Le rôle des acteurs religieux dans la traite d’êtres humains entre le Nigéria et l’Europe

Auteur(s): 

Corentin Cohen, docteur associé au CERI Sciences Po – Paris
Precious Diagboya, doctorante au département de philosophie, université d’Ibadan – Nigeria

Date de publication: 
Avril 2018

Carte Nigeria

Les réseaux nigérians de traite d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle ont récemment été au cœur des chroniques judiciaires en Europe1 2. Ces réseaux s’organisent autour de la figure de la madam, la proxénète, mais reposent en réalité sur une diversité d’acteurs notamment issue du sud du Nigéria, d’où sont originaires la majorité des parties prenantes à la traite : prostituées, familles, sponsors, réseaux criminels. Autant au Nigéria3 qu’en Europe4, peu d’attention a été portée aux acteurs religieux qui sont impliqués dans les réseaux de traite. Ces acteurs sont maladroitement désignés sous les termes « voodoo » (un culte animiste), de juju (« grigri »). En réalité, ce terme désigne les fétiches utilisés lors des serments, ou fait référence aux serments religieux [oaths] qui, eux, désignent le rituel utilisé pour maintenir une emprise sur les victimes qui doivent rembourser une dette. Afin de proposer une appréhension plus fine du rôle du facteur religieux dans ce type de trafic d’êtres humains, cet article s'appuie sur des recherches de terrain en cours à Benin City, capitale de l’Etat d’Edo, et à Paris, et portant sur le rôle joué par les chefs religieux des temples consacrés aux divinités Edo, ainsi que celui des pasteurs évangéliques5. Pour ce faire, après avoir brièvement présenté les croyances indigènes Edo, cet article met en lumière le pouvoir de contrainte dont peuvent jouir ces acteurs religieux, ainsi que leur fonction dans l’économie de ce trafic globalisé.

Les acteurs religieux comme institutions de justice de la société Edo

Apparues bien avant la colonisation, les croyances Edo viennent de la religion Yoruba. Elles perdurent dans les régions de l'ancien royaume de Bénin, recouvrant aujourd’hui les Etats nigérians du Delta, d’Edo, d’Ondo et du Rivers [voir carte en début de dossier]. D’après ces croyances indigènes, différents esprits cohabitent au sein d’un panthéon dominé par Osanobua, le dieu créateur du monde. Osanobua a donné différents pouvoirs et attributs aux divinités ainsi qu’à leurs subalternes, les ancêtres, esprits des aînés décédés. Les humains ne peuvent interagir directement avec Osanobua, c’est pourquoi les chefs religieux ont pour fonction d’agir comme intermédiaires entre eux et le monde des esprits. Les rites et les scarifications qu’ils pratiquent doivent permettre de protéger et guider les humains, tout en témoignant aux dieux de la bonne volonté de ceux-ci.

Parallèlement à leur fonction rituelle, les chefs religieux exercent un rôle de premier plan dans la fabrique des opinions et croyances de la plupart des habitants de l’Etat d’Edo. Trois facteurs expliquent leur importance. Tout d’abord, la population, qu’elle soit de confession chrétienne ou musulmane, pratique des adaptations syncrétiques avec les croyances indigènes. De plus, face à la faillite de la justice formelle, les chefs religieux, qui dirigent les sanctuaires consacrés aux différentes divinités forment un système de justice indigène considéré comme plus efficace que le système légal organisé par l’Etat6. Ce mode traditionnel de règlement des conflits a parfois été reconnu et utilisé par l’Empire colonial britannique afin de réguler la société. Depuis le début des années 1990, la résurgence du système de justice indigène construit autour des divinités Edo a été documentée7. L’invocation de divinités comme Ogun, Sango, Ayelala fait redouter l’administration rapide et efficace des peines via leurs représentants : la simple menace de faire appel à cette justice suffirait à régler des litiges8. Elle est donc un système particulièrement attractif par rapport à la justice officielle de la police et des tribunaux, qui peuvent prendre des années à ouvrir un dossier et sont largement perçues comme corrompues9.

Enfin, et découlant des deux facteurs précédents, la fonction des sanctuaires explique l’importance des chefs religieux qui les dirigent. On l’a évoqué, ces espaces sont régis par des acteurs qualifiés, de facto, pour prononcer un jugement quant à la résolution de litiges ou de disputes. Plus largement, les chefs religieux agissent comme des confidents et des conseillers auprès des fidèles, que ce soit pour des questions professionnelles, maritales, ou même sanitaires. A l’instar des églises, ces temples, qui se résument parfois à un simple autel dans une maison sont donc des lieux de socialisation où se développent des relations interpersonnelles et des réseaux de solidarités sur lesquels les fidèles peuvent s’appuyer.

Réseaux d’acteurs globalisés et stratégies d’exploitation économique des victimes

Le serment [oath], sur lesquels les réseaux de traite s’appuient est un des rites fréquemment réalisés dans les temples. Il est prêté par une personne devant un représentant de la divinité. Il relève de la vie quotidienne de la population puisqu’il peut être utilisé par exemple en cas de vol, de fausses accusations, d’adultère, de mariage etc.10. Dans le cas de la traite il lie généralement la victime qui doit rembourser une somme déterminée à l’avance à son sponsor ou à sa madam. Le serment est aussi une forme de contrat commercial qui garantit que deux parties respectent leurs obligations. Il est un rituel qui effraie car il fait risquer la survenue de la mort ou d’un désastre à celui ou celle qui ne respecte pas son engagement. Les madams mobilisent ces rituels afin de sceller les engagements que prennent les prostituées vis-à-vis d’elles, et de se doter d’un instrument de pression pour pouvoir collecter leurs dettes.

