Viktor Orban et l’Europe centrale face au Covid-19

17/04/2020

Du bon usage de l’état d’urgence

Le Premier ministre hongrois Viktor Orban a fait adopter le 30 mars par le parlement une Loi sur la protection contre le coronavirus qui lui donne de fait les pleins pouvoirs. En effet, il peut désormais gouverner par décret, abroger ou suspendre une législation existante et cela sans limite dans le temps. La nouvelle loi s’en prend aussi au peu qui restait de l’indépendance des médias en menaçant d’une peine allant jusqu’à cinq ans de prison ceux qui diffuseraient des informations « fausses » ou susceptibles d’entraver l’action du gouvernement face au coronavirus. Le dernier classement du World Press Freedom Index plaçait la Hongrie à la 87e place dans le monde derrière le Kirghizstan et la Sierra Leone1. C’était avant l’adoption de la nouvelle loi.

La nouvelle loi franchit non seulement un seuil dans la mise en place d’un état d’urgence mais surtout dans la dérive autoritaire du pouvoir.

L’adoption du texte s’est faite en deux temps dans le contexte de la propagation de l’épidémie. Le 11 mars, le gouvernement a déclaré « l’état de danger » prévu par la Constitution et approuvé par le parlement, y compris par l’opposition, pour une durée de 15 jours. Cet état d’urgence prévoyait la fermeture des frontières et la mise sous quarantaine des Hongrois rentrant au pays. Le lendemain a été annoncée la fermeture des écoles et des administrations.

Dans un deuxième temps, le 20 mars, une nouvelle mouture de la loi a été proposée qui ne fixe aucune limite dans le temps (« tant que dure l’épidémie » selon l’Alliance des jeunes démocrates – Fidesz, parti de Viktor Orban). La « loi contre le coronavirus »2 a donc été votée par le parlement le 30 mars : l’opposition s’y est opposée mais le Fidesz dispose de la majorité des deux tiers suffisante pour faire adopter le texte. Le texte parachève la mise en place du dispositif d’exception et ne peut être révoqué que par un vote improbable du Parlement. L’opposition a protesté, crié au « coup d’état », le parlement, a dit un ancien ministre de la Justice, « n’est plus qu’une fiction ». La député Agnès Vadai de la Coalition démocratique (parti de gauche) a déclaré : « Il n’y a rien qui puisse justifier de donner des pouvoirs illimités au gouvernement, à n’importe quel gouvernement, dans n’importe quel pays ». Même le dirigeant du groupe parlementaire du Mouvement pour une meilleure Hongrie (Jobbik) a affirmé : « Rien ne justifie de donner un mandat éternel à Viktor Orban. On pourrait également déclarer que la Hongrie devient un royaume ». La réponse d’Orban au parlement était prévisible : « Le temps est à l’unité nationale, pas aux querelles partisanes ». L’opposition se voit ainsi accusée de briser l’unité nationale face à la menace.

Elément important dans la réponse à la crise sanitaire : le gouvernement Orban a réduit ces dernières années la capacité fiscale des municipalités (de nombreuses grandes villes sont administrées par l'opposition depuis les municipales de 2019), c'est-à-dire aussi leur capacité à agir efficacement face à la crise du Covid-19. Le maire de Budapest peut faire distribuer des masques dans le métro mais lorsque le virus touche les établissements pour personnes âgées, la Fidesz peut accuser l'inefficacité des services de la ville.

La disposition de la loi qui a sans doute le plus retenu l’attention au sein de l’Union européenne concerne une forme de censure d’Etat (la « diffusion de fausses informations »). Elle intervient dans un pays où le pouvoir contrôle déjà l’audiovisuel public et, indirectement, la plupart des médias privés.

Mais la mesure qui mérite l’attention est l’appel fait aux militaires pour prendre le contrôle de plus d’une centaine d’entreprises dites « stratégiques » afin d’assurer leur capacité à fonctionner. Il semble que cela vaille pour les sociétés hongroises comme pour les firmes étrangères. Cet appel aux militaires à la rescousse de l’économie dans le cadre d’un « état d’urgence » ne va pas rassurer ceux qui sont préoccupés par la disparition des contre-pouvoirs dans le pays. Cela suggère que le gouvernement hongrois se prépare à des lendemains post-Covid-19 très difficiles sur le plan économique et social alors qu’une forte récession est annoncée en Europe et particulièrement en Allemagne, partenaire économique privilégié de la Hongrie. Il s’agit de prendre les devants avant que celle-ci ne déstabilise l’assise du pouvoir en place. C’est donc moins dans l’immédiat et dans la gestion de l’épidémie que les pleins pouvoirs peuvent s’avérer décisifs mais plutôt dans les semaines qui suivront lorsqu’il faudra faire face aux conséquences économiques de la pandémie.

