Sociétés comparées en temps de guerre : le choc des cultures politiques

05/07/2021

Entretien avec Claire Andrieu

Pourquoi les populations britannique, française et allemande n’ont-elles pas adopté les mêmes comportements face à des soldats étrangers - alliés ou ennemis - qui ont fait irruption dans leur vie quotidienne. Pourquoi existe-t-il une uniformité des comportements à l’échelle nationale et des différences, voire des oppositions, d’une nation à l’autre ? Sans tomber dans un essentialisme et sans faire la promotion de stéréotypes nationaux, Claire Andrieu s’est attachée à faire l’histoire comparée des actions spontanées des civils en réaction à ces hommes, « tombés du ciel », entre 1939 et 1945 dans son dernier livre Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945
  (Taillandier, 2021). Elle répond à nos questions.

L'ouvrage de Claire Andrieu a été traduit en anglais et publié en 2023 par Cambridge University Press sous le titre When Men Fell from the Sky. Civilians and Downed Airmen in Second World War Europe.

Vous avez fait de l’histoire par le bas, une histoire locale et même microsociale, qui s’inscrit néanmoins dans l’histoire des Etats, tout en comparant les déterminismes qui influent sur les comportements individuels (régime politique, mémoire, traditions). Quel est le principal apport d’une telle approche ?

Claire Andrieu : L’intérêt de cette approche est de mettre en lumière la part construite des comportements microsociaux en prenant pour déterminants principaux le régime politique en vigueur, la mémoire collective (en l’occurrence la mémoire des guerres) et les traditions culturelles. Face à l’arrivée inopinée d’un aviateur ennemi, chacun de ces paramètres pèse d’un poids variable selon les pays et les situations. 

Le régime politique joue un rôle majeur dans les pays souverains (France en mai-juin 1940, Royaume-Uni, Allemagne). Les démocraties organisent l’arrestation des ennemis par des milices locales formées selon un modèle national (Gardes territoriales, Home Guard). Tout en respectant les conventions internationales relatives à la protection des prisonniers de guerre, ces régimes s’appuient sur la tradition du peuple en armes telle que l’ont établie la Révolution française en 1792, et, au Royaume-Uni, la levée en masse des volontaires prêts à combattre l’invasion napoléonienne. L’Allemagne nazie obéit à d’autres principes. Elle se repose sur la seule Wehrmacht dans un premier temps, puis, à partir de 1943, sur la « population civile ». La population est alors incitée par ses dirigeants à se faire justice en lynchant les aviateurs alliés. La propagande qualifie aussi les pilotes de « juifs » et de « nègres », afin d’aiguillonner le racisme et l’antisémitisme du Volk. Pour ces trois pays souverains, le régime politique est donc le facteur-clé. 

En revanche, pour la France occupée, ni le régime d’occupation ni le régime de Vichy n’ont eu d’influence sur les comportements. C’est la mémoire collective qui a fait agir la population, avec des risques importants. Le souvenir des deux guerres et des deux occupations allemandes de 1870-1873 et 1914-1918 a généré une solidarité active avec les Alliés, avec hébergement et aide à l’évasion des pilotes dont l’avion a été abattu.

On peut également parler des traditions culturelles : dans le cas britannique, le gouvernement a joué sur l’humour, qui était déjà un stéréotype national, pour mettre à distance l’événement et inciter les populations au calme. Prendre les bombardements et les chutes d’aviateurs allemands avec humour, c’était défendre la culture britannique, part de l’identité nationale, et assurer le respect du droit international humanitaire. 

L’ouvrage est une histoire comparée des civils en temps de guerre par laquelle vous vous attachez aux actions plus qu’aux paroles ou aux écrits des populations, à l’agir plus qu’au dire, comme vous l’écrivez. Comment a procédé l’historienne ?

Claire Andrieu : Mon expérience d’historienne de la vie politique française au XXe siècle m’a montré la fragilité des opinions déclarées. Les événements recadrent les individus et les groupes de façon parfois aussi rapide qu’imprévisible. La rupture de 1940 en France  en est le meilleur exemple. Par ailleurs, pour ce sujet, l’absence de liberté sur le territoire de l’Europe allemande rend toute enquête d’opinion particulièrement aléatoire. Enquêter sur les comportements, lorsqu’on peut les repérer de manière certaine, m’a paru une méthode plus fiable. 

