L'intervention militaire tchadienne au Mali : enjeux et limites d'une volonté de puissance régionale

Gilbert Maoundonodji*

07/2013

Le 16 janvier 2013, c’est par un message du président de la République du Tchad à l’Assemblée nationale sur la crise malienne, que l’opinion nationale et internationale apprenait officiellement l’envoi des militaires tchadiens au Mali. Une décision souhaitée, voire encouragée par la France qui, quelques jours auparavant, avait eu l’audace de lancer l’opération SERVAL pour stopper la progression vers le sud malien des groupes terroristes et djihadistes.

Cette décision d’envoyer des troupes en opérations extérieures, à plus de deux mille kilomètres de son territoire national, est également saluée par une large majorité des opinions publiques africaines qui commençait à être sérieusement agacées par les tergiversations de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et les atermoiements onusiens. Pourtant, on est en droit de se demander quels sont les objectifs déclarés et les buts poursuivis par le Tchad à travers cette intervention ? Dans la poursuite de quels intérêts vitaux ce pays, classé parmi les plus pauvres au monde malgré la manne pétrolière, mobilise-t-il plus de deux milliers de ses militaires d’élite, deux cent quarante véhicules de transport de troupes et de ravitaillement pour soutenir une opération aux contours mal définis et très risquée, puisqu’il ne s’agit pas d’une guerre conventionnelle mais asymétrique ?

Dans les lignes qui suivent, outre la mise en exergue des raisons officielles et objectifs déclarés de cette intervention, nous tenterons de décrypter les motivations réelles, susceptibles de révéler, d’une part, les véritables enjeux de l’intervention des troupes militaires tchadiennes au Mali ; et d’autre part, de montrer en quoi elle apporte un éclairage tout particulier sur les faiblesses d’un Etat, certes, « post-conflit » mais tout aussi fragile. Des faiblesses qui, elles, sont sources potentielles de déstabilisation et constituent les limites objectives de la volonté du Tchad d’être une puissance militaire régionale.

Les raisons officielles et les objectifs déclarés de l’intervention militaire

Dans le message présidentiel à l’adresse de la représentation nationale tchadienne, le cadre du déploiement des Forces Tchadiennes en Intervention au Mali (FATIM) est tout tracé. Parmi les raisons avancées, l’on a tout d’abord invoqué l’appartenance du Tchad et du Mali à la région sahélienne ainsi qu’à des organismes communs de coopération comme le Comité Inter-Etats de Lutte contre la Sécheresse dans le Sahel (CILSS), la Communauté des Etats Sahélo-Sahariens (CEN-SAD), l’Autorité du Bassin du Niger (ABN) et ensuite, la mise en exergue d’un « intérêt de réputation » du Tchad : " les forces de défense et de sécurité sont aguerries dans les combats du désert. L’armée tchadienne est, non seulement aguerrie et professionnelle, mais elle est aussi et surtout beaucoup respectée pour ses hauts faits d’armes. Le théâtre actuel des opérations, le Sahel, n’a aucun secret pour elle », peut-on lire dans la presse présidentielle.

De plus, dès le déclenchement de cette crise, il y a plus de neuf mois, des sollicitations plus ou moins ouvertes ont été adressées au Tchad pour une intervention en faveur des autorités légales du Mali. « L’attention accordée ainsi à notre pays » (dixit Idriss Déby), poursuit le message présidentiel aux députés, « est, certes, l’expression d’un signe de considération pour les efforts déployés en faveur de la paix et de la stabilité en Afrique, mais en même temps elle nous commande de faire preuve de beaucoup de responsabilités en tant que nation située au cœur du continent. En outre, depuis le 11 Janvier 2013, des regards sont constamment tournés vers nous pour scruter le moindre signe de réaction de notre part par rapport au déclenchement, par la France, de l’Opération SERVAL, au Mali. Par conséquent, le Tchad ne pourrait continuer à garder le silence. Il ne peut se soustraire à son obligation de solidarité vis-à-vis du peuple malien. C’est la raison pour laquelle j’ai donné l’accord du Tchad à la demande des autorités françaises pour que la mission Epervier puisse être mobilisée au profit de l’opération SERVAL à partir de notre territoire ». 

