Le Covid-19, catastrophe naturelle ? Entretien

20/04/2020
Confinement. Copyright Sandrine Revet

La crise du Covid-19 peut-elle être considérée comme une catastrophe « naturelle » ?

Sandrine Revet : Cette question a plusieurs réponses. Elle est intéressante dans la mesure où elle nous invite à penser comment l’on « cadre » un tel événement et ce que cela peut avoir comme conséquences sur la manière dont on le pense et la façon dont on l’affronte. Même si le virus est d’origine naturelle, cette pandémie n’est pas plus « naturelle » que les catastrophes provoquées par des tsunamis, des ouragans ou des inondations. Cela fait longtemps désormais que les sciences sociales ont permis de montrer que les catastrophes se produisent quand un phénomène, qui peut être d’origine naturelle ou technologique, rencontre une société rendue vulnérable par des décisions politiques, des choix économiques ou des formes d’organisation sociale. 

Ce qui me paraît intéressant à observer c’est la façon dont on pense ce qui est en train de se passer et ce que cela nous dit sur les moyens mis en œuvre pour y faire face. Si l’on se place du point de vue des agences de l’ONU par exemple, la coordination internationale face aux pandémies est l’affaire de l’Organisation mondiale de la santé et du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), la situation actuelle est pensée comme une « urgence sanitaire internationale ». En France, on cadre cet épisode sous le terme de « crise sanitaire ». 

Selon moi, une telle formulation comporte deux risques. 

La première chose est de parler de « crise » et d’utiliser le vocabulaire qui va avec. La notion de « crise » implique un état normal et sa perturbation passagère avant un retour à la « normale ». La crise est traduite graphiquement par la métaphore du « pic », et celle, naturalisante, de « la vague », ainsi que par des courbes qui montent et redescendent pour revenir plus ou moins rapidement à leur niveau de départ. C’est une vision linéaire de la crise. En outre, parler de crise signifie que la structure n’est que ponctuellement affectée. Or, dans la situation actuelle, il est évident d’une part que cette pandémie n’est pas une perturbation anormale d’un fonctionnement « normal » mais bien au contraire l’une des conséquences normales d’un fonctionnement « anormal ». Par ailleurs, la situation va provoquer un ébranlement même des structures sociales, ce qui correspond donc mieux à la notion de catastrophe, qui désigne un événement transformateur, qui détruit, renverse, bouleverse l’ordre qui l’a précédé. 

Le deuxième risque que je vois dans l’utilisation généralisée de la notion de « crise sanitaire » se situe dans le qualificatif de « sanitaire ». En qualifiant ainsi l’événement, on prend le risque de faire primer le cadrage sanitaire sur les autres. Or, comme la sociologie politique l’a bien montré, l’un des effets de ces « crises » est de déborder l’organisation habituelle en secteurs, de produire ce que Michel Dobry appelle la « désectorisation » et d’obliger à penser en dehors de son seul domaine de compétence, d’obliger à la coordination, qui constitue un enjeu majeur pour les professionnels de la gestion de crise et l’une des opérations les plus complexes à mettre en œuvre, dans la mesure où chaque monde professionnel, chaque secteur a ses temporalités, ses enjeux, ses langages, ses objectifs, ses échelles et que les faire coïncider est une opération extrêmement complexe. S’il n’est évidemment pas question de nier la spécificité de cet événement, et du rôle central que joue le système de soins et des questions sanitaires dans sa gestion, le circonscrire au terme de « crise sanitaire » occulte l’ensemble des domaines qui sont et seront durablement affectés par cet événement et sous-entend que dans les arbitrages quotidiens, la santé prime sur tout le reste. Or il est évident que tel n’est pas le cas. Les dimensions sanitaires, sociales, écologiques, économiques et politiques de cette catastrophe sont enchâssées et il convient de les penser ensemble. 

De la même manière que les Etats et les sociétés se « préparent » à l'avènement de catastrophes naturelles comme les tremblements de terre ou les glissements de terrain, nos gouvernements auraient-ils pu réellement se préparer à cette pandémie ?  Est-il possible d'éviter ce genre de crise ?

Sandrine Revet : De toute évidence, très peu de pays étaient « préparés » à une pandémie de ce type1, assez curieusement d’ailleurs puisque depuis la fin des années 1990 au moins, la possibilité qu’un tel événement se produise était forte dans de nombreuses enceintes et les mises en garde ont été nombreuses. Les exercices proposant de se préparer, en simulant de telles situations se sont développés dans de très nombreux pays. En septembre 2019, le Global Preparedness Monitoring Board (GPMB) de l’OMS publiait un rapport sur la préparation à de telles pandémies, rappelant aux autorités des différents pays du monde l’urgence « à se préparer au pire », le pire étant identifié alors comme « une pandémie qui se répand rapidement, causée par la propagation d'agents pathogènes respiratoires mortels ».