C’est aussi une question de sources. Il se trouve que nous disposons de sources systématiques et produites sur le moment même ou peu après, qui décrivent les comportements des civils. Les tribunaux allemands ont jugé les citoyens français ayant interpellé sans ménagement les aviateurs de la Luftwaffe en mai-juin 1940 ; les Britanniques et les Américains ont « débriefé » leurs pilotes qui avaient réussi à rejoindre Londres grâce aux helpers français ; les tribunaux alliés ont jugé les civils allemands ayant lynché les aviateurs de la RAF et des USAAF. Il n’y a que le cas britannique pour lequel les sources font défaut : les éléments de la Luftwaffe qui tombent au sol n’ont pas d’histoire. En recourant à la presse et en lisant entre les lignes, on peut cependant reconstituer le comportement des civils du Royaume-Uni.  

Vous évoquez le contraste entre la pauvreté de l’histoire de l’offensive aérienne allemande sur la France et l’Angleterre et la richesse de celle des bombardements alliés sur l’Allemagne et les pays occupés. Comment cela s’explique-t-il ? Et comment cela a-t-il affecté votre travail ?

Claire Andrieu : Il existe une forte dissymétrie de l’information entre la connaissance que nous avons des bombardements alliés, scrutés tant par l’historiographie anglo-saxonne qu’allemande, et le savoir beaucoup plus réduit dont nous disposons sur les bombardements allemands. Ce contraste s’explique de plusieurs façons. La raison la plus simple est matérielle : les archives alliées sont bien conservées tandis que les documents allemands ont été en partie détruits et pour une partie d’entre eux emportés par les Soviétiques à Moscou.

L’autre raison est d’ordre plus politique. La critique par les Alliés de leurs propres bombardements, au nom de principes humanitaires, a commencé dès leur mise en œuvre et elle se poursuit jusqu’à maintenant. Du côté allemand, les bombardements alliés ont fait dès l’origine l’objet d’une propagande anti-alliée intense, dont on retrouve les traces jusque dans certains travaux actuels. Quant aux bombardements de la Luftwaffe, ils n’ont pas connu la critique interne sur le moment et jusqu’à présent, ils n’ont pas fait l’objet de débats académiques comparables. Ils sont restés sous-étudiés. Le cas le plus frappant est celui de la France : la conduite allemande de la guerre aérienne de 1939-1940 n’est toujours pas connue dans le détail. 

Cela a compliqué mon travail car j’aurais souhaité disposer d’une carte détaillée des bombardements allemands, de la liste des sorties de bombardiers et des raids aériens sur la France et l’Angleterre avec la cible et le tonnage largué, le nombre d’aviateurs allemands faits prisonniers et à quel endroit, renseignements dont on dispose pour le camp allié. 

Pouvez-vous nous dire quelques mots du débat sur la « nazification de la société allemande » ?

Claire Andrieu : Il existe un débat parmi les historien.ne.s sur la question de savoir si la société allemande est devenue nazie ou si elle a seulement obéi à Hitler sous l’effet de la terreur. Le débat est ancien entre ce qu’on pourrait appeler l’école du consentement et celle de la contrainte, en reprenant une distinction créée par l’historiographie de la guerre de 1914. 

Mon étude sur les lynchages de pilotes par les citoyens ordinaires de l’Allemagne m’a amenée du côté de l’école du consentement. Quand les lynchages d’aviateurs alliés tombés commencent, en 1943, le nazisme est déjà tellement installé qu’il est jugé normal et même louable de tuer un prisonnier sans défense tombé dans le voisinage. Le racisme nazi ajoute un ressort à ces actions : les aviateurs sont considérés comme juifs (en tant qu’inspirateurs supposés de la politique alliée, les Juifs sont désignés comme responsables des bombardements sur l’Allemagne) et « nègres » (des « barbares » venus des Etats-Unis ou des colonies britanniques). Les lyncheurs et lyncheuses, adultes et enfants, agissent pour le bien de la (leur) civilisation, librement, dans la normalité et la légalité établies. Les gardes de la Luftwaffe laissent faire. L’adhésion aux valeurs nazies ne décroît pas avec l’approche de la défaite. En nombre croissant jusqu’à la capitulation, les lynchages en sont un indicateur. La « radicalisation cumulative » analysée au niveau des dirigeants s’observe aussi au sein de la population. Jusqu’en 1948 au moins, la moitié des Allemands considéraient que le nazisme était une bonne idée qui avait été mal mise en œuvre. Contrairement à l’école de la contrainte, je pense que l’on peut très bien pester contre les dirigeants parce que les conditions de vie sont devenues éprouvantes, voire dramatiques, et néanmoins rester ancré dans ses croyances nazies. 