Viktor Orban était aussi peu préparé à faire face à la pandémie que les autres dirigeants européens. Par ailleurs, le système de santé hongrois a été très dégradé par les coupes budgétaires3.Certes, l’état d’urgence sanitaire a été décrété dans de nombreux pays mais ce dispositif est généralement encadré sur le plan institutionnel et surtout dans la durée. A Budapest, Viktor Orban a profité du contexte pour, dans l’urgence, franchir un pas supplémentaire dans la captation de tous les pouvoirs. C’est le prolongement d’une démarche qui remonte à son arrivée au pouvoir en 2010. Dès ce moment, Orban s’est présenté comme le défenseur des citoyens ordinaires face aux banques internationales dont les prêts (en euros ou en francs suisses) étaient devenus impossibles à rembourser par des Hongrois payés en forints. La renationalisation de fait de fonds de pensions a relevé des mêmes arguments. En 2015, Orban devient le protecteur de la nation menacée par une « invasion » de migrants venus d’un autre continent. Il fait construire une clôture à la frontière avec la Serbie et utilise sa campagne contre les réfugiés pour se faire réélire. Le dirigeant hongrois se sert aujourd’hui de la pandémie du coronavirus de la même façon: le protecteur de la nation ne doit pas être entravé dans sa mission. A chaque nouvelle crise, le récit sur la nation en danger permet au pouvoir de se renforcer.

Pourquoi alors ce que l’opposition qualifie de « coup d’Etat » de la part d’un Viktor Orban qui contrôlait déjà les principaux leviers du pouvoir et qui n’était nullement menacé ? Il y a d’abord l’idée ancienne, formulée par Machiavel et revisitée récemment par Agamben4, de l’urgence (sanitaire ou sécuritaire) comme opportunité pour établir un pouvoir politique fort. La frontière entre démocratie et régime autoritaire devient floue et d’autres que Victor Orban tentent aussi de renforcer les traits autoritaires de leur pouvoir dans le contexte de pandémie5.  

On connaît aussi a contrario l’idée du choc politique ou du coup d’Etat pour introduire des changements radicaux dans l’ordre économique et social, baptisés « thérapie de choc »6. Orban emprunte aux deux concepts : il utilise la crise du coronavirus comme accélérateur de sa conquête progressive de l’ensemble des leviers du pouvoir et anticipe, par les pouvoirs qui lui sont octroyés dans l’urgence, la phase 2 à savoir la plus grave crise économique depuis celle de 1929 que redoutent tous les gouvernements européens. Comme nous le savons, la réponse à cette dernière a débouché sur le New Deal de Roosevelt dans une partie du monde mais également sur le fascisme dans une autre. Les populistes nationalistes actuellement dans l’opposition (Salvini, Le Pen, etc.) ont été marginalisés pendant l’épidémie du coronavirus qui a partout favorisé le soutien aux efforts déployés par les gouvernements en place. Mais les populistes au pouvoir, comme en Hongrie, ont également profité de ce réflexe unitaire et défensif considérant par ailleurs que les lendemains de pandémie, marqués par l’effondrement économique, seront peu favorables aux libéraux pro-européens.

Reste la difficulté à qualifier le régime de Viktor Orban. Selon Andras Bozoki, professeur à la CEU de Budapest (qui en septembre 2019 aura été contrainte à déménager à Vienne) : 

« Au cours des dix dernières années, beaucoup de gens disaient que les choses ne pouvaient pas être pire et c’est pourtant ce qui s’est toujours passé. On peut ne pas être à même de tracer une frontière entre la démocratie et la dictature. Mais il est clair que vers cette dernière que nous nous dirigeons »7

Avant même la nouvelle « loi contre le coronavirus » nombre d’observateurs considéraient que la troisième victoire consécutive aux élections législatives du printemps 2018 de Viktor Orban qui a de nouveau assuré au Fidesz une majorité des deux tiers au parlement, ce seuil a été franchi. Ainsi Larry Diamond de Stanford parle de « la mort de la démocratie en Hongrie »8. Pour Zsuzsanna Szelenyi, sociologue hongroise et ex-député du Fidesz à l’époque où celui-ci était un parti libéral ( !), Viktor Orban a inauguré « une nouvelle forme de changement de régime afin de consolider son pouvoir »9.  Selon l’historien Timothy Garton Ash « le Fidesz au pouvoir a si bien pénétré l’administration d’Etat que la Hongrie est de nouveau un Etat de parti unique »10. Pierre Kende, directeur de l’Institut 1956 (récemment) dissout à Budapest, considère que Viktor Orban n’est ni Perron ni Salazar mais qu’on retrouve plutôt chez lui une certaine filiation idéologique avec la Hongrie de l’amiral Horthy…

