Les associations de bienfaisance et l’État-providence en Syrie. De l’étatisme baasiste à la sous-traitance des responsabilités sociales

Laura Ruiz de Elvira (IRD/CEPED)

12/2021
Aleppo Syria, 13 Mar 2017. Photo by Mohammad Bash for Shutterstock_Dossier_CERI

Le sixième chapitre du dixième plan quinquennal syrien (2006-2010) commence comme suit :

        « Historiquement, les activités civiles et bénévoles ont joué un rôle important dans la construction de la      solidarité sociale lors des différentes étapes de développement de la société syrienne. Toutefois, au cours de la dernière période, la mise en place d’un État-providence dans le cadre d’une planification centralisée qui donne au gouvernement la tâche de tout superviser a beaucoup réduit la place des organisations non gouvernementales, les restreignant au travail caritatif. »

Ce plan, qui a été rédigé en 2005 grâce au soutien du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) et du GTZ (Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit), présente la « vision » de l’État syrien de Bachar el-Assad au cours des années 2000 qui, du point de vue du rôle assigné à la société civile, représente une rupture claire avec un passé pas si lointain. Pendant l’ère de Hafez al-Assad (1970-2000) en effet, l’action du secteur associatif était réduite à un domaine caritatif très étréci, localisé et contrôlé. Cela découlait directement des tentatives d’établissement d’un État-providence et, plus généralement, de la priorité donnée à des politiques publiques étatistes et répressives. A l’inverse, la Syrie de Bachar el-Assad a cherché à promouvoir « un nouveau contrat social » qui, dans le discours officiel du moins, encourage avant 2011 une forme de « partenariat ». Dans ce nouveau contexte, la « participation » des acteurs sociaux au processus de développement du pays et dans le domaine de la protection sociale a été, pour la première fois, sollicitée. En effet, alors que dans les années 1970, le régime syrien avait fait de la prise en charge des responsabilités sociales par l'État un outil de développement et un moyen de légitimation, la transition économique vers « l'économie sociale de marché » promue par Bachar el-Assad dans les années 2000 a accordé un rôle nouveau et accru pour les associations caritatives.

Dans cet article court et schématique, nous analyserons les transformations de la prise en charge du social en Syrie par le prisme des organisations caritatives. Partant d’une perspective historique et chronologique, nous aborderons la question du dialogue entre ces organisations et l’aide sociale au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Nous montrerons ensuite comment, dans un contexte de services publics détériorés et débordés, symptômes d’un affaiblissement général de l’État social, le régime de Bachar el-Assad a favorisé le secteur caritatif, qui a ré-émergé après plusieurs décennies de paralysie. Nous conclurons en faisant porter l’attention sur la problématique de la « privatisation de l’État », phénomène qui a résulté de ce nouveau cadre, dans lequel les ONG se sont progressivement et partiellement substituées aux institutions publiques.
Nous verrons que la Syrie est passée d’un modèle étatiste dans la gestion du social prévalant durant la période Hafez el-Assad à un modèle de « décharge de l’État », pour reprendre l’expression de Béatrice Hibou1, au cours des années 2000. Ce faisant, Bachar el-Assad a mis un terme au contrat social hérité du régime de son père qui, à l’instar du modèle dominant dans la plupart des États arabes, était fondé sur la distribution d’aides sociales et sur des politiques développementalistes en échange desquelles il était attendu que la population renonce à toute forme de participation politique. Par « contrat social », nous entendons non seulement « un marchandage institutionnel entre acteurs collectifs » mais aussi « un ensemble de normes ou d’attentes partagées à propos de l’organisation appropriée d’une économie politique en général »2. Cet article s’appuie sur un travail de terrain que nous avons mené en Syrie entre 2007 et 2010 et sur notre travail de thèse, ainsi que sur l’ouvrage qui s’en est suivi, paru chez Karthala3.