Par ailleurs,  « Nous avons pris la décision de déployer sur le sol malien un contingent de l’Armée Nationale Tchadienne pour soutenir les efforts de la communauté internationale en vue de la restauration de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la République du Mali. Nous avons ainsi agi conformément à la résolution 2085 du 20 Décembre 2012 du Conseil de sécurité des Nations Unies autorisant le déploiement de la Mission Internationale de Soutien au Mali (MISMA), aux appels de l’Union Africaine et à la demande expresse en date du 14 Janvier 2013 du président de la République du Mali».

Telles sont les raisons officielles de l’intervention militaire tchadienne au Mali. Celle-ci vise-t-elle réellement à satisfaire des objectifs d’intérêt national ? Quelle est la validité de ces justifications ?

Un objectif géopolitique : lutter contre les groupes djihadistes pour éviter la contagion islamiste du Tchad

Pour un pays comme le Tchad, un « Etat-tampon idéologique », traversé par des clivages de toutes sortes (ethnique, régional, confessionnel, etc.) et où la donne religieuse a été un facteur de communalisation ayant permis de mobiliser des coreligionnaires pendant la guerre civile de 1979-1982, la présence des FATIM au Mali poursuit un objectif géopolitique : lutter contre les groupes terroristes (AQMI, MUJAO, ANSAR EDDINE) et prévenir la contagion islamiste du Tchad. Car, dans la perception et l’analyse des dirigeants tchadiens, si rien n’est fait, cette crise malienne aura de graves répercussions sur les régions du Sahel et du Sahara et constituerait plus largement une menace pour la paix et la sécurité régionales et internationales.

Certes, pour beaucoup d’observateurs et d’analystes, les menaces des groupes terroristes sur le Tchad ne seraient pas réelles et les risques de contagion minimes (Magrin, 2013). Aussi, cette intervention ne viserait-elle que la recherche et la reconnaissance d’un statut de puissance régionale en devenir. Ce qui n’est pas tout à fait faux, si l’on se réfère à certaines déclarations des autorités tchadiennes : « La paix et la stabilité retrouvées, le Tchad doit assumer son statut dans la sous-région et en Afrique. Le Tchad est un grand pays au cœur du continent et il doit jouer pleinement son rôle ».

Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, il y a des faits et des évidences qui confortent l’option du Tchad d’envoyer un contingent au Mali. En effet, dans un passé pas si lointain, l’un des chefs islamistes et djihadistes algérien, Abdelrazak El Para, du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), a été capturé dans le désert tchadien aux confins des montagnes du Tibesti. Or, les crises libyenne et malienne ont eu pour corollaire la dissémination des armes et l’absence de contrôle sur les frontières nationales. La porosité de celles-ci s’est encore accrue. De plus, il y a la proximité du Tchad avec le septentrion nigérian, où sévit Boko Haram dont le combat est religieux et les principales cibles sont les chrétiens. Dans ces conditions, une attaque kamizake d’un illuminé djihadiste au Tchad raviverait les tensions interconfessionnelles.

Un enjeu géostratégique : la quête d’un statut de puissance militaire régionale

A la lumière de l’enjeu géopolitique, le bien fondé de l’intervention militaire d’un contingent de l’armée nationale tchadienne au Mali n’est pas ici en cause. Ce qui pose problème, c’est le désir du Tchad d’être reconnu par la communauté internationale comme une puissance militaire régionale. C’est une aspiration légitime pour tout acteur étatique qui ambitionne de jouer un rôle sur la scène régionale et internationale. Mais le Tchad a-t-il les moyens de ses ambitions dans un contexte où la situation sociale de sa population requiert une meilleure allocation des ressources pétrolières pour lutter contre la pauvreté ?

