Enquêter sur les « papiers d’identité et la biométrie pour (re)penser les problématiques de la citoyenneté en Afrique

08/09/2021

Les 9 et 10 septembre 2021 se tient le colloque final du programme ANR Piaf sur « La vie sociale et politique des papiers d’identité en Afrique ». Porté par deux laboratoires, le CERI et l’Institut des mondes africains (IMAf), et coordonné par Séverine Awenengo-Dalberto (CNRS-IMAf) et Richard Banégas (CERI-Sciences Po), ce projet a réuni pendant cinq ans une quinzaine de chercheuses et de chercheurs qui ont mené des enquêtes dans plus d’une douzaine de pays du continent africain. Loin de se cantonner aux bureaux climatisés des administrations ou des entreprises de la biométrie, ces enquêtes de terrain ont aussi été menées « par le bas » pour sortir du paradigme statocentré habituel et saisir l’épaisseur sociale des identités légales. Une attention particulière a été prêtée à la culture matérielle des « papiers », fussent-ils désormais digitalisés. Un livre collectif, deux numéros de revue (Genèses et Politique africaine), d’autres articles, un carnet de recherche ainsi qu’une websérie ont été publiés. Ils comblent un vide historiographique sur ce sujet de l’identification des personnes qui a connu un essor international formidable mais dont l’Afrique était jusqu’alors restée à la marge.
Cette recherche partait d’un paradoxe : la quasi-absence de travaux sur l’identification légale et les documents personnels d’identité en Afrique contrastait fortement avec le rôle qu’ils paraissent jouer dans de nombreuses crises du continent. Une grande partie des tensions que traversent en effet les sociétés africaines contemporaines sont des crises de la citoyenneté qui portent sur la question des droits et de leur reconnaissance. Elles soulèvent des questions centrales sur les fondements de la nationalité et les critères qui définissent le « bon citoyen » et discriminent, en contrepoint, les « citoyens de seconde zone ». Nombre de conflits naissent autour de ces enjeux de fond qui se matérialisent dans les « papiers » (cartes d’identité, cartes d’électeurs, cartes de séjour, certificats de nationalité, extraits de naissance, titres fonciers, etc.) et s’exacerbent dans les pratiques d’identification, notamment électorales.

En revisitant certaines situations de crise (en Côte d’Ivoire, au Rwanda, en Mauritanie, au Kenya, au Nord-Cameroun) à l’aune des documents d’identité, le projet Piaf visait en premier lieu à interroger la corrélation qui semble s’observer entre l’identification des personnes et la violence politique.
Cette recherche ne se limitait pas toutefois aux situations de conflit : elle entendait au contraire étudier l’usage des papiers en conjoncture routinière pour analyser les rapports ordinaires, trop peu étudiés, des citoyens à l’État et aux administrations. Les « papiers » constituaient dans ce projet une « entrée empirique » pour repenser les problématiques de la citoyenneté dans toute leur épaisseur sociale. Et cela dans un contexte de biométrisation accélérée des sociétés africaines sous la pression des politiques anti-migratoire et antiterroriste mais aussi du nouveau capitalisme financier.

Le boom des nouvelles technologies de l’identification nous a poussé à réfléchir de façon comparatiste à la mutation des formes de gouvernement liée à cet impératif biométrique globalisé. Voit-on émerger un nouvel « Etat biométrique » (Breckenridge) qui serait d’une nature radicalement différente de l’Etat documentaire « de papier » ? Nos recherches collectives, très empiriques au départ, ont vite ouvert des débats théoriques majeurs. Elles ont permis de nuancer la thèse d’un changement de nature de la gouvernementalité : nos enquêtes démontrent qu’iI n’y a pas substitution d’un système par un autre et que les techniques d’identification documentaire, testimoniale et orale coexistent avec celle de l’enregistrement biométrique, dans de complexes relations de chevauchement, de conflit et de concurrence parfois et, souvent, de complémentarité.
Nos travaux ont aussi permis de revisiter quelques questions classiques sur l’État en Afrique et les enjeux de citoyenneté. Ils introduisent notamment une inflexion notable dans l’étude comparée des processus d’étatisation et des rapports entre savoir et pouvoir. L’identification légale, en effet, est généralement analysée comme un vecteur de formation de l’État par l’extension progressive d’un savoir bureaucratique centralisé sur les identités individuelles. Les historiens de notre équipe ont montré que ce n’était pas tout à fait le cas en Afrique : nombre d’États ont fait l’économie de cette forme de savoir individualisé sur la vie des gouvernés sans pour autant qu’on puisse les considérer comme des États faibles ou en faillite. La « volonté de savoir » des gouvernements subsahariens d’hier comme d’aujourd’hui a pu s’accommoder de l’invisibilisation massive de leurs sujets ; elle s’étend plutôt en peau de léopard qu’en panopticon.

Nos observations battent également en brèche le nouveau culte de la modernité biométrique promu par les Etats, les agences de développement et les multinationales. Elles montrent que la digitalisation des identités tient rarement ses promesses d’inclusion socio-politique, bien au contraire. Loin d’apaiser les tensions autour de la citoyenneté, les nouvelles technologies de l’identification semblent au contraire les aggraver dans de nombreux pays où l’introduction de la biométrie accentue les tensions et les effets d’exclusion. Nos enquêtes montrent que cette dernière ne tient pas non plus celles de la « modernisation de l’État » et de son efficacité : les réformes digitales visant la « bonne gouvernance » n’empêchent pas la reproduction des logiques informelles de courtage et les pratiques corruptives dont l’ampleur semble avoir suivi la pente exponentielle des gigantesques marchés de la biométrie.

Nos enquêtes soulignent au fond que l’identification biométrique demeure profondément encastrée dans le social et le politique, la personne sociale ne s’effaçant pas derrière l’identité légale numérisée contrairement à ce que supputait Agamben dans La vie nue. En étudiant les « arts de faire » des papiers, y compris des faux, nous avons mis en évidence la grande familiarité des citoyens ordinaires avec les pratiques bureaucratiques et biométriques et constaté que les documents d’identité constituaient une modalité centrale de la revendication des droits et de l’affirmation de soi. Ces « écritures bureaucratiques de soi » se manifestent notamment dans la profusion des pratiques d'auto-encartement et d'auto-recensement : cartes d’associations villageoises ou de ressortissants d’une localité ; cartes professionnelles, partisanes ou syndicales ; cartes de membres d’un grin de thé, d’une communauté religieuse ou d’un groupe d’auto-défense… Ces documents empruntent souvent à l’État – et à la biométrie ! – son esthétique, sa matérialité, ses signes d’authentification, révélant la force de l’imaginaire étatique et le profond ancrage de la culture de l’écrit dans les sociétés africaines contemporaines. Nos recherches permettent ainsi de remettre en question les idées communes d’une Afrique hors de la raison graphique et de la cité bureaucratique.

Séverine Awenengo-Dalberto et Richard Banégas

Retour en haut de page