Action caritative et aide sociale en Syrie au cours du XXe siècle

L’action caritative constitue une tradition ancienne fortement ancrée dans les sociétés arabes, autant chez les musulmans que chez les chrétiens. Créées à la fin du XIXe siècle à la période ottomane, les associations de bienfaisance se sont développées en Syrie durant le Mandat français (1920-1946) pour se multiplier fortement après l’indépendance, au cours des années 1950, période au cours de laquelle elles ont aussi diversifié leurs activités et accru leur champ d’action. Le contexte était marqué par un grand enthousiasme pour la construction d’un pays indépendant. Le libéralisme politique prévalait, le régime laissant une large marge de manœuvre aux initiatives locales et privées, voire les encourageant. Cette croissance sans précédent peut être interprétée comme découlant à la fois de l’absence d’un État fort et de l’instabilité politique qui en a résulté.
Toutefois, quand le parti Baas a pris le pouvoir et déclaré l’état d’urgence en 1963, le nouveau régime a lancé un processus de « mise au pas » de la société civile, mettant fin à l’expansion du secteur caritatif. Cette évolution a accompagné les politiques étatistes, qui ont créé de nombreuses institutions publiques, ont réduit les écarts de revenus et ont mis en avant l’égalitarisme comme valeur cardinale. Le principe même de l’assistance sociale privée a été remis en question, conçu comme un anachronisme (Pierret 2011). Si leur champ d’action a considérablement rétréci, les associations n’ont pas pour autant complètement disparu à cette période. Dans le secteur de la santé par exemple, où elles sont particulièrement actives, leur action a été réduite au minimum, le régime faisant alors du contrôle public de la santé un outil de développement ainsi qu’un moyen de légitimation auprès de la population : la santé était conçue comme un « bien que l’État dispense à la société » et comme un « mécanisme de redistribution des richesses ».4 Ces dynamiques ont été encore renforcées dans les années 1980 quand les protestations des islamistes ont fait trembler le régime de Hafez el-Assad et ont été réprimées à Hama en 1982. Certaines organisations liées à des personnalités religieuses ont été fermées tandis que d’autres ont été nationalisées. Ainsi, le réseau al-Nahda al-Islāmiyya (Renaissance islamique) a vu ses sections locales transformées en agences publiques d’assistance sociale (Makātib al-Ri‘āyya al-Ijtimā‘iyya (Social Assistance Offices) en 1983 (Pierret et Selvik 2009).

Pour résumer, avant 1963 la Syrie possédait une société civile en plein essor, au sein de laquelle les associations de bienfaisance jouaient un rôle important. Ces dernières étaient dirigées par des familles de notables ou des responsables religieux et elles étaient relativement autonomes. Dans cette période postindépendance, l’incapacité des élites au pouvoir à construire un contrat social inclusif et l’absence d’un « État fort » ont favorisé les initiatives de proximité privées. L’accroissement du secteur associatif s’est interrompu et la tendance s’est même inversée, lorsque le parti Baas a pris le pouvoir et qu’il a mis en place de nouvelles institutions étatiques. Le contrat social a évolué vers un modèle plus populiste au sein duquel les institutions étatiques et les syndicats corporatistes avaient en charge la mise en œuvre des politiques socialistes développementalistes stato-centrées.

La progression des associations de bienfaisance dans la Syrie de Bachar el-Assad

Avec l’arrivée de Bachar el-Assad au pouvoir en 2000, la Syrie est entrée dans une ère « post-populiste » (Picard 2005 ; Hinnebusch 2012) caractérisée par un réajustement de l’État et des mesures de libéralisation économique dans le cadre d’une nouvelle « économie sociale de marché ». En effet, en dépit d’une augmentation réelle de leurs budgets, les institutions publiques ne parvenaient plus à répondre aux besoins de la population, une difficulté qui était exacerbée, entre autres facteurs, par la croissance démographique et par l’augmentation corrélée de la demande de services sociaux.