Avec la « démocratie illibérale » (selon les termes de Viktor Orban en 2014), on est passé d’abord à un régime hybride avec des élections libres, mais dont le déroulement était faussé par les différences d’accès à une sphère publique de plus en plus restreinte. Avec la loi du 30 mars 2020 qui donne les pleins pouvoirs au gouvernement de Viktor Orban, on a donc franchi un nouveau seuil vers un régime « d’autoritarisme électoral »11

Il s’agit de la plus radicale régression de la démocratie au plan international recensée au cours de la dernière décennie et le « régime Orban » pose une question dérangeante à l’Union européenne : dans quelle mesure celle-ci peut-elle s’accommoder en son sein d’un régime qui ne serait plus une démocratie ?

L’Europe centrale face à la crise du coronavirus

Les pays d’Europe centrale (ici le groupe de Visegrad : Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) ont tous adopté l’équivalent d’un  « état d’urgence » sanitaire entre le 11 et 12 mars, mais sans suivre la voie esquissée par la loi anti-coronavirus votée en Hongrie. Le groupe de Visegrad ne constitue pas un bloc : on n’imite pas la Hongrie d’Orban, on évite seulement de la pointer du doigt. 

La Pologne affiche une variante de l’usage de la crise à des fins politiques et agit à front renversé en quelque sorte : alors qu’en Hongrie, le pouvoir fait dans l’urgence adopter une loi d’exception, en Pologne, c’est l’opposition au gouvernement de Droit et justice (PiS) qui réclame que soit décrété un « état d’urgence » afin de permettre le report de l’élection présidentielle prévue pour le mois de mai. Les sondages prévoient la réélection du président Duda, ce qui a incité le pouvoir à passer en force et faire adopter le 7 avril par le parlement une modification de la loi électorale pour autoriser la généralisation du vote par correspondance pour le scrutin des 10 et éventuellement 24 mai si deuxième tour il y a. Pour le comité de bioéthique de l’Académie polonaise des sciences, « l’organisation de l’élection présidentielle [en mai] est une décision irresponsable moralement et légalement inacceptable ».

En tout état de cause, le PiS de Jaroslaw Kaczynski reste un partenaire privilégié de la Fidesz de Viktor Orban et il n’est pas surprenant qu’il n’ait exprimé aucune réserve vis à vis de la loi sur la protection contre le coronavirus votée à Budapest. 

Il en va de même du côté de la République tchèque, pas de critique ni de réserve vis à vis de Viktor Orban considéré par le Premier ministre tchèque Andrej Babis comme un « ami ». Babis, qui fait l’objet d’une procédure judiciaire concernant l’usage présumé frauduleux de fonds européens par Agrofert (société dont il est le propriétaire indirect), a été très contesté tout au long de l’année passée. . Il a, pour le moment du moins, grâce à sa gestion de la crise du coronavirus, retourné la situation en prenant très tôt des mesures draconiennes et en tenant un discours salué y compris par les journalistes d’opposition comme digne d’un « homme d’Etat ». Autrement dit, contesté il y a un an par plus une foule d’un quart de million de personnes dans la rue, Babis a su profiter de la crise pour appeler à l’unité face à une opposition parlementaire fragmentée et face à une société civile, confinée et mobilisée… à fabriquer des masques.

En Slovaquie, l’arrivée de l’épidémie de Covid-19 a coïncidé avec celle d’un nouveau gouvernement issu des élections législatives du 29 février. Il est dirigé par Igor Matovic, dirigeant d’un mouvement Les Gens ordinaires qui gouverne avec un autre rassemblent au profil politique indéfini Nous sommes une famille. Les électeurs ont chassé les populistes nationalistes de gauche, le parti Direction (Smer) de l’ancien Premier ministre (2006-2010 et 2012-2018) Robert Fico, qui ont été longtemps au pouvoir pour les remplacer par des populistes de droite sans aucun programme politique sauf la promesse de lutter sans merci contre la corruption et de « nettoyer les écuries d’Augias »12. Ce gouvernement cohabite avec une présidente de la République, Zuzana Caputova, ancienne avocate issue de la société civile, élue en 2019 sur un programme libéral pro-européen. C’est très probablement sous son influence que si Bratislava, qui ne s’est pas joint à la déclaration qu’ont fait les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne le 1er avril 202013, le chef de la diplomatie slovaque a néanmoins fait une courte déclaration reflétant des préoccupations similaires