Qu’avez-vous découvert au cours de cette recherche ? 

Claire Andrieu : L’étude par en bas, à l’échelle microsociale, de la réception par les civils des pilotes d’avions tombés à terre n’a pas de précédent, si bien que cette recherche aura été une découverte de chaque instant. Je parlerai donc plutôt des conclusions, qui interrogent des courants historiographiques actuels, et je ferai ensuite une observation sur la méthode.

La réaction des citoyens français à l’arrivée au sol de pilotes allemands, en mai-juin 1940, me conduit à questionner le récit classique de la débâcle française. D’autres études seraient nécessaires pour confirmer l’idée qui s’ensuit, que l’historiographie de la défaite de 1940, née sous le régime de Vichy, mériterait un autre regard. Il est également intéressant de voir qu’un mélange de culture politique et de culture tout court a assuré le comportement des Britanniques et des Français. Encadrés par une propagande fondée sur l’humour et la mise à distance des effets des bombardements, les Britanniques ont conservé leurs bonnes manières à l’égard des ennemis tombés du ciel tandis que les Français sont restés sourds aux propagandes vichyste et nazie et ont maintenu l’alliance avec les Britanniques et les Américains en dépit d’une répression meurtrière. C’est un exemple qui montre la Résistance comme un phénomène général et immédiat. Par ces deux cas de figure, le Royaume-Uni et la France occupée, ma recherche s’inscrit à contre-courant des révisions historiographiques intervenues dans les années 1970, qui ont privilégié les dysfonctionnements du Home Front et, en France, le rôle de Vichy. 

Mon étude m’a aussi conduite à interroger l’histoire militaire de la guerre aérienne. Celle-ci reconstruit les faits de manière claire et intelligible dans des ouvrages souvent remarquables mais le regard porté sur les sources n’est pas assez sensible à l’origine de celles-ci, qui peuvent provenir de régimes démocratiques mais également totalitaires. Dans le cas allemand, il en résulte que la politisation nazie de la Wehrmacht et son univers particulier ne sont pas pris en compte dans l’analyse. Il en va ainsi pour les relations de pouvoir très spéciales au sein du régime, pour l’importance des ordres non écrits donc difficilement traçables, pour l’implication des trois armes dans le massacre de prisonniers de guerre et de civils et dans le fonctionnement du système concentrationnaire et la mise en œuvre de la Shoah. Or ces pratiques transgressives ne constituent pas des à-côtés de la conduite des opérations militaires. Elles révèlent une organisation du pouvoir et un mode de pensée et d’action qui imprègnent la conduite de la guerre en son ensemble, y compris dans les pratiques de terrain, et qui devraient obliger les analystes à soumettre les archives et les témoignages ultérieurs à un véritable décodage. Depuis 1995, le mythe de la « Wehrmacht propre » qui n’aurait pas été contaminée par le nazisme a été sérieusement mis à mal pour ce qui concerne l’armée de terre, mais celui de la Luftwaffe est resté intact.

Ce travail vous a-t-il ouvert de nouvelles perspectives de recherche ?

Claire Andrieu : Cette recherche m’a fait réfléchir sur la notion d’engagement, sur laquelle je voudrais retravailler de manière plus large. Les Allemands qui lynchaient des hommes sans défense n’étaient pas des membres du parti nazi, sauf exception, et ils ne se considéraient probablement pas comme des nazis. Pourtant, ils agissaient en nazis, convaincus que le prisonnier ennemi ne méritait pas de vivre et cela d’autant plus qu’ils voyaient en lui un juif ou un « nègre ». De la même façon, les familles françaises qui, à grand risque sous l’Occupation, cachaient des pilotes et les aidaient à s’évader, étaient engagées au service d’une certaine idée de leur pays. Les uns et les autres avaient un engagement politique dans la mesure où leur action reposait sur un choix de société, et pourtant, ils auraient récusé le qualificatif de politique. J’aimerais lever cette aporie.

Propos recueillis par Miriam Périer

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