Dans un tel contexte, les associations caritatives ont été encouragées par le régime tant qu’elles ne poursuivaient pas un programme politique. Le réseau al-Nahda al-Islāmiyya, en particulier, dont les sections locales étaient devenues des « agences d’assistance sociales » publiques à la période précédente, a retrouvé son statut privé en 2003, rebaptisé al-Jam‘iyya al-Khayriyya li-l-Ri‘āyya al-Ijtimā‘iyya (Association caritative pour la protection sociale) (Pierret et Selvik 2009). Le nombre d’associations caritatives a ainsi considérablement augmenté, celles-ci représentant en 2008 plus de 60% de tout le secteur associatif, bien plus que dans d’autres pays de la région. De la même manière, le volume de leurs services s’est amplifié pendant cette période. Ainsi, le Sunduq al-Afieh (Fonds de la santé), un projet caritatif de l’Union des associations caritatives de Damas, a connu une évolution spectaculaire : le nombre de ses bénéficiaires est passé de 536 en 1997 à 4 455 en 2006. Grâce à cette initiative, 29 823 personnes malades ont bénéficié de la prise en charge de leurs frais médicaux (avec notamment 60 000 chirurgies réalisées) pour un coût total de 953 millions de livres syriennes (l’équivalent de 17 millions de dollars US). De la même manière, le nombre de bénéficiaires du Sunduq al-Mouwwada wa-l-Rahma (Fonds pour l’amour et la miséricorde), une fondation qui dépend également de l’Union des associations caritatives de Damas, s’établissait à 44 en 1999 pour plus de 550 en 2007.

Ces structures d’aide sont ainsi devenues des acteurs centraux de la société civile syrienne et du champ des prestations sociales. Le cas du secteur de la santé est particulièrement éloquent de ce point de vue. En effet, si des associations agissaient depuis longtemps dans ce secteur (elles sont apparues avant les années 1990), à la fin du XXe siècle et au cours de la décennie 2000, elles semblent être de nouveau « sollicitées par le pouvoir politique, qui avait jusqu’alors tenté de neutraliser leur action et de limiter leur autonomie ».5 Comme l’ont écrit Fouad Mohamed Fouad et Wassim Maziak, « bien que le secteur de la santé publique se présente comme le garant de la santé des pauvres, le privé contribue fortement au système et représente 49% de toutes les dépenses de santé » (Fouad et Maziak 2007: p. 291). Souvent, les Syriens préfèrent les hôpitaux privés aux structures publiques de soins, qu’ils perçoivent comme délabrées, même si ces dernières sont moins coûteuses. Pour pouvoir payer ces soins privés, amis et familles ont pu s’organiser en associations d’entraide. Les populations les plus pauvres ont quant à elles été forcées de se tourner vers les cliniques et les dispensaires gérés par les associations de bienfaisance offrant des soins à des prix symboliques : en 2010, une consultation dans le secteur public coûtait 500 livres syriennes et 50 livres dans une organisation du secteur caritatif.

Les associations caritatives et l’externalisation des responsabilités sociales

Après quatre décennies de socialisme étatiste, la croissance rapide des associations en Syrie constitue la preuve la plus visible du « renouveau » de l’éthos caritatif et de la reconfiguration de l’État social. Dans le cadre des nouvelles politiques de gestion de la pauvreté, des « accords d’association » ont été établis, qui permettent de transférer la maintenance, la gestion et souvent le financement de certaines institutions publiques (comme les centres de soin) aux associations. Ainsi, l’organisation Qaws Quzah fondée en 2002 a signé un accord avec le ministre des Affaires sociales et de l’Emploi pour la gestion de l’unique orphelinat de Damas. De la même manière, la Jam‘iyyat al-Bustan al-Khayriyya (Association caritative du jardin), une structure fondée en 1999 par Rami Makhlouf (le cousin de Bachar el-Assad) dans la ville de Latakieh, a signé plusieurs accords avec le ministère de la Santé. Cette nouvelle logique de transfert des responsabilités sociales, qui a pris la forme juridique de « partenariats », a été justifiée par les autorités par la volonté d’offrir un meilleur service et de partager le coût des dépenses sociales. L’activité des associations caritatives est ainsi apparue comme un moyen efficace de « décharger » l’État, au moins partiellement, du poids financier de certains services sociaux.
Les associations caritatives ne sont plus vues comme des contre-pouvoirs dangereux pour la préservation du régime, comme cela a pu être le cas à l’époque de Hafez-el-Assad, mais comme des structures complémentaires aux administrations publiques que l’État doit superviser et discipliner, voire réprimer si nécessaire. De plus, les frontières entre le public et le privé ont été brouillées. Au lieu de se retirer complètement, l’État a « déchargé » des services coûteux à des acteurs privés tout en gardant le contrôle sur ces domaines par le biais d’arrangements informels, parfois clientélistes. De fait, les « accords d’association » sont souvent conclus pour une durée de temps limitée et avec des structures dirigées par des proches du régime.

