Oman : quand pandémie et transition politique se conjuguent

21/10/2022

 

Entretien avec Laurent Bonnefoy, auteur de l'Etude du CERI n° 263, Oman : quand pandémie et transition politique se conjuguent (2020-2022)

Votre Etude porte sur les deux dernières années (2020-2022) à Oman. Pouvez-vous nous expliquer le choix de cette période ?

Laurent Bonnefoy : Le parti pris de l’étude était de se pencher sur la concomitance de deux crises, l’une sanitaire et internationale, l’autre particulière au sultanat d’Oman. La première concerne de façon assez attendue la pandémie de Covid-19 qui, a touché la société omanaise comme toutes les autres à travers le monde, tout en révélant quelques particularités que la publication tente d’analyser. La seconde, spécifique, a trait aux suites de la disparition du père fondateur de la nation et de l’Etat omanais contemporain, Qabous ibn Saïd, et de son remplacement à la tête de l’Etat par son cousin Haïtham ben Tariq en janvier 2020. Les deux crises, au sens de moments de recomposition, se poursuivent mais il m’a semblé que c’est au cours de la période couverte par l’Etude qu’elles se sont réellement conjuguées. Elles ont alors un effet structurant sur le plan des politiques publiques. La fin de l’année 2021, à travers diverses déclarations des dirigeants, et notamment du nouveau sultan, mais aussi à travers la levée de des restrictions à la mobilité a montré qu’un nouveau champ de priorités, marqué en particulier par les enjeux budgétaires, était dorénavant investi par les dirigeants La question sanitaire se trouvait reléguée au second plan. Cette temporalité m’est par conséquent apparue pertinente.

Comment avez-vous travaillé ? 

Laurent Bonnefoy : La question du passage à l’écriture après une phase d’accumulation de données, en l’espèce longue puisque j’ai eu la chance de séjourner pendant trois années en Oman grâce au CNRS et en partenariat avec l’université publique Sultan Qabous, est toujours délicate. C’est dès lors autant le terrain en lui-même que sa restitution qui constituent des étapes potentiellement complexes à gérer. 

La publication de cette Etude constitue pour moi une prise de risque particulière. C’est la première fois que j’écris sur Oman en usant d’un format scientifique relativement long. J’ai en effet pu acquérir ma légitimité en tant que chercheur en abordant des objets liés au Yémen contemporain. « Migrer » ainsi vers Oman, quand bien même les deux sociétés partagent une frontière terrestre, est un processus peu aisé. Du moins est-ce ainsi que je le conçois ! 

Plus encore, il est objectivement devenu périlleux d’aborder des questions politiques contemporaines au Moyen-Orient où l’autoritarisme s’est renouvelé. Le sort terrible réservé à Fariba Adelkhah en Iran en est une illustration extrême, mais les chercheuses et chercheurs privés de terrain dans la région sont nombreux, cela est parfois une mesure de rétorsion contre les écrits qu’ils ont publiés. Publiciser ses analyses dans un contexte où les Etats ont investi dans des modes de veille et sont très attentifs à leur image internationale peut se révéler coûteux. Cet état de fait encourage l’auto-censure ou entretient, notamment dans la littérature publiée par les think tanks, une forme de conformisme.

De quelle façon la pandémie de Covid-19 a-t-elle affecté les priorités du pouvoir omanais ?

Laurent Bonnefoy : Réfléchir aux évolutions récentes des politiques publiques en Oman impose de s’interroger sur ce qui a structuré pour l’essentiel la période du sultan Qabous entre 1970 et 2020. Le narratif dominant porté par le pouvoir, mais aussi par la recherche, insiste largement, et avec une certaine raison, sur le développement des infrastructures et institutions pendant ces décennies. Ce développement est à bien des égards impressionnant. Il s’est accompagné du déploiement d’un discours public qui a servi à singulariser la nation omanaise, insistant sur les questions de tolérance et de modération comme éléments consubstantiels à l’identité de ce pays récemment unifié. Dans cette construction, la diplomatie a joué un rôle important, faisant du sultanat un agent de paix au Moyen-Orient, un facilitateur de négociations, par exemple avec l’Iran, et plus récemment dans le contexte du conflit au Yémen.

De l’avis des citoyens critiques, la question du développement et de la réforme économiques s’est trouvée quelque peu délaissée par les dirigeants au cours des dernières années de règne de Qabous. Cet état de fait a donné naissance à un problème de déficit structurel des revenus de l’Etat, d’autant plus aigu que les prix du pétrole ont été bas jusque fin 2021. Il a aussi conduit à l’émergence d’une question sociale qui surgit régulièrement à travers des mobilisations de sans-emploi, dont les plus significatives ont eu lieu en 2011 au moment des Printemps arabes. Pour répondre à ces défis, les politiques de remplacement de la main d’œuvre étrangère, majoritaire, par la main d’œuvre nationale dites d’omanisation sont un vieux serpent de mer, notamment étudié par ma collègue Laurence Louër1.

Dans ce contexte, la pandémie de Covid-19 a précipité un changement dans les priorités mises en avant comme dans les politiques mises en œuvre. C’est ce basculement, nourri aussi par les bouleversements à la tête de l’Etat, qui m’a intéressé. Il s’incarne d’une part dans un discours de protection, si ce n’est même de care, qui fait la part belle à l’efficacité, à la science et qui entre notamment en contradiction avec les attentes de certaines composantes conservatrices du champ religieux. Ce basculement a ainsi imposé une mise entre parenthèses de toute pratique collective pendant de longs mois, conduisant à la fermeture des mosquées et à la relégation du discours islamique. La politique vaccinale, les nouvelles règles de mobilité (l’aéroport a été fermé, des couvre-feux ont été imposés), la place offerte aux soignants et au ministre de la Santé ont incarné cette transformation. Evidemment, celle-ci n’est pas spécifique à l’Oman mais elle demeure intéressante dans sa forme et ce qu’elle révèle des priorités du discours public et des politiques. 

D’autre part et de façon sans doute encore plus marquée, le basculement semble avoir engagé une remise en cause brutale de la place des travailleurs étrangers, transformant ces derniers en une variable d’ajustement tant sociale qu’économique. Enfin, on a pu assister au cours de la période à une forme de normalisation de la diplomatie omanaise, à travers par exemple un rapprochement avec l’Arabie Saoudite.

Quelle est la réalité de la population étrangère à Oman ? Le Covid a-t-il renforcé les discriminations à son égard ? Quid de son accès aux mesures publiques adoptées pour lutter contre la pandémie ?

Laurent Bonnefoy : La place accordée, au moins symboliquement, à la part étrangère de la société omanaise – qui oscille entre 40 et 50% des 5 millions d’habitants et qui est massivement originaire d’Asie du sud –, est souvent décrite comme singulière à l’échelle de la péninsule arabique. Le discours sur la tolérance, tout comme l’histoire maritime caractérisée par les flux anciens à travers l’océan Indien, ont donné de l’Oman l’image d’un pays ouvert aux étrangers. Le pluralisme religieux mais aussi des conditions de résidence administratives imposées, moins restrictives pour ce lumpenprolétariat transnational que dans les monarchies voisines, distinguent aussi le sultanat d’Oman. L’image demande évidemment à être nuancée quand bien même elle est fréquemment validée par les travailleurs expatriés eux-mêmes. 

Depuis 2020, la crise sanitaire, ses effets sur l’économie et une certaine attente des citoyens parfois teintée de xénophobie ont pu justifier des mesures discriminatoires ou exceptionnelles qui ont directement fragilisé la position des étrangers de toutes origines. Leur part s’est contractée, faisant officiellement baisser la population totale du pays de près de 3% en deux années. L’accès concret aux soins et à la vaccination anti-Covid, la mise en place d’un régime d’exception permettant une protection spécifique de l’emploi des Omanais en période de crise ont matérialisé ces transformations des discours et des pratiques. Le changement s’est révélé d’autant plus fort que la « préférence nationale » se devait d’incarner la volonté du nouveau pouvoir de Haïtham ben Tariq. Le changement entre ce dernier et son prédécesseur est également passée par là. Le développement de ce nationalisme constitue une caractéristique forte à l’échelle des monarchies du Golfe et passe, après plusieurs décennies de croissance de l’immigration de travail, par des politiques de plus en plus restrictives à l’égard des étrangers. Celles-ci ont été amplifiées dans le cadre de la pandémie de Covid-19 et d’une certaine manière, elles ont pu se formaliser.   

Quelles sont selon vous les limites des évolutions de la façon de gouverner à Oman, de la façon de « faire Etat » dont vous parlez ? De façon plus large, quel avenir voyez-vous à ces réformes ces transformations des politiques publiques ?

Laurent Bonnefoy : La phase étudiée m’a semblé intéressante dans la mesure où elle révèle combien la pandémie a imposé, de façon quasi-immédiate, une nouvelle manière d’agir en tant qu’Etat, constituant une nouvelle norme autant qu’un état d’exception. Observer ces recompositions, au plus près du terrain, a été pour moi un exercice passionnant, riche en potentiel comparatif. 

Le tâtonnement initial dans les premières semaines de l’année 2020 a rapidement conduit les gouvernements des différents pays à adopter des mesures similaires et parfois, comme cela a pu être le cas à Oman, de façon contre-tendancielle et donc sans grande prise sur le nombre de malades atteint par le virus. La pandémie, au moment où un nouveau pouvoir devait acquérir une légitimité à l’intérieur de la société, auprès des élites et à l’échelle internationale a donc produit des politiques publiques largement stéréotypées, passant par exemple par la création d’institutions ad hoc, en particulier le Comité suprême chargé de la lutte contre le Covid-19. 

Si en Europe occidentale, le discours sur l’austérité budgétaire a été ébranlé ; dans les monarchies du Golfe, le déploiement d’un discours marqué par la protection et la science est venu, un temps, chasser, celui sur la sécurité et la redistribution de la rente. Fait troublant : la hausse des prix des hydrocarbures, insolente depuis un an et accélérée par la guerre en Ukraine, a dans une certaine mesure à son tour contredit les basculements observés. 

Quid des autorités religieuses durant cette période à Oman ? Ont-elles vu leur place et leur rôle évoluer dans la société ?

Laurent Bonnefoy : Parallèlement aux autorités sanitaires et au pouvoir en tant que tels, je me suis en effet penché sur les débats et recompositions dans le champ religieux omanais. Celui-ci est caractérisé par l’emprise de l’Etat – il est donc peu autonome –, et par la centralité des acteurs issus de l’ibadisme, une branche spécifique de l’islam, ni sunnite, ni chiite très marginale à l’échelle du monde musulman et dominante dans le seul sultanat d’Oman. La concomitance de la transition politique et de la crise sanitaire a favorisé une forme de contestation qui ne dit pas vraiment son nom de la part d’acteurs religieux, et pas des moindres : le mufti, plus haute autorité musulmane du pays. 

Ahmad al-Khalili est un personnage singulier qui, au fil de la période étudiée, s’est régulièrement éloigné du discours officiel, imputant par exemple initialement la pandémie aux homosexuels ou alors célébrant la prise de pouvoir des Taliban en Afghanistan en août 2021. Face aux discours et aux politiques légitimés par la science, une frange conservatrice du champ politique a cherché à se constituer un espace propre, bénéficiant de la période d’incertitude créée par un nouveau pouvoir qui construit sa légitimité. C’est là indéniablement une dynamique passionnante.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture :
Mascate (Oman), août 2021. "Pour mon instruction, je me vaccine". @ Laurent Bonnefoy 

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