Au-delà du cas Orban, quelques observations s’imposent à propos de l’impact et de la réponse des pays d’Europe centrale à l’épidémie du coronavirus. Tout d’abord, ces derniers sont beaucoup moins touchés par la pandémie que certains pays d’Europe occidentale comme la France, l’Italie ou l’Espagne comme l’indiquent les données ci-dessous : 

En France, au 20 avril on dénombrait 112 606 cas de coronavirus représentant 1,678 pour mille de la population et le virus a causé 19 718 décès.
Les données correspondantes pour les pays du Groupe de Visegrad sont les suivantes (en allant du plus au moins touché) :
République tchèque : cas dénombrés : 6 787, soit 0,635 pour mille de la population. 188 décès.
Pologne : cas dénombrés : 9 453, soit 0,246 pour mille de la population. 362 décès.
Slovaquie : cas dénombrés : 1 173, soit 0,215 pour mille de la population. 13 décès.
Hongrie : cas dénombrés : 1 984, soit 0,203 pour mille de la population. 199 décès. 

La France comparée pays le plus touché de la région, la République tchèque :
- Nombre de cas dénombrés pour 1000 habitants : France : 1,678. Rép. Tchèque : 0,635 Soit 2,6 fois moins.
- Nombre de décès rapporté au nombre de cas dénombrés : France : 8,6%. Rép. tchèque : 2,7%. Soit 3,18 fois moins.

Depuis le 7 avril, le rapport du nombre de cas au nombre d’habitants dans les deux pays est resté à peu près stable: il y en a 2,6 fois moins en République tchèque qu’en France aujourd’hui (2,5 moins le 7 avril).

Il n’existe pas d’explication unique à cette situation mais nous pouvons avancer plusieurs éléments de réponse. D’abord et surtout : les pays d’Europe centrale (Autriche comprise) ont appliqué très tôt des mesures très restrictives avant même que n’apparaissent des foyers de contamination sur leurs territoires (début mars) : fermeture des frontières y compris avec les pays de l’Union européenne, port du masque, distance de 2m entre deux individus (Allemagne 1,5m, France 1m). On observe d’ailleurs sur ce plan une graduation entre un relatif laxisme qui va des pays de l’Ouest libéraux (Pays-Bas, Grande-Bretagne) aux pays « rigoristes » d’Europe centrale avec des situations intermédiaires (France, Allemagne). Ces différences, importantes dans la phase initiale de l’épidémie, se sont progressivement atténuées.

Une deuxième hypothèse a été avancée par Lyubima Despotova, présidente de la Société bulgare de médecine palliative : les disparités que l’on peut observer sur la carte de la diffusion du Covid-19 correspondent à celles que l’on constate lorsqu’on regarde le nombre de personnes vaccinées par le BCG contre la tuberculose14. Les pays ayant abandonné ce vaccin sont beaucoup plus touchés et la différence vaut aussi entre l’Allemagne de l’Est et celle de l’Ouest.

On peut avancer une troisième hypothèse complémentaire (sans doute moins pertinente) qui est l’exposition relativement moindre des citoyens d’Europe centrale à des mouvements de population en provenance de Chine par rapport aux pays d’Europe occidentale.

Les pays d’Europe centrale peuvent être satisfaits (sans bien entendu l’exprimer à haute voix) d’avoir dans l’ensemble mieux résisté à la pandémie que les pays plus à l’ouest qui, en d’autres circonstances, ne sont pas avares de leçon à destination de ceux que l’on appelle encore les  « nouveaux membres » de l’Union européenne. Par ailleurs, on peut lire et entendre dans la région la remarque suivante : face à la crise du coronavirus, comme lors de précédentes crises (économique ou migratoire), l’Europe en tant telle est absente et les pays d’Europe centrale ont su chaque fois faire face plus efficacement que leurs partenaires occidentaux aux difficultés au point de pouvoir parfois passer pour des précurseurs. L’Allemagne seule, et pas l’Europe, garde sur la gestion de la pandémie comme sur la sortie de crise économique l’image du pays de référence.