Les processus que nous venons de décrire reflètent le passage d’un contrat social qui avait favorisé les fonctionnaires et les paysans à un contrat social plus resserré, qui se concentre de plus en plus sur les catégories urbaines, les classes moyennes exerçant des professions qualifiées et les milieux d’affaires. En effet, plus le rôle des associations de bienfaisance s’est accru, plus il est devenu clair que le régime avait abandonné le précédent contrat social. Si les associations sont parvenues à atténuer les effets de la pauvreté croissante, en 2010 le retrait de l’État de certains domaines sociaux était flagrant. Même si ce dernier est resté le principal agent de la redistribution et le principal pourvoyeur de services sociaux, les acteurs privés jouent un rôle grandissant non seulement dans la croissance économique mais aussi dans la protection sociale auprès d’une population de plus en plus pauvre. Cela a par ailleurs impliqué le passage d’un système de droits universels fournis par l’État au citoyen à une aide spécifiquement destinée aux personnes « dans le besoin » et fournie par des institutions privées. Cette transformation a généré un mécontentement de l’ancienne base sociale du régime, comme en témoigne la distribution spatiale des protestations au cours des premiers soulèvements de 2011, organisés dans les petites bourgades et les banlieues des grandes villes.

Image de couverture : Alep, Syrie 13 mars 2017. Copyright : Shutterstock (Mohammad Bash).

Bibliographie

- Boukhaima Soukaina, « Recompositions du système de santé », Maghreb Machrek, n° 158, 1997, pp. 38-46.

- Fouad, Mohamed Fouad et Wassim, Maziak, « Les problèmes de santé publique en Syrie : le cas d’Alep », in Baudouin Dupret et al. (dir.), La Syrie au présent. Reflets d’une société, Arles, Actes Sud, 2007.

- Heydemann, Steven. 2007. « Social pacts and the persistence of authoritarianism in the Middle East », in Oliver Schlumberger (éd.), Debating Arab Authoritarianism: Dynamics and Durability in Non-Democratic Regimes, Stanford, Stanford University Press, 2007, pp. 31-38.

- Hibou, Béatrice. 1999. « Introduction au thème : La “décharge”, nouvel interventionnisme », Politique africaine, n° 73, 1999, pp. 6-15.

- Hinnebusch, Raymond, « Syria: From “authoritarian upgrading” to revolution? », International Affairs, Vol. 88, n° 1, 2012, pp. 95-113.

- Picard, Elizabeth. 2005. « Syrie : la coalition autoritaire fait de la résistance », Politique étrangère, n° 4, 2005, pp. 757-768.

- Pierret, Thomas, Selvik, Kjetil, « Limits of “authoritarian upgrading” in Syria: Private welfare, Islamic charities, and the rise of the Zayd movement », IJMES, Vol. 41, n° 4, 2009, p. 602.

- Pierret, Thomas, Baas et islam en Syrie, Paris, PUF, 2011.

- Ruiz de Elvira, Laura. 2019. Vers la fin du contrat social en Syrie. Associations de bienfaisance et redéploiement de l’État (2000-2011). Paris, Karthala.

  • 1. Hibou, Béatrice. 1999. « Introduction au thème : La “décharge”, nouvel interventionnisme », Politique africaine, n° 73, 1999, pp. 6-15.
  • 2. Heydemann, Steven. 2007. « Social pacts and the persistence of authoritarianism in the Middle East », in Oliver Schlumberger (éd.), Debating Arab Authoritarianism: Dynamics and Durability in Non-Democratic Regimes, Stanford, Stanford University Press, 2007, pp. 31-38.
  • 3. Laura Ruiz de Elvira, Vers la fin du contrat social en Syrie. Associations de bienfaisance et redéploiement de l’État (2000-2011), Paris, Karthala, 2019.
  • 4. Boukhaima Soukaina, « Recompositions du système de santé », Maghreb Machrek, n° 158, 1997, pp. 38-46.
  • 5. S. Boukhaima, « Recompositions du système de santé », art. cit.
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