La question de la préparation doit également nous conduire à nous interroger sur ce cadrage, qui organise désormais la pensée de la gestion des risques et des catastrophes depuis le début des années 2000. La pensée de la préparation, qui naît pendant la Seconde Guerre mondiale avec la mise en place des premières institutions de Défense civile, et se poursuit, notamment aux Etats-Unis durant la guerre froide à travers un ensemble de dispositifs mis en place pour faire face à une éventuelle attaque nucléaire, part de l’idée que la catastrophe est inévitable, qu’elle peut survenir à n’importe quel moment et qu’il faut par conséquent se tenir prêt afin d’en réduire les impacts : la question n’est plus de savoir si la catastrophe va se produire (pensée de la prévention), ni quand (pensée probabiliste), mais ce que l’on fera quand elle surviendra. La préparation s’appuie sur un ensemble de mesures et de dispositifs (systèmes d’alerte, exercices, simulations, stockages, plans de coordination…) et repose sur une temporalité d’action relativement brève (l’« urgence »). En outre, les recherches en sciences sociales sur la préparation montrent la grande difficulté à se préparer à une catastrophe non encore advenue. Par exemple, les scénarios des exercices de simulation se fondent souvent sur des catastrophes passées. Il est difficile d’y développer l’imagination et comme le montrent Olivier Borraz et Elsa Gisquet, les simulations « promeuvent une vision ordonnée de la crise ».

Simulation de catastrophe à Sendai au Japon, mars 2015. Une vision ordonnée de la crise. Photo : Sandrine Revet.

Or la pensée de la préparation a tendance à occulter d’autres façons de penser ce qui arrive, d’autres cadrages qui s’appuient sur des actions moins visibles, ancrées dans le plus long terme. Ainsi, le cadrage de la vulnérabilité ne se centre pas seulement sur le phénomène (ici le virus) et sur une représentation « exogène » de la catastrophe, c’est-à-dire extérieure à la société, mais au contraire sur une vision de la catastrophe comme « endogène » c’est-à-dire produite par la société elle-même. Dans ce cadrage, qui met en avant les facteurs de vulnérabilité, les mesures –structurelles – s’inscrivent dans une temporalité qui dépasse l’urgence de la gestion de crise et impliquent des politiques de réduction des facteurs de vulnérabilité. Dans le cas de la catastrophe actuelle, nous devrons travailler à établir clairement les facteurs de vulnérabilité de chacune de nos sociétés qui ont rendu possible cette catastrophe dans différents contextes mais aussi à l’échelle du monde. On pense notamment à la faiblesse des systèmes de santé, à la globalisation croissante des échanges ou encore à la déforestation.

Bien que l’on ait montré depuis longtemps qu’il est moins coûteux d’engager de telles dépenses de prévention que de réagir en situation de crise, ces mesures structurelles de réduction des facteurs de vulnérabilité sont moins visibles que les mesures de gestion de crise et il est toujours difficile de convaincre les autorités d’investir dans des actions de prévention, une fois la « crise » passée. 

Comment l'anthropologie des catastrophes peut-elle nous aider à penser un moment comme celui-ci? 

Sandrine Revet : L’anthropologie des catastrophes a depuis longtemps travaillé sur des situations de ce type, bien que l’échelle de cette catastrophe soit particulièrement inédite. Si l’anthropologie ne permet pas de « donner du sens » à ce qui se passe, elle permet de regarder comment les humains affrontent et donnent un sens à ce qu’ils traversent. Récemment, certains auteurs ont également proposé une appellation encore plus spécialisée en lien avec la situation que nous traversons, comme dans ce volume paru en 2019 intitulé The Anthropology of Epidemics2, qui fait émerger des thématiques spécifiques à ce type de catastrophes et qui fait également écho aux recherches anthropologiques sur d’autres types d’objets.

Plusieurs thématiques amplement traitées par la littérature anthropologique émergent dans la situation actuelle. L’anthropologie des catastrophes a ainsi montré depuis longtemps que les catastrophes ne nivellent pas les inégalités mais qu’elles les creusent et les aggravent. Face à un discours qui a émergé dans les années 1980 et 1990 autour de l’idée des « risques globaux » et notamment la publication de La Société du risque: sur la voie d'une autre modernité3 dans lequel Ulrich Beck affirme que les risques contemporains avaient pour caractéristique d’unir l’humanité dans une même condition de vulnérabilité, l’anthropologie a bien montré qu’en fonction des contextes, cette vulnérabilité se déclinait différemment et conduisait à affronter les situations de danger avec des ressources différentes. L’anthropologie permet aussi, en s’approchant au plus près des personnes et des groupes qu’elle étudie, de nuancer ces grandes tendances, en montrant par exemple les ressources inattendues que peuvent mobiliser certains groupes considérés comme « vulnérables », qui ont développé des compétences pour affronter des situations critiques au quotidien et qui parfois sont moins déstabilisés que d’autres face à l’irruption de la « catastrophe ».