La dimension européenne

Si la difficulté à trouver une réponse européenne à la récession économique qui prolonge à la crise du coronavirus a révélé la persistance d’une division Nord-Sud apparue au lendemain de la crise financière de la fin de la décennie précédente, les réactions politiques à la loi donnant les pleins pouvoirs à Viktor Orban ont plutôt montré une différence entre l’est et l’ouest du vieux continent.

Victor Orban était sans doute persuadé que, dans l’urgence de la  « guerre sanitaire », les Européens ne prêteraient pas trop attention à la politique intérieure de leurs membres. Les réactions ont été prudentes mais cependant immédiates.

Dès le lendemain de l’adoption de la Loi sur la protection contre le coronavirus à Budapest, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen rappelait à tous, sans mentionner la Hongrie, le devoir de préserver les droits fondamentaux et les valeurs démocratiques. Plus explicite, le président du Parlement européen, David Sassoli, a demandé le 1er avril à la Commission d’évaluer la compatibilité de la nouvelle loi hongroise avec l’article 2 du traité de l’Union. Il a affirmé : « Pour nous, les parlements doivent rester ouverts et la presse doit rester libre. Personne ne peut s’autoriser à utiliser la pandémie pour saper nos libertés ».

La déclaration des ministres des Affaires étrangères de 13 pays membres de l’UE auxquels se sont joints les trois Pays baltes a également renforcé la démarche communautaire. 

La « question hongroise » en Europe est posée explicitement depuis le vote du parlement européen en septembre 2018 du rapport Sargentini qui affirme que Budapest viole les valeurs de l’Union européenne et demande l’activation de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, pouvant aboutir à la suspension du droit de vote de la Hongrie au sein des institutions communautaires. Comme celle-ci requiert l’unanimité, sa mise en application reste virtuelle. Aucun des membres du Groupe de Visegrad ne votera cette activation, non parce qu’ils approuvent nécessairement toutes les initiatives de Viktor Orban mais parce qu’ils n’aiment pas l’intrusion de l’Union européenne dans les politiques nationales et qu’ils se disent que pareille démarche pourrait un jour être invoquée à leur égard.

Dans ces conditions, le Parti populaire européen (PPE), auquel appartient la Fidesz, est le lieu privilégié où le « cas Orban » fait l’objet de débats15. Le PPE est divisé entre partisans de la suspension (en vigueur depuis l’an dernier) et partisans de l’expulsion de la Fidesz. 

Au lendemain de l’adoption par Budapest de la Loi sur la protection contre le coronavirus, le dirigeant du PPE au parlement européen, Manfred Weber (CSU), est resté muet. Une lettre signée par 13 partis issus de 11 Etats membres dont, à l’initiative de Donald Tusk, la Plateforme civique polonaise, préconisait l’adoption d’une ligne dure. La CDU/CSU allemande, les Républicains français et Forza Italia, parti de Sylvio Berlusconi, considéraient qu’il était urgent d’attendre. « Je n’ai pas le temps de m’occuper de vos fantaisies… Votre discussion, en pleine pandémie, est un luxe que je ne peux me permettre » a réagi Viktor Orban avant, mélange d’ironie et de défiance, d’apposer sa signature à la lettre des 13 !

Le jour même où Viktor Orban faisait adopter la Loi sur la protection contre le coronavirus, l'Union européenne adoptait la Coronavirus Response Investment Initiative, dotée de 37 milliards d'euros répartis non selon les besoins des pays les plus affectés mais selon la répartition en vigueur pour les fonds structurels. Ainsi, l'Italie s'est vue attribuer un montant correspondant à 0,1% de son PIB, l'Espagne 0,3% de son PIB et la Hongrie 3,9 % de son PNB. Tandis que l'Italie, pays le plus touché par le Covid-19, reçoit 2,3 milliards d'euros, la Hongrie avec une population six fois moindre et relativement peu touchée par la pandémie reçoit 5,6 milliards d'euros. Absurdité d'un système européen où même un fond créé pour gérer une crise spécifique n'arrive pas à cibler la dépense. Plus généralement, cela pointe la question du lien entre solidarité budgétaire et respect des normes de l'Etat de droit.

Une triple conclusion peut être proposée à cet état des lieux.