Comme on a pu le constater, l’absence d’évaluation préalable des charges et dépenses liées à cet engagement ainsi que des conséquences prévisibles en termes de pertes en vies humaines sont les raisons qui ont poussé un député tchadien, qui plus est de la majorité présidentielle, a demandé que le Chef du Gouvernement rende compte de la situation à l’Assemblée nationale. C’est ainsi que le 15 avril, le Gouvernement s’est rendu à l’Assemblée nationale pour répondre aux questions des élus et faire le point sur la situation des FATIM.

Dans sa communication aux députés, en réponse à cette interpellation, le Premier ministre a non seulement fait état du coût humain de cette intervention militaire qui se chiffrait alors à trente-six morts et soixante-quatorze blessés. Il a également mis l’accent sur le coût financier de cette opération pour le Tchad. En effet, en trois mois de présence des FATIM sur le terrain, les dépenses se chiffrent à 56 737 120 195 Francs CFA avant de préciser que les prévisions de dépenses pour une période de 12 mois sont de 90 321 953 893 FCFA. Qui paie la facture, s’est indigné un député ?

Selon le Premier ministre tchadien, en dehors de quelques appuis logistiques de certains pays dont la France, la République du Congo, le Soudan, la Chine, les Etats-Unis, l’essentiel des moyens utilisés provient des ressources nationales du budget de l’Etat. Si l’intervention militaire tchadienne au Mali s’inscrit, certes, dans le cadre de la MISMA, cette opération internationale, autorisée par le Conseil de sécurité des Nations Unies, n’est pas une opération de maintien de la paix classique budgétisée. Par conséquent, les dépenses du Tchad ne sont pas assurées sur le budget onusien. Ces dépenses passeront-elles alors par pertes et profits ? Le Tchad espère se faire rembourser sur le Fonds fiduciaire dans le cadre de la future mission internationale sous mandat onusien, pour laquelle d’ailleurs il a échoué dans sa tentative d’obtenir le commandement des opérations.

Une intervention risquée et vectrice potentielle de déstabilisation

Face à cette situation, l’opinion nationale a commencé à s’inquiéter. C’est ainsi que, par une résolution prise le 15 avril 2013, à la suite de l’interpellation du Premier ministre par une question écrite d’un député du parti au pouvoir, l’Assemblée nationale a demandé au gouvernement de la République du Tchad de préparer, dans un délai raisonnable, le retrait des FATIM. En outre, elle lui a demandé de définir les modalités de réparation civile pour les familles des soldats décédés ainsi que pour les blessés. Enfin, elle a recommandé au gouvernement de faire apprécier à sa juste valeur, par les Nations Unies et l’Union africaine, les effets humains, matériels et financiers de l’engagement du Tchad au Mali.

Aujourd’hui, dans une région sahélo-saharienne en crise, le Tchad est perçu comme un ilot de sécurité et présenté comme l’épicentre de la stabilité régionale. Pourtant, si la fin de la guerre par procuration que se sont livrée le Tchad et le Soudan entre 2005 et 2010 a apporté un semblant de paix, les problèmes internes au Tchad n'ont jamais été réglés (Debos, 2013). La mauvaise gestion des ressources du pays, la corruption systémique qui gangrène tous les pans de l’économie, l'impunité dont bénéficient les proches du régime, les pratiques illégales et violentes de certains militaires ainsi que la détérioration du pouvoir d’achat de la majorité de la population, qui aujourd’hui vit avec moins d’un dollar par jour, constituent autant de sources d’insécurité et de facteurs potentiels de déstabilisation.

*Gilbert Maoundonodji, juriste et politologue, auteur de Les enjeux géoplitiques et géostratégiques de l’exploitation du pétrole au Tchad, (Presses universitaires de Louvain 2009)

Retour en haut de page