Exploiter l’environnement pour mieux le préserver ?

17/10/2023

Le CERI accueille depuis le 1er septembre 2023 Pia Bailleul, qui nous a rejoint dans le cadre d’un post-doctorat financé par le Fonds Bruno Latour, pour trois années.
L’objectif de cette initiative, impulsée par Bruno Latour, est d’accueillir à Sciences Po une cohorte d’une dizaine de jeunes scientifiques particulièrement en pointe sur les dimensions les plus fondamentales de la recherche en écologie politique, relevant de diverses disciplines des sciences humaines et sociales, pour réfléchir aux conséquences des mutations écologiques sous le prisme des sciences sociales. Le Fonds s’inscrit dans le cadre de l’Institut Transformations environnementales de Sciences Po, qui a vocation à assurer la cohérence et la visibilité des activités de recherche et d’enseignement sur ces thématiques. Pia Bailleul répond à nos questions dans ce premier entretien.

Pourriez-vous nous présenter rapidement votre parcours de recherche et votre thèse de doctorat ?

Pia Bailleul : Je suis anthropologue et je travaille sur les enjeux politiques et sociaux des ressources et des activités minières au Groenland. Mon intérêt pour ce sujet est né durant ma thèse, intitulée Gisements nationaux et terres communes : étude des reconfigurations juridiques, géologiques et politiques des traitements des sols et des sous-sols groenlandais à partir de l’ethnographie du projet minier de Kuannersuit, menée de 2017 à 2022 au sein du Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative (LESC) à Nanterre. En m’appuyant sur une ethnographie d’une année au Groenland et sur une analyse de textes (juridiques, politiques, géologiques) autour du secteur minier, j’ai étudié les impacts de l’industrialisation minière sur la restriction des droits collectifs de la terre et sur la construction du pouvoir de l’État. L’année passée, j’ai bénéficié d’un post-doc au sein de l’ANR RulNat coordonnée par l’anthropologue Daniela Berti, durant lequel j’ai centré mon travail sur les projets de terres rares et les implications sociales et politiques du développement de cette nouvelle ressource.
 

Vous travaillez actuellement sur les projets miniers au Groenland et sur leurs implications du point de vue de la territorialisation de l’Etat et du rapport du Groenland au Danemark. Pourriez-vous nous expliquer notamment ce que vous entendez par « zone frontière » et ses implications du point de vue de votre recherche ? 

Pia Bailleul : J’aborde la « zone frontière » comme un phénomène de composition spatiale dirigé par la volonté d’exploitation de ressources. Dans la plupart des cas, la « zone frontière » est ainsi qualifiée par les acteurs extérieurs pratiquant l’exploitation jusqu’à épuisement. Elle est sans retombées économiques durables pour les populations locales, et elle porte souvent gravement atteinte à l’environnement. Au Groenland, il s’agit au contraire d’une volonté politique développée durant la formation du gouvernement national dans les années 1980-1990, avec une visée indépendantiste. L’objectif est de remplacer la dotation danoise annuelle au budget gouvernemental de l’île par les rentes minières.La « zone frontière » est le fruit des négociations entre les compagnies minières, qui explorent les sous-sols, et les gouvernements successifs, qui l’utilisent à des fins politiques. Elle représente pour ces derniers un moyen de revendiquer et de s’approprier les ressources depuis la colonisation danoise ainsi qu’un moyen d’asseoir le pouvoir du proto-État groenlandais sur le territoire.

L’enjeu pour moi est d’une part de saisir l’espace formé par cette situation et les implications sociales et politiques spécifiques qu'elle pose au niveau de l'extractivisme en Arctique. D’autre part, j’entends analyser ce cas à l’aune de comparaisons autour du concept de « zone frontière ». Le Groenland présente la spécificité d’une frontière aux prémisses de son exploitation et encore dans sa phase de définition, ce qui permet d’étudier comment un minerai devient une ressource (acteurs, articulation des ordres géologique, juridique, politique sur une matière) et in fine de suivre le phénomène de composition spatiale à mesure de son développement.

Comment entendez-vous mettre à profit votre séjour postdoctoral à Sciences Po dans le cadre de votre recherche ? 

Pia Bailleul : Pour ces trois années de post-doc au sein du CERI et dans le cadre du Fonds Bruno Latour, j’entends développer la dimension géopolitique de mon travail. Je mène une recherche portant sur le développement des projets de métaux critiques au Groenland dans le but de saisir les impacts du Green Deal européen, et plus particulièrement de la stratégie d’approvisionnement dit « résilient » en ressources, sur l’extraction en territoire arctique et sur les représentations qui en sont faites. Comment l’exploitation de ladite « résilience verte européenne » est-elle menée sur l’un des territoires les plus affectés par le réchauffement climatique et quels sont ses effets sociaux, environnementaux et politiques au niveau local ? Comment la collaboration entre le Groenland et l’Europe sur les métaux critiques bouleverse-t-elle les relations politiques pan-arctiques ? Dans le cadre des activités scientifiques (Atelier interdisciplinaire de recherche sur l'environnement, séminaires), il s’agira plus largement d’interroger ce que cette « frontière verte et polaire » nous apprend de la « résilience » énergétique européenne.




Quel est votre rapport à votre terrain ? Avez-vous des missions prévues dans les prochains mois ? 

Pia Bailleul : Au cours des prochains mois, je vais me concentrer sur la partie européenne et industrielle de cette recherche. Je prévois des déplacements au sein des institutions européennes pour interviewer des acteurs de la stratégie d’approvisionnement en métaux. Je mènerai une mission ethnographique au Groenland en 2025, pour rencontrer des acteurs politiques et mener des observations et des entretiens sur les sites ciblés par des projets miniers.

Propos recueillis par Miriam Périer.

Photo: Qaqortoq, octobre 2022, Les inussut (cairns), les projets miniers et la calotte glacière au Groenland. Copyright : Pia Bailleul.

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