"Distribution de produits d'hygiène dans le Choco, Colombie, avril 2020. Photo : Ascoba.

Distribution de produits d'hygiène dans le Choco, Colombie, avril 2020. Photo : Ascoba.

L’anthropologie a également mis en lumière l’émergence en situation critique de « communautés de survie », qui se fondent sur l’organisation sociale des groupes et permettent de se réorganiser dans l’urgence. C’est ce que nous voyons émerger aujourd’hui à travers les phénomènes d’entraide entre habitants d’un même immeuble, d’un même quartier ou au sein des groupes familiaux. C’est également ce qui se manifeste dans les « élans de solidarité », qui rassurent sur les qualités humaines qui se manifestent en temps critiques. Pourtant, l’anthropologie a permis également de montrer d’une part que ces solidarités possédaient un caractère éphémère et qu’elles sont notamment mises à mal dès lors que des dispositifs d’aide extérieurs prennent le relais, basés sur des critères sélectifs qui vont réintroduire des différences et des concurrences entre ceux qui y ont accès et les autres. D’autre part, les situations de catastrophes permettent souvent de faire émerger de nouveaux acteurs, des nouvelles relations sociales. Les relations de genre peuvent être bouleversées, de même que les relations entre les générations, de nouveaux leaderships peuvent émerger. Ces processus, là encore, ne sont pas universels mais  gagnent à être étudier dans des contextes précis, avec un regard non centré sur le moment de la « crise » et une bonne connaissance du terrain.

Il est également fréquent de voir émerger dans les situations de catastrophes des figures emblématiques qui se déclinent différemment en fonction des contextes : héros, victimes, boucs émissaires. De nombreux travaux d’anthropologues portent sur la façon dont ces figures peuvent être comprises dans les contextes où elles sont mobilisées.

L’anthropologie a aussi traité de manière très documentée l’impact que peut avoir le traitement des cadavres en situation de catastrophe, qu’il s’agisse d’épidémie ou d’autres situations de morts en masse, comme les conflits. Le non-respect des rituels funéraires, les enterrements en masse, le traitement dégradant des corps ont une influence importante sur la façon dont les sociétés s’arrangent à plus long terme avec les morts.

Enfin, l’anthropologie permet de travailler, à partir des différents récits produits sur un événement, qui peuvent prendre des formes aussi diverses que des chansons, des œuvres d’art, des poèmes, des récits narratifs, des photos mais aussi des conversations quotidiennes, sur le sens que les personnes donnent à de tels événements. Sans s’en tenir aux seuls récits médiatiques ou aux discours nationaux produits par quelques personnages emblématiques, il est intéressant d’analyser la complexité de ces récits et de voir qu’ils tissent, à plusieurs voix, la toile d’un récit collectif qui ne se stabilise pourtant pas toujours. Ces discours proposent de donner un sens à ce qui est arrivé ou ce qu’il se passe et désignent souvent des coupables. Ce qui frappe quand on les analyse en finesse, c’est la pluralité des registres qui coexistent en leur sein. 

Pour conclure, on peut dire que le propre de l’anthropologie est de regarder l’ordinaire de ces situations « extraordinaires » en s’intéressant aux expériences quotidiennes. L’ethnographie propose une échelle d’enquête particulière et s’engage à la description fine, et l’anthropologie propose un programme de comparaison qui permet d’élargir la vision. Cet entretien est disponible en espagnol en cliquant sur ce lien

Propos recueillis par Miriam Périer
Photo de couverture par Sandrine Revet

Cet entretien est disponible en espagnol en cliquant sur ce lien
  • 1. Au moment où ces lignes sont écrites, en avril 2020, la Corée du Sud, Singapour ou le Vietnam sont cités par l’OMS comme étant ceux qui gèrent le mieux la pandémie, et l’on pourrait aussi mentionner également Taïwan, que l’OMS ne cite pas pour des raisons géopolitiques. Ces pays ont tous expérimenté récemment le SRAS en 2003 ou le MERS en 2012 et en ont « appris quelque chose ».
  • 2. Ann H. Kelly, Frédéric Keck, Christos Lynteris (dir.), The Anthropology of Epidemics, Londres, Routledge, series « Routledge Studies in Health and Medical Anthropology », 2019.
  • 3. Traduit de l'allemand par L. Bernardi. Paris, Aubier, 2001.
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