Le rêve de Donald Trump

A quoi rêve Donald Trump ? Où veut-il conduire son pays ? Que faut-il attendre de cette Amérique de nouveau grande qu’il promet au monde entier ? Quatre mois après son retour à la Maison-Blanche, le dessein du nouveau président échappe encore à la grande majorité des commentateurs, des experts et aussi de ses pairs, les hommes et femmes d’Etat qui tentent de transiger avec lui, de trouver un mode régulier de communication et de négociation. L’idée même d’une ‘diplomatie transactionnelle’, censée résumer ce nouveau statecraft, a montré très vite ses limites : derrière les formes multiples du ressentiment, c’est surtout l’imprévisibilité et donc un certain désordre qui dominent. Est-ce cela qui nous serait promis ? Une sorte de jeu perdant-perdant à grande échelle où, dans les limites de leur concurrence, les puissants pourraient laisser libre cours à leur arbitraire, face aux faibles et aux indécis ?
Une telle posture hobbesienne s’ajusterait bien avec l’aversion de la droite américaine pour la régulation publique en général. Les techno-libertariens et la classe ouvrière appauvrie (majoritairement blanche) se retrouvent sur ce point. Souvent, par exemple, on peut avoir l’impression que c’est moins le changement climatique en tant que tel qui est nié, que l’idée qu’il faille intervenir ici - normer les comportements, taxer les abus, négocier des traités. De même avec les vaccins, la règlementation bancaire, le port d’armes, la lutte contre les discriminations ou encore, à New York, la congestion urbaine. Rares seraient les externalités ou les biens publics qui justifieraient qu’on touche au libre-arbitre des citoyens américains. Toute autre inclination relèverait du ‘socialisme’. De même, les alliances géopolitiques ou les accords multilatéraux ne seraient que des moyens au service des pays faibles pour spolier les honnêtes Américains et ligoter leur gouvernement légitime. C’est donc l’action collective, les engagements partagés, la mutualisation des risques mais aussi l’investissement dans le soft power qui seraient insupportables. On passe des deals mais, au mieux, il s’agit de contrats très étroits - du troc, si vous voulez, et parfois du racket, comme dans le cas de l’Ukraine et de ses ressources minières.
Avec insistance, c’est donc la question de l’hégémonie américaine qui est posée : ses méthodes, ses coûts, ses bénéfices et aussi ses objectifs, en somme son horizon politique. Dans sa définition classique, on sait que l’hegemon est une puissance dont l’intérêt à soutenir un ordre international stable est tel qu’elle est prête à en assumer tous les coûts, ou une très grande partie. C’est ainsi que la Grande-Bretagne a assuré la police des mers pendant des décennies, avant 1914, pour son propre bénéfice et pour celui des autres pays occidentaux. Le cas de l’OTAN depuis 1949 et jusqu’à aujourd’hui est également très parlant. Quant au multilatéralisme, sa construction et son expansion depuis 1945 a demandé un investissement constant, à la fois politique et financier, mais aussi l’acceptation par les Etats-Unis de jouer (en gros) dans ces règles.
On sait que depuis des années maintenant, le débat à Washington sur l’hégémonie américaine est entièrement dominé par la concurrence à long terme de la Chine. Si la nouvelle administration républicaine ne fait pas exception, en revanche sa contestation en bloc de la pratique passée des Etats-Unis ne laisse pas d’interroger. Bien sûr, on peut se demander pourquoi trois générations de dirigeants américains, depuis Roosevelt et Eisenhower, auraient endossé ce deal multilatéral stupide conçu à Washington dans les années 1940. En fait, lorsque Trump évoque la grandeur passée de l’Amérique, on ne sait pas très bien à quelle nostalgie il fait appel. Si ce n’est pas le triomphe de 1945, serait-ce alors 1919 et le refus du traité de Versailles ? Ou bien Théodore Roosevelt et l’affirmation d’un nouvel impérialisme ? Enfin, s’ajoute un scepticisme très large quant au cadre analytique qui devrait sous-tendre la nouvelle approche de l’économie et de l’ordre politique international. En dehors de la nouvelle administration, très peu d’économistes, dans les universités, les think tanks ou la presse financière, ont été convaincus par les promesses du nouveau protectionnisme. Même chose sur le plan financier et monétaire, où les initiatives de la Maison-Blanche n’ont pas manqué non plus.
