Ethnographier le Quai d'Orsay

27/01/2017

Entretien avec Christian Lequesne à l’occasion de la sortie de son livre Etthnographie du Quai d'Orsay. Les pratiques des diplomates français, CNRS Editions.

Qu'est-ce qu'une ethnographie lorsqu’on est politiste ?


Pour un politiste, ethnographier signifie investir les lieux où se meuvent les acteurs, les observer et en interpréter le sens social. C’est donc donner de la place au terrain au détriment de son seul bureau et ne pas devenir ce que mon collègue norvégien Neumann appelle un armchair academic. Dans cette optique, les sciences sociales sont considérées interprétatives et le chercheur sait qu’il doit gérer sa subjectivité. Il ne croit pas que l’on puisse atteindre en sciences sociales le graal de la science exacte en croisant simplement de « bonnes » données ou en utilisant de « bonnes » méthodes de recoupement ou de calcul. Bien des adeptes des approches quantitatives en science politique, tout comme en économie, mériteraient de ce point de vue de faire preuve d’un peu plus de modestie. Quand les mathématiciens fondamentaux vous livrent leur réflexion ontologique sur la signification des nombres et sur ce que veut dire calculer, la scientificité de ces travaux de sciences sociales est immédiatement relativisée.

Comment expliqueriez-vous ce retour de Bruxelles à Paris, cet intérêt pour les diplomates français après avoir travaillé durant plusieurs années sur les acteurs européens ?

Ce n’est pas du tout incompatible. En travaillant sur l’Union européenne, je me suis toujours attaché à faire une sociologie des acteurs administratifs nationaux. J’ai toujours pensé que l’on ne pouvait pas comprendre ce qui se passait à Bruxelles sans prendre en compte sérieusement les interactions en réseaux entre les acteurs étatiques et non étatiques. Je rencontre donc depuis longtemps les diplomates nationaux qui participent aux réseaux de décision dans mes travaux sur l’Europe. Depuis 2014, j’ai cependant décidé de m’intéresser aux pratiques des diplomaties d’Etat comme un objet en soi. Dans une vie de chercheur, il faut changer d’objet, sinon vous courrez le risque de raconter toujours les mêmes choses en réchauffant. Les diplomates d’Etat m’intéressent précisément parce qu’ils ont perdu le monopole de la fabrication de la politique étrangère. J’ajoute qu’on les a un peu oublié, parce qu’avec la fin de la guerre froide, la théorie des relations internationales s’est beaucoup intéressée aux acteurs non étatiques, ce qui se comprend. Mais les diplomates d’Etat n’ont pas disparu pour autant. Alors, que font-ils ?
 
Quelles choses vous ont surpris sur le terrain ?

Il y a plusieurs constats intéressants. Le premier est que le métier de diplomate continue beaucoup à faire comme si l’Etat restait le seul acteur légitime des relations internationales, alors que ce n’est plus le cas. Deuxièmement, le diplomate continue à construire sa légitimité autour de la gestion des crises, de la négociation des sujets difficiles, bref de la figure du « héros », alors que sa tâche consiste essentiellement en un travail administratif. A l’administration centrale comme dans une ambassade, un diplomate écrit d’abord des notes et gère des procédures. Le poids de l’administratif en ambassades se situe bien au-delà de ce que j’imaginais avant l’enquête. Troisièmement, le rapport du diplomate au politique est plus complexe qu’une simple subordination. Enfin, il y a ce sujet fascinant de la subjectivité (c’est à dire ce qu’il y a de propre aux personnes) qui reste fondamentale dans la pratique diplomatique. Cela relativise immédiatement toutes les approches strictement institutionnalistes de la diplomatie.

Que sont les « pratiques » auxquelles vous vous intéressez ? Pourquoi avoir choisi cette approche ? Que nous dit-elle du politique ?

Je me suis beaucoup intéressé à la représentation. J’ai choisi ce sujet, justement parce qu’il jouit d’une image un peu « ringarde » dans le sens commun. Beaucoup de gens pensent que la pratique des diplomates consistant à diner ou à être un « animal social » s’apparente à des mondanités qui ne servent plus à rien. J’avais tendance moi aussi à le penser, mais j’ai du nuancer mon hypothèse après l’enquête. Le relationnisme et l’intersubjectivité continuent à produire des effets dans la fabrication de la diplomatie. Derrière ces activités perçues comme mondaines que sont le protocole, l’étiquette, les cocktails, il y a un sens pratique qui reste fondamental. Si on mobilise la méthode ethnographique, on le comprend mieux et cela devient vite passionnant.
 
Vous vous présentez souvent comme un « libéral » au sens théorique. Or le « tournant pratique » duquel vous vous réclamez est issu d'une sociologie issue entre autres des travaux de Pierre Bourdieu que d'aucuns qualifieraient de « critique ». Pensez-vous vous être « bourdieuisé » ?

Je revendique mon libéralisme. Et parce que je suis un libéral, je n’aime pas être attaché à un auteur ou à une chapelle. Je lis tout le monde et je retiens ce qui m’intéresse. Bourdieu est évidemment un sociologue qu’il faut avoir lu. Je ne partage absolument pas sa vision selon laquelle la politique mène toujours à identifier de la domination. Il s’agit d’une approche normative totalement désenchantée qui ne se vérifie pas empiriquement. Il existe des actes politiques qui restent totalement dépourvus de domination, parce qu’ils font appel à l’engagement ou encore à la générosité. Mais ce qui m’intéresse chez Bourdieu, c’est sa sociologie de la pratique qui met à jour le poids des savoir faire tacites, du non conscient, des habitudes cachées dans l’action de l’agent. Bref, ce sont ces choses que l’agent fait sans réfléchir, parce qu’elles ont pour lui un sens social. Lorsqu’on étudie la pratique diplomatique à l’aide de la méthode ethnographique, on rencontre de tels comportements. Beaucoup plus que Bourdieu lui même, ce sont les écrits des spécialistes des pratiques internationales comme Vincent Pouliot ou Rebecca Adler Nissen que je trouve passionnants. Je termine en disant que ce n’est pas parce qu’on mobilise Bourdieu qu’on appartient à un école qui serait forcément critique. Tout bon chercheur est par essence critique, sinon il doit choisir un autre métier !

Pouvez-vous nous dire quel sera votre prochain chantier ?

Dans un premier temps, je souhaite continuer à travailler sur les administrations diplomatiques dans les nouvelles relations internationales. Il s’agirait de produire un livre comparatif en anglais qui fait un peu défaut à la littérature. Cela nécessite une enquête lourde, car il ne s’agit pas de se limiter aux Etats européens, et comme toujours, il faut d’abord passer du temps à travailler un projet permettant de trouver des financements. Après cela, j’aimerais m’intéresser aux pratiques des Français de l’étranger. J’ai souvent rencontré cette catégorie d’acteurs dans ma vie à l’étranger et sur mes terrains, et son rapport à la France m’intrigue. Il manque une bonne sociologie des 2,5 millions de Français qui vivent hors de France. J’aimerais par exemple comprendre pourquoi ceux très qualifiés, établis à Londres ou à New York, ne cessent de dire que la France est un pays has been dans lequel il est impossible de s’épanouir mais font du lobbying auprès de l’Etat français dès lors qu’il manque un lycée français pour leurs enfants. Je soupçonne en fait les Français de l’étranger d’entretenir un rapport intime à leur Etat, y compris lorsqu’ils défendent le néolibéralisme. Creuser cela doit être très amusant.

Propos recueillis par Corinne Deloy.

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