1. On observe une différence dans la façon dont les populistes-nationalistes ont exploité la crise sanitaire actuelle. Ceux qui sont arrivés au pouvoir récemment (Donald Trump ou Jair Bolsonaro) ont sous-estimé la pandémie et donc la possibilité de l’exploiter politiquement. Les populistes plus établis (Viktor Orban ou Narendra Modi) ont été plus rapides pour renforcer les traits autoritaires de leur régime. La question se pose, bien entendu de savoir comment distinguer les mesures d’urgences légitimes adoptées par la plupart des gouvernements démocratiques en Europe de celles qui relèvent d’une dérive autoritaire. Les restrictions imposées à la liberté et l’indépendance des médias constituent un premier élément important à observer de même que ce qui restreint les forces d’opposition et des institutions parlementaires. Autrement dit, le caractère inclusif (ou pas) des mesures d’urgence est à prendre en compte dans la réponse européenne à apporter à la situation hongroise ou polonaise.

2. L’absence de l’Europe, puis sa division dans la crise du Covid-19 aura des prolongements durables sur le plan interne comme géopolitique. Orban, partant de ce constat, pouvait déclarer le 27 mars : « En ce qui concerne l’aide liée à la crise du coronavirus, la Hongrie a reçu le soutien de la Chine et du Conseil turc (association des pays turcophones) ». La « diplomatie des masques » de la Chine s’affirme dans toute l’Europe centrale et dans les Balkans. Alors que Bruxelles interdisait l’exportation des respirateurs en dehors de l’Union européenne, le président serbe Aleksandar Vucic déclarait : « la solidarité européenne, c’est un conte de fée », on ne peut compter que sur la Chine et la Russie16

3. La cohésion de l’Europe lors du passage de la crise sanitaire à la crise économique sera aussi importante que sa position de défense des valeurs de l’Etat de droit. Car Viktor Orban, comme les autres dirigeants national-populistes européens peu audibles pendant la pandémie, répètent qu’en période de crise sanitaire (ou autre), l’Etat-nation et la solidarité nationale constituent les remparts les plus efficaces. Ils parient sur un affaiblissement des démocraties libérales et de l’Union européenne pour rebondir après la crise. L’Union européenne devra impérativement être en mesure de défendre ses valeurs et les principes de l’Etat de droit qui la constituent dans les mois (et les années) à venir qui devraient connaître une grave récession économique et les tentations du repli qu’elle risque de favoriser.

  • 1. Etabli par Reporters sans frontières.
  • 2. Au moment de l’adoption de la loi d’exception, la Hongrie comptait 261 personnes contaminées par le Covid-19 et avait enregistré 16 décès.
  • 3. Une vidéo dans laquelle Vikor Orban adopte un ton paternaliste avec le personnel médical s’est retournée contre lui sur les réseaux sociaux.
  • 4. Agamben va jusqu’à suggérer que l’épidémie fut « inventée » pour imposer un ordre politique sécuritaire.
  • 5. Kenneth Roth, « How authoritarians are exploiting the Covid-19 crisis to grab power »,The New York Review of Books, 13 avril 2020.
  • 6. C’est l’idée que développe Naomi Klein dans The Schock Doctrine, London, Allan & Lane 2007.
  • 7. Cité par Edward Szekeres, « Hungary ‘no longer a democracy’ after cronavirus law ».
  • 8. Larry Diamond, Stanford University, American Interest, 21 juin 2019.
  • 9. Zsuzsanna Szelényi, The Guardian, 26 juin 2019.
  • 10. Timothy Garton Ash, « Europe must stop this disgrace: Viktor Orban is dismantling democracy », The Guardian, 20. juin 2019.
  • 11. Varieties of Democracy Report 2020 qui évalue l’état de la démocratie dans le monde classe la Hongrie en tête parmi les plus fortes régressions de la démocratie au plan international au cours de la dernière décennie avec la Turquie, le Brésil, l’Inde et la Pologne.
  • 12. Le thème de la lutte contre la corruption et le crime organisé est devenu central en Slovaquie depuis l’assassinat le 21 février 2018 du journaliste d’investigation Jan Kuciak et de sa fiancée Martina Kusnirova, tous deux âgés de 27 ans. La campagne électorale a coïncidé avec le procès des assassins et leur commanditaire.
  • 13. La déclaration du 1er avril 2020 a été signée par la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, la Finlande, l’Allemagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, la Suède, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie.
  • 14. The Brief – Is Eastern Europe more resilient to COVID-19? – euractiv.com, 1er avril 2020.
  • 15. Cf J. Rupnik, « Orban et la droite européenne », Esprit, avril 2020.
  • 16. Shaun Walker, « Coronavirus diplomacy: how Russia, China and EU vie to win over Serbia », The Guardian, 14 avril 2020.
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