Avant la traite et pendant leurs séjours à l’étranger, les serments deviennent des méthodes pour contrôler les victimes : ces dernières craignent de rompre leur serment et si elles ne remboursent pas leurs dettes, leurs familles sont rappelées à l’ordre, harcelés physiquement, psychologiquement et spirituellement. Les temples profitent particulièrement du trafic d’êtres humains et font pression sur les victimes pour qu’elles remboursent leurs madams. Des enquêtes de terrain conduites à Benin City en 2017 donnent à penser que ces établissements religieux reçoivent environ 10% de tous les montants payés aux trafiquants. En plus de cette somme, les madams, basées en Europe, ainsi que les prostituées, doivent également débourser une somme d’argent pour chaque comparution devant le temple en cas de différend, de sollicitation ou de rappel à l’ordre pour le paiement de la dette. L’ensemble de ces versements pourrait représenter jusqu’à un tiers des revenus générés par la traite et explique le zèle des temples à recouvrir les dettes. Pour ce faire ils ont recours à des pratiques d’intimidation, au harcèlement et aux violences physiques sur les familles des victimes vivant au Nigéria, et pour lesquelles ils ont parfois recours à des groupes criminels [cults].

Alors que les chefs religieux de la société Edo peuvent agir comme garants des dettes contractées par les victimes au profit des madams qui les exploitent, d’autres acteurs religieux prennent également part à l’économie de la traite humaine. Ainsi, les pasteurs évangéliques sont présents à différents stades de la traite, et font partie de la myriade de groupes qui tirent profit des activités qu’elle génère. Par exemple, en septembre 2017, un pasteur qui organisait un réseau d’exploitation sexuelle entre le Portugal, l’Italie et la France a été arrêté dans l’Hexagone11 ; et quelques mois auparavant c’est un pasteur qui tenait un réseau entre Benin City et la Russie qui a été arrêté au Nigéria12. Mais à la différence de ces deux cas, les acteurs religieux parties prenantes à la traite ne sont pas nécessairement à la tête des réseaux. Ils peuvent intervenir indirectement, par exemple en capitalisant sur leur légitimité spirituelle et leur centralité dans certaines communautés de la diaspora. C’est le cas d’un pasteur nigérian qui prêche dans la banlieue parisienne, et est connu par les prostituées nigérianes, car il fournit de faux récits de vie utilisés pour les demandes d’asiles, qu’il monnaierait entre 200 et 300 euros13. Dans d’autres cas, des prostituées rapportent que les pasteurs leurs promettent de les libérer du pouvoir du serment par leurs prières, contre le versement d’une somme d’argent14.

Autant en Europe qu’au Nigéria, l’ensemble des acteurs religieux met un en avant un récit du succès qui justifie et encourage l’exploitation des Nigérianes à travers les réseaux de traite. La prostitution en Europe est présentée comme une chance unique de changer son destin. Si la jeune femme ne saisit pas cette opportunité de prospérité, alors elle agit à l’encontre de son intérêt et de celui de ses proches. Pasteurs évangéliques et prêtres des temples traditionnels peuvent ainsi monnayer prières, intercessions ou potions, vendus comme pouvant faciliter la libération d’une prostituée, garantir sa sécurité ou encore accroître ses bénéfices15. C’est à l’aune de la convergence de ce système moral avec cette économie qu’il faut comprendre la traite d’êtres humains venus du Nigéria, et qu’il est nécessaire de l’étudier empiriquement.

  • 1. Issu d’une version à quatre mains écrite en anglais, ce texte a été traduit par Corentin Cohen.
  • 2. [URL:http://www.leparisien.fr/paris-75/paris-l-enfer-de-la-prostitution-d-un-reseau-nigerian-devant-la-justice-13-05-2018-7713606.php]
  • 3. M. Ikeora, “The Role of African Traditional Religion and ‘Juju’ In Human Trafficking: Implications for Anti-Trafficking”, Journal of International Women’s Studies, 2016, vol. 17, n°1. Voir aussi Adepoju Aderanti, “Review of Research and Data on Human Trafficking in sub-Saharan Africa”, International Migration, 2005, vol. 43, n° 1/2.
  • 4. R. Van Dijk, “‘Voodoo’ on the doorstep: young Nigerian prostitutes and magic policing in the Netherlands”, Africa, 2011, vol. 71, n°4, p. 558-586.
  • 5. Observations et entretiens menés à Benin City et Paris par Precious Diagboya et Corentin Cohen depuis 2016.
  • 6. F. Larr , “Africa’s Diabolical Entrapment: Exploring the Negative Impact of Christianity, Superstition and Witchcraft on Psychological, Structural and Scientific growth in Black Africa”, Bloomington, AuthorHouse, 2013.
  • 7. I. Idumwonyi, S. Ikhidero, “Resurgence of the Traditional Justice System in Post Colonial Benin (Nigeria) Society”, African Journal of Legal Studies, 2013, vol. 6, p. 123-135.
  • 8. ibid
  • 9. [URL:http://www.noi-polls.com/root/index.php?pid=363&parentid=14&ptid=1].
  • 10. O. Aluko-Daniels, Locating the place of consent in the movement of Nigerian women for prostitution in Italy, thèse de doctorat en Philosophie, Coventry University, 2014.
  • 11. [URL: https://www.ledauphine.com/france-monde/2017/09/29/prostitution-un-reseau-controle-par-un-pasteur-demantele-a-lyon]
  • 12. [URL: https://leadership.ng/2017/06/29/police-arrest-pastor-woman-edo-collecting-45000-traffic-victim/]
  • 13. Entretiens menés à Paris, juin 2016.
  • 14. Entretien mené à Paris, mai 2018.
  • 15. Voir G. Osakwe et O. Bisi-Olateru, A Primer of Trafficking in Women, The Nigerian Case, 1999.
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