaires pour prévenir les morts, ces trois ONG surveillent aussi l’action des forces de l’ordre9. Elles exercent aussi une activité de plaidoyer contre la militarisation de la frontière.Ces pratiques humanitaires (en tant que réponses compassionnelles à une situation de souffrance humaine) s’attaquent à un point noir des politiques de militarisation : leurs conséquences létales, et l’absence d’une réforme migratoire qui offrirait des voies d’accès sûres vers les Etats-Unis. La mobilisation d’une foi religieuse pour critiquer des politiques publiques n’est pas neuve pour ces activistes de Tucson. Elle renvoie à l’épisode du mouvement « Sanctuaire » des années 1980.

1980 – 2017 : le retour du mouvement « Sanctuaire » ?

Dans les années 1980, le mouvement « Sanctuaire » s’opposait à la fois à la politique étrangère des Etats-Unis dans les guerres civiles en Amérique centrale et à sa politique d’immigration. Près d’un million de Salvadoriens, de Guatémaltèques et de Nicaraguayens fuyant ces guerres civiles arrivaient alors sans autorisation aux Etats-Unis10. Le Ministère de la Justice fédérale ne leur reconnaissait pas le droit d’asile. L’administration Reagan estimait qu’il existait des endroits sûrs dans la région, ce qui ne justifiait pas leur venue aux Etats-Unis. Le gouvernement fédéral accrut donc la surveillance de la frontière mexicaine et le renvoi des Centro-Américains, de manière expéditive.
Face à cela en 1981, Jim Corbett, un Quaker de Tucson, créa des « lieux sûrs » pour héberger les réfugiés et pour les aider à traverser la frontière afin d’atteindre ces lieux, soutenu par le Révérend John Fife de la Southside Presbyterian Church de Tucson. 200 églises de diverses confessions suivirent le mouvement. En janvier 1982, l’ensemble des Eglises mobilisées déclara publiquement qu’elles étaient des sanctuaires et qu’elles s’opposaient aux pratiques du gouvernement fédéral, jugées « illégales et immorales ». Le réseau constitué mit sur pied des visites en Amérique Centrale, des sessions d’entraînements pour les activistes, des processions en mémoire des victimes des guerres civiles, etc.
L’administration a voulu entraver le mouvement rappelant que le sanctuaire n’avait rien de légal, que des amendes et des peines d’emprisonnement s’appliqueraient à ceux qui hébergeraient ou feraient de la contrebande d’êtres humains. Le FBI commença à surveiller certaines églises. Ainsi à Tucson en 1984-1985, l’opération « Sojourner » permit au FBI de s’infiltrer dans des églises « Sanctuaires », conduisant  à l’arrestation de 16 personnes dont Corbett et Fife, qui écopèrent de 3 à 5 années de prison. Ces arrestations ont été fortement médiatisées et n’ont fait qu’augmenter le nombre de participants au mouvement. En 1987, on dénombrait 450 congrégations, 2 Etats, 28 villes, et quelques 70 000 activistes dans le mouvement11.
Après cet épisode, l’administration n’a plus procédé à d’autres arrestations. Concrètement, peu de Centro-Américains ont été directement assistés par le mouvement. Le mouvement a surtout animé un débat public sur la séparation de l’Etat et des Eglises, sur la désobéissance civile et sur les formes de  protection pour les réfugiés. En fait, le mouvement « Sanctuaire » fut plus politique que religieux. Il utilisa la religion pour critiquer des politiques fédérales. Il permit aussi de former des activistes à l’aide humanitaire et juridique envers les immigrants d’Amérique latine ciblés par les politiques fédérales au fur et à mesure des présidences. A ce titre, la récente mobilisation de ce réseau d’Eglises face à Trump constitue une nouvelle étape dans un continuum historique. 

  • 1. Danyelle Khmara, “Not Going Anywhere, Tucson standing with the immigrant community”, Tucson Weekly, 12 janvier 2017.
  • 2. Holly Meyer, “A Sanctuary for immigrants”, USA Today, 23 février 2017.
  • 3. The White House, “Executive Order: Border Security and Immigration Enforcement Improvements”, 25 janvier 2017, https://www.whitehouse.gov/the-press-office/2017/01/25/executive-order-border-security-and-immigration-enforcement-improvements
  • 4. Alicia A. Caldwell, “President Trump Just Canceled a Program to Reduce Deportations of Undocumented Parents”, Time, 16 juin 2017.
  • 5. Meissner Doris et alli., Immigration enforcement in the United States : the Rise of a Formidable Machinery, Migration Policy Institute, janvier 2013.
  • 6. US CBP, “CBP’s 2012 Fiscal Year in Review”, February, 01, 2013, http://www.cbp.gov/newsroom/national-media-release/2013-02-01-050000/cbp... (consulté en mars 2013).
  • 7. Derechos Humanos, “Remembering the deaths”, http://derechoshumanosaz.net/remembering-the-dead/
  • 8. Doty Roxanne L., “Fronteras Compasivas and the Ethics of Unconditional Hospitality”, Millennium: Journal of International Studies, 2006, vol. 35, n°1, p. 53-74.
  • 9. Voir le rapport de No More Deaths, A Culture of Cruelty – Abuse and Impunity in short-term U.S. Border Patrol Custody, septembre 2008
  • 10. Maria Cristina Garcia, « ‘Dangerous Times Call for Risky Responses’: Latino Immigration and Sanctuary, 1981-2001”, in Gaston Espinosa, Virgilio Elizondo, Jesse Miranda (eds.), Latino Religions and Civic Activism in the United States, Oxford University Press, 2005, 159-173.
  • 11. Ibid.
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