Prenons d’abord le cas du commerce international, et laissons de côté la manière absurde par laquelle, début avril, on a augmenté les tarifs douaniers, avant parfois de les réduire tout en laissant la porte ouverte à de nouvelles hausses. Allons à l’essentiel : une augmentation des droits de douanes, tout comme la relocalisation de lignes de production depuis des pays plus compétitifs, implique pour la très grande majorité des biens, des prix à la consommation durablement plus élevés.
Dit autrement, si cette politique devait s’appliquer aux composants pharmaceutiques et automobiles, aux téléphones et aux réfrigérateurs, aux tee-shirts ou aux baskets, le consommateur américain serait sérieusement appauvri. Il lui faudrait travailler plus (ou de manière bien plus productive) pour maintenir son niveau de vie (le nombre de tee-shirts qu’il s’achète dans l’année ou la taille de son réfrigérateur).
Ceci nous rappelle qu’avec les travailleurs et la nouvelle élite économique émergentes, les consommateurs des pays riches ont été depuis quarante ans les grands gagnants de la globalisation - toutes choses égales par ailleurs, notamment les inégalités. L’expérience protectionniste américaine souligne un corollaire généralement inaperçu : on ne sortira pas aisément de la globalisation. Il n’y aurait pas là un simple « retour de balancier » qui nous ramènerait vers un monde peut-être moins tonique économiquement, mais plus convivial socialement. Il est peu probable en particulier que les consommateurs occidentaux acceptent sans broncher de renoncer aux gains de pouvoir d’achat apportés par l’ouverture des échanges - le coût politique de l’inflation, ces dernières années, a été à cet égard un bon indicateur. Que ces consommateurs occidentaux n’aient pas toujours perçus ces gains de la globalisation ne changerait rien à l’affaire : il ne s’agirait que de l’écho de ce vieux théorème d’économie politique selon lequel les coûts de la libéralisation commerciale sont typiquement concentrés et immédiats, alors que ses bénéfices sont diffus, progressifs et souvent inaperçus. A l’arrière-plan, tous les enjeux de financement des politiques sociales ou de soutenabilité des dettes publiques se poseraient dans des termes plus durs encore.
Côté offre, comme disent les économistes, on s’accorde certes pour attendre un certain nombre d’investissements industriels aux Etats-Unis, porteurs éventuellement d’emplois peu qualifiés. Mais il est douteux qu’on puisse reconstituer de cette manière un tissu industriel et social dense, comparable à celui des décennies d’après-guerre – l’enfance de Trump, en somme. Rien n’assure a fortiori que le protectionnisme puisse réparer des injustices accumulées depuis cette époque (chômage, délocalisations, disparités territoriales, stagnation des salaires réels). Enfin, ce scepticisme est accentué par les positions de la nouvelle administration américaine sur l’éducation secondaire et supérieure, la recherche, les infrastructures ou la santé publique : ces piliers de la prospérité américaine que la théorie de la croissance économique a exploré de fond en comble depuis des décennies.
Si l’on passe au volet financier et monétaire de ce premier bilan, on est très vite devant une même énigme: sur quelles pratiques hégémoniques doit ouvrir l’appel à une nouvelle grandeur américaine ?
L’initiative la plus marquante des derniers mois est venue du conseiller économique du nouveau président, Stephen Miran. Pour résumer, son idée était de préserver le statut international du dollar, tout en reportant ses coûts sur les pays étrangers. Par exemple on aurait forcé les Banques centrales de ces pays à accepter des taux d’intérêt bas ou nuls sur les bons du Trésor américains qu’elles détiennent. La menace d’une augmentation massive des tarifs douaniers, voire d’un retrait du soutien militaire américain, auraient assuré l’adhésion des plus réticents. C’est peu dire que ce genre d’idées est inédit à ce niveau. Les agences de notation S&Ps et Moody’s ont fait remarquer que ceci reviendrait à un défaut de paiement souverain. Se sont ajoutées ensuite la menace de destituer le gouverneur de la Banque centrale américaine, puis une baisse d’impôts massive, qui devrait accroître un peu plus la dette publique.
Résultat, depuis février et par phases successives, les investisseurs internationaux ont vendu des volumes importants de dette publique américaine et de dollars, préférant notamment la dette allemande et l’euro, qui se sont l’une et l’autre appréciées. Les tensions sur les marchés ont même conduit la Réserve fédérale à annoncer qu’elle était prête à intervenir pour assurer leur fonctionnement ordonné. Tout cela fait désordre. En principe les ‘pays sérieux’ évitent ce genre de situation.
Reste le constat principal, discuté jour et nuit dans la presse financière et sur les réseaux sociaux : la principale devise internationale et le marché de dette considéré comme le plus sûr au monde étaient directement testés et contestés. La question de l’hégémonie financière et monétaire était posée in situ, sur le lieu-même où elle se joue – les marchés de capitaux. Etait-ce le début de la fin du ‘privilège exorbitant’ dénoncé par De Gaulle et Giscard d’Estaing en 1964 ? Les Etats-Unis allaient-ils commettre une sorte de hara-kiri monétaire, par inadvertance ou par manque de professionnalisme ? L’euro ou le Renimbi chinois pourraient-ils prendre la relève, au moins pour partie ?
On peut proposer trois lectures possibles de ces premiers pas de la nouvelle administration Trump sur le commerce et la finance, puis sur la reconfiguration de l’hégémonie américaine. Une première approche, plutôt optimiste et constructive, verrait ici un processus d’apprentissage collectif. Sans doute un peu chaotique, il mènerait un gouvernement très idéologique et peu compétent à un rapport rationalisé au monde réel. En somme, la dissonance épistémique évoquée plus haut serait progressivement réduite. Des règles du jeu seraient admises. L’horizon temporel des deals s’allongerait progressivement. Resterait l’imprévisibilité du Président. Peut-il apprendre ? L’expérience a-t-elle prise sur lui ? Et pendant combien de temps ?
Une lecture sceptique, en revanche, abandonne l’espoir d’une évolution constructive. Ceux qui voudront tirer les leçons de l’expérience seront peut-être rejetés par un Président et des zélateurs, toujours rétifs aux voix de la raison pratique ? Dans ce cas, on irait vers une suite d’embardées, corrigées l’une après l’autre, dans l’improvisation et les changements de cap impromptus dont nous avons pris l’habitude ces derniers mois. Evidemment, les coûts collectifs risqueraient d’être élevés, qu’ils tiennent à l’incertitude quant aux tarifs douaniers, aux finances publiques ou à des initiatives internationales inconstantes (Ukraine, Gaza, Chine, Canada, etc.). Reste que le monde réel (les marchés de capitaux, l’intégration commerciale, l’équilibre des puissances) imposerait des checks and balances ou des garde-fous suffisamment forts pour canaliser l’incohérence des politiques américains. Mais les coûts pour l’hégémonie américaine seraient sans doute massifs. Ses concurrents majeurs et mineurs sont beaucoup plus réalistes ; ils calculent dans un horizon beaucoup plus long.
Enfin, il y a le risque du dérapage, de la manœuvre ratée, ou du malentendu catastrophique. La Chine, l’Iran, les crises de paiements, chacun peut faire ses scénarios. Mais même sans arriver à une issue extrême, un Président et une administration erratiques pourraient révéler, pas à pas, au monde qu’ils ont déjà perdu la main ; que la course industrielle et technologique avec la Chine est déjà perdue. Dans sa grande confusion, le projet actuel aboutirait à construire une fortress America, en retrait de la gouvernance du monde mais lourdement disruptive dès lors que ses intérêts ou sa susceptibilité seraient en jeu. Après tout, le rôle de global spoiler plairait sans doute assez bien à Donald Trump. Son rêve, notre cauchemar.
Photo : Homme devant les écrans des marchés boursiers notant des pertes sévèresau moment où Trump a introduit des droits de douane. 18 mai 2025. Crédit Ascannio